CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Un espace de paix retrouvé ?

1La récente signature des accords d’Abraham entre Israël, les Émirats arabes unis (EAU) et Bahreïn, ainsi que la main tendue par l’Arabie saoudite au Qatar, qui a réintégré le Conseil de coopération du Golfe après trois ans de mise au ban et d’embargo, laissent entrevoir au premier abord un alignement des planètes favorable à la pacification de la région. Ces récents rapprochements démontrent notamment avec force que la fracture religieuse n’a rien d’une fatalité. Chiites et sunnites, musulmans et juifs, tous peuvent s’entendre lorsque l’existence d’intérêts communs les y invite. Constatons à cet égard que la cause palestinienne ne semble plus faire partie des priorités du moment : realpolitik oblige.

2Mais si paix il y a, celle-ci est bien singulière. D’abord, elle ne dégage pas de gagnant évident, même si le Qatar a surpris par sa capacité de résilience. Ensuite, le rapprochement entre Doha et ses voisins ne résout en rien les différends qui les opposent. La question de l’islam politique, des Frères musulmans ou encore le soutien à des camps ennemis en Libye prouvent que les oppositions demeurent réelles et qu’elles sont fortes, même recouvertes du voile de la coopération. Dans cet environnement, la nouvelle loi sur la liberté d’expression votée par Doha, qui se réserve désormais le droit de poursuivre et d’emprisonner quiconque publierait ou diffuserait une information « dans l’intention de nuire aux intérêts de la nation », pourrait être un outil de discorde supplémentaire, ajoutant complexité et rancœur à une relation déjà tumultueuse.

Un foyer de tensions

3Le Golfe reste un espace fragmenté, offrant une superposition de crises locales et internationales ; un espace où prolifèrent missiles, drones et armes en tout genre ; un espace fragmenté dans lequel s’entrechoquent de nombreuses puissances et de nombreux acteurs non étatiques sans que personne ne se trouve en capacité d’assurer un leadership. Dans ce contexte instable où les conflits s’enlisent, en Syrie depuis dix ans, au Yémen depuis près de sept ans, la crise apparaît comme une constante régionale.

Une zone sous influence

4Longtemps, les États-Unis ont cru pouvoir jouer ce rôle de leader. Largement sollicités, ils ont offert une coopération militaire et économique de premier ordre à des gouvernements jouant des coudes pour apparaître comme leur meilleur allié et tisser des liens sans cesse plus étroits. Mais l’on sait depuis l’ère Obama et l’officialisation du pivot stratégique que les enjeux prioritaires de Washington se sont déplacés plus à l’est. Puisque la nature déteste le vide, la Russie s’est engouffrée dans la brèche pour s’investir massivement dans le conflit syrien depuis 2015. Le Moyen-Orient apparaît aujourd’hui comme l’un des derniers théâtres sur lequel Moscou peut se présenter comme une puissance mondiale, au sens classique du terme. La Chine, elle aussi, a bénéficié de ce retrait relatif des Américains pour s’implanter dans la région à travers sa Belt and Road Initiative (BRI).

5À côté, les puissances voisines ont joué des divisions et des paradoxes du Golfe pour y accroître leur influence. Doha, officiellement boudée pendant plus de trois ans, a constitué la porte d’entrée. Elle a ainsi été courtisée par la Turquie, désireuse de proposer une concurrence à Riyad en tant que leader du monde sunnite, et par l’Iran, épouvantail absolu, ennemi historique de la majorité des pays du Golfe et de l’Arabie saoudite au premier plan.

6La France aussi a noué des partenariats importants, notamment dans le domaine de la défense, avec l’Arabie saoudite, les EAU, mais également le Qatar.

Un territoire fertile en contradiction et en oppositions

7Le dicton « l’ennemi de mon ami est mon ami » se vérifie parfaitement dans le Golfe. Israël, virulent opposant au régime iranien, devient l’allié objectif de l’Arabie saoudite, une alliance qui pourrait devenir moins discrète le jour où Mohammed ben Salmane accédera au pouvoir. De même, lorsque les États-Unis sont sortis de l’accord sur le nucléaire iranien et que l’économie iranienne tout entière menaçait de s’effondrer, la Chine a proposé à Téhéran un partenariat économique aux allures de « bouée de sauvetage ». Au Moyen-Orient, comme avec tous ses partenaires, Pékin agit selon un principe de non-intervention dans les affaires internes. La rivalité entre Israël et Iran ? Entre sunnites et chiites ? Qu’importe. La Chine se rapproche simultanément de Téhéran et de Tel-Aviv, elle est le premier fournisseur et le premier client à la fois de l’Arabie saoudite et de l’Iran.

Une région à la recherche d’un nouveau souffle

8Dans le domaine de l’industrie de défense toutefois, les États-Unis restent de loin les premiers fournisseurs des pays de la région et notamment de l’Arabie saoudite. Alors que les exportations à destination du Moyen-Orient ont augmenté de 5,5 % entre 2015 et 2019, l’Arabie saoudite est devenue dans le même temps le premier importateur mondial d’armement, devant l’Inde. Sauf que Riyad ne connaît pas pour autant la paix. Les frappes menées contre elle par drones en janvier 2021 l’ont encore illustré, sans évoquer le conflit lancinant au Yémen où l’Arabie saoudite et ses alliés s’enlisent dans une énième guerre sans fin, laquelle aurait causé la mort de près de 250 000 personnes selon l’ONU.

9L’essoufflement de la rentabilité de l’exploitation des énergies fossiles, et en premier lieu du pétrole dont la demande est déjà au plus bas – en partie à cause de la crise de la Covid-19 – constitue un autre défi de taille pour ces pays qu’on avait pris l’habitude d’appeler les « pétromonarchies » tant la rente énergétique leur assurait à la fois prospérité et paix sociale (relative). Sans doute Riyad aura identifié ce ralentissement de la demande comme un signal pour hâter la mise en place de son « Plan vision 2030 » dont l’objectif est précisément de diversifier et de moderniser son économie.

La Covid-19 comme accélérateur du changement ?

10Mis à part l’Irak et l’Iran – notamment du fait de ses liens étroits avec la Chine – les pays du Golfe avaient été plutôt épargnés par la Covid-19 en 2020. Cela s’explique à la fois par les investissements consentis dans le domaine médical ces dernières années, et par l’expérience que ces pays ont acquise avec les épidémies de SRAS (2003) et de MERS-CoV (2012). Outre les nombreux aspects de la société qu’elle oblige à repenser ici comme ailleurs, et notamment le rapport aux énergies fossiles déjà évoqué, la Covid-19 présentera peut-être l’avantage inattendu de résorber l’intensité de certains conflits moyen-orientaux. On observe par exemple que l’année écoulée a été la moins meurtrière depuis le début de la guerre civile en Syrie (moins de 7 000 morts contre plus de 10 000 l’année précédente) et que l’intensité de l’affrontement a reculé au Yémen. L’impératif sanitaire pourrait être une occasion offerte à l’Arabie saoudite de se retirer du conflit yéménite sans perdre la face dans son bras de fer avec Téhéran.

Le scénario de tous les possibles

11Une fois cette photographie du Golfe effectuée, il nous reste à souligner que 2021 a déjà été et sera une année de renouvellement partielle des administrations impliquées dans la région. Cela permettra-t-il de « rebattre les cartes » ? Quel impact aura l’arrivée d’une nouvelle équipe à Washington ? Le président Joe Biden a déjà annoncé que les États-Unis ne soutiendraient plus Riyad et ses alliés au Yémen, ce qui se traduira notamment par la fin de l’exportation de certains matériels d’armement. Nouvel argument en faveur du retrait du Yémen ou occasion pour l’Arabie saoudite de s’affranchir de Washington et de diversifier ses partenaires ?

12Par effet domino, certains acteurs essaieront de se positionner en réaction à la position américaine. La France a ainsi exprimé son souhait d’intégrer l’Arabie saoudite dans la discussion sur le nucléaire iranien, proposition qui n’a aucune chance d’être acceptée par l’Iran, mais qui traduit la volonté de Paris de renforcer sa relation avec l’Arabie saoudite à un moment où ses liens avec les États-Unis pourraient devenir (un peu) plus lâches. De la même façon, la Chine pourrait accélérer sa coopération avec Riyad.

13En Iran, la prochaine élection présidentielle se tiendra au mois de juin et il y a de fortes chances qu’elle porte au pouvoir le camp conservateur et peut-être un candidat plus aligné sur les positions antiaméricaines du Guide suprême Ali Khamenei que ne l’était le président Hassan Rohani. Pendant ce temps, le Qatar se rêve en médiateur entre l’Iran et les pays sunnites du Golfe, le ministre des Affaires étrangères qatari imaginant même une intégration de l’Iran dans un Conseil de coopération du Golfe repensé.

14Dans un contexte où les jeux d’alliance se font et se défont selon une logique d’opportunités et de rapports de force, tous les possibles sont envisageables.

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Le Golfe, région en crise quasi permanente, pourrait entrevoir de nouvelles perspectives plus positives, à l’aune des mutations imposées par les évolutions géopolitiques dont la pandémie de la Covid-19. Certes, les tensions subsistent mais des changements pourraient être possibles.

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Loïc Tribot La Spière
Délégué général du Centre d’étude et de prospective stratégique (CEPS).
Tayeb Benabderrahmane
Président du Club Géopolitique.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.838.0103
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