CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les images les plus récentes des manifestations en Biélorussie contre le régime d’Alexandre Loukachenko, suivies des arrestations et des menaces venant du sommet de l’État, suscitent une question : est-ce que nous en avons vraiment fini avec le communisme sur le continent européen ? L’autoritarisme, l’aspiration au pouvoir infini, la corruption ancrée dans la gouvernance d’État et le recours aux répressions à l’encontre de l’opposition, illustrent la mutation du système soviétique vers des formes nouvelles du pouvoir en place. En dépit des apparences, ces héritiers politiques de l’époque soviétique se déclarent aussi fidèles à la Russie et font appel à l’unité historique et culturelle des peuples que l’URSS a tenté de réunir en son sein. Accrochés à un pouvoir sans partage, les anciens régimes arrivent à leur terme, mais la rupture s’opère difficilement. Enfin, le post-communisme s’est formé comme un système commun à ces pays issus de l’URSS.

2Cependant, les soulèvements contre les régimes autoritaires qui se multiplient aux confins de l’Union européenne démontrent aussi d’une part la naissance de la nouvelle génération étrangère à ce passé communiste et ses symboles ; d’autre part le renforcement de la classe moyenne longtemps éloignée de la chose publique, retranchée dans une lutte quotidienne pour la survie. Le rouge géorgien ou l’orange ukrainien symbolisent ces révolutions. Mais, au-delà des couleurs, les mobilisations nationales au sein des anciennes républiques soviétiques convergent vers une recherche commune : la liberté, les droits de l’homme, l’aspiration européenne à protéger l’indépendance nationale et individuelle, et enfin la modernisation de l’État.

3Le rejet de la dictature et la préférence européenne embrassent l’ensemble des mouvements de libéralisation à l’est de l’Europe. On revient aux slogans de la résistance au communisme : « Mourir pour son pays et pour l’Europe ».

Mourir pour l’Europe en 1956 et 1968

4Mourir pour l’Europe… Ce slogan volontariste peut sembler abstrait, irréaliste, voire utopique. Pourtant, dans l’histoire, ce fut concret. Et c’est en Europe centrale et orientale que ces paroles ont pris chair, car là, l’appartenance à l’Europe fut le gage de l’indépendance, de la prospérité et de la modernité.

5Dans « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale » [1], Milan Kundera revient sur les mouvements de1956 et 1968 en faveur de la liberté : « Nous mourons pour la Hongrie et pour l’Europe », tel était l’état d’esprit qui animait les élites centre-est européennes sous la domination soviétique.

6L’Europe centrale a semblé disparaître en 1945 avec les accords de Yalta qui l’ancraient du côté oriental et l’intégraient au bloc soviétique. Pendant plus de trente ans, elle a résisté et a défendu sa distinction, a subi purges et extermination de ses élites, s’est vue trahie, divisée à nouveau par des grandes puissances, désemparée, dominée par un pouvoir extérieur autoritaire. Au sein de ce « bloc des pays socialistes », organisé sous le protectorat soviétique hostile et répressif, une culture de résistance s’est rapidement formée et est devenue, au fil des décennies et à travers les pays, absolument capitale pour préserver des valeurs fondamentales et tenir face à la répression. Cette résistance réunissait l’élite intellectuelle et culturelle. Orientée vers l’avenir et la jeunesse, son action indéfectible demeurait pacifique malgré l’ombre de la mort qui planait toujours. Nombre de résistants ont été emprisonnés, torturés, envoyés dans les camps pour y être condamnés à mourir pour la plupart, fusillés aussi. Malheureusement, la phrase « Mourir pour notre pays et pour l’Europe » revient encore de nos jours comme on peut le constater.

Le printemps européen

7Lorsqu’en 1968 un printemps particulier a embrasé toute l’Europe, la frontière entre l’Est et l’Ouest a semblé s’écarter. À Prague, à Varsovie, ce fut un mouvement de libération, de nouvelle émancipation, pour un choix européen, qui a envahi les esprits. On l’appellera le Printemps de Prague. À l’ouest, à Paris, mai 1968 repoussait les frontières de la liberté, défaisait le système en place et exigeait un renouveau. Dans les deux parties de l’Europe, le mouvement a porté les slogans de la liberté nouvelle et la jeunesse y a joué un rôle crucial, et en même temps il se distinguait. Et Milan Kundera d’écrire : « Le Mai parisien mettait en cause ce que l’on appelle la culture européenne et ses valeurs traditionnelles. Le Printemps de Prague, c’était une défense passionnée de la tradition culturelle européenne dans le sens le plus large et le plus tolérant du terme (défense autant du christianisme que de l’art moderne, tous deux pareillement niés par le pouvoir). Nous avons tous lutté pour avoir droit à cette tradition menacée par le messianisme antioccidental du totalitarisme russe [2]. »

8Aujourd’hui, en particulier au sein de la jeunesse et de l’élite intellectuelle, l’Europe centrale est habitée par ce désir de protection des valeurs européennes, des principes fondamentaux qui constituent l’âme européenne. Ce discours peut surprendre, mais il marque un engagement ferme porté par plusieurs générations.

La musique et la révolution

9En relisant l’histoire du 1968 tchécoslovaque, il est intéressant de voir un lien qui s’établit et qui donne une couleur toute particulière aux révolutions centreest européennes. Il s’agit de l’introduction de la musique dans une résistance politique. En effet, l’underground musical et artistique se fait rapidement politique. Au fur et à mesure des années, la musique devient un élément caractéristique et symbolise la volonté pacifique de résistance.

10La musique peut-elle faire bouger un mur politique et idéologique aussi puissant que le rideau de fer séparant l’Europe en deux pendant plusieurs décennies ? Le mouvement de résistance tchèque se baptise « Révolution de velours », en s’inspirant du nom du groupe new-yorkais Velvet Underground, lié à Andy Warhol. En 1968, Vaclav Havel avait rapporté d’un voyage aux États-Unis un de ses albums – on ne sait pas s’il s’agit du premier, Velvet Underground, de Nico ou d’un autre. Recopié à de nombreuses reprises, il circule dans le milieu avant-gardiste et inspire la dissidence culturelle. Dans ses souvenirs, Lou Reed, chanteur du groupe, fait part de ses multiples échanges avec Vaclav Havel, soulignant l’importance du rock dans la résistance et, plus tard, dans la chute du régime. Un mois après le Printemps de Prague, dans cette même ville, de jeunes musiciens, eux aussi inspirés par Velvet Underground, se réunissent sous le nom de The Plastic People of Universe (PPU), avec pour directeur artistique Ivan Martin Jirous. Ils ne cherchent pas la confrontation avec le système, mais sont immédiatement perçus comme une menace par celui-ci. Suite à l’interdiction de l’un de leurs concerts en 1976, un groupe d’intellectuels, dont Vaclav Havel, signe, en 1977, la Charte 77, qui exige le respect des droits de l’homme en Europe centrale et l’application des libertés fondamentales. C’est l’un des déclencheurs de la résistance en Tchécoslovaquie.

11Dana Nemcova, psychologue et figure majeure de la dissidence tchèque, souligne l’importance du PPU, qui réunit autour de lui tout un groupe d’artistes, de musiciens, de poètes et d’intellectuels : « Le rapprochement avec la musique underground a permis un rassemblement de différentes générations et de différents métiers, car à l’époque on se réunissait en fonction de l’attitude et des valeurs, pas en fonction de l’âge. » Bien que le PPU ne cherche qu’à composer de la musique moderne et n’aspire à aucun rôle politique, les événements des années 1970 l’ancrent dans la résistance au régime. L’underground pragois s’organise autour de lui et il devient le symbole de la dissidence tchèque. Comme DG 307, l’un des groupes les plus progressistes, créé en 1973 par le poète et musicien Pavel Zajicek, et le compositeur Milan Hlavtsa, l’un des fondateurs du PPU. Après la chute du communisme, c’est de ce milieu que sera issue une partie de la nouvelle élite démocratique.

La Révolution chantée

12En Estonie, Lituanie et Lettonie, la période 1987-1991, qui verra la restauration de leur indépendance, est appelée Révolution chantée, un terme inventé par Heinz Valk lors du Tallinn Song Festival Grounds pour désigner « la nuit du chant en masse » (10-11 juin 1988). Plus tard, la députée européenne Sandra Kalniete décrit la Révolution chantée dans un ouvrage, qui est son journal personnel : Chantons la liberté : la révolution lettone et la chute de l’empire soviétique[3].

13Dès 1987, en effet, le festival de musique rassemble plus de 300 000 Estoniens à Tallinn pour chanter des chansons et des hymnes strictement interdits. C’est bien un mouvement de rébellion. Détournement de sens également en Tchécoslovaquie, où le mouvement de résistance de 1968 choisit pour nom celui d’un festival de musique créé en 1946 : « Printemps de Prague ». Et en Hongrie, dans un mouvement inverse, le ministère de la Culture reprend le nom des manifestations de 1989, « Cérémonie des adieux », pour baptiser un festival de musique.

14Bien avant la chute du mur de Berlin, les trois pays baltes ont fait le choix unanime du retour à leurs sources qui sont celles de la civilisation européenne. La révolution chantante lettone est devenue le symbole d’un choix engagé identitaire européen. Elle a exclu la violence, mais a farouchement exigé le respect du droit inaliénable d’un peuple à décider de son destin. La paix et la liberté mises en avant ont marqué l’attachement aux droits fondamentaux inscrits dans le code génétique européen. La défense de ces valeurs civilisationnelles se traduit par un engagement sans faille de ces trois pays, notamment dans les opérations militaires européennes.

Couleurs, chants, danses sur la place de Maïdan

15Vingt-cinq ans plus tard, en 2004, c’est sur la place de l’Indépendance, appelée Maïdan, à Kiev que l’opposition au régime politique en place et à la corruption massive s’organise et se transforme en Révolution orange ukrainienne. Guidée également par un désir de protestation ferme, mais pacifique, cette opposition réunit en son sein de nombreux intellectuels, artistes et musiciens. La couleur vive orange est accompagnée de chants et danses nationaux affirmant l’indépendance ukrainienne et la dignité de la nation, et appelant clairement à rompre les liens avec le passé communiste pour revenir dans la famille européenne. Deux célèbres groupes rock VV (Vopli Vidopliassova) et Okean Elzy, et la chanteuse primée d’EuroVision, Rouslana, accompagnent activement les manifestations. De cet engagement naît une série d’actions nationales et politiques. Le leader du groupe VV Oleg Skripka a créé un festival national de la culture ukrainienne qui est devenu un événement annuel réunissant la jeunesse de l’ensemble du pays autour de la tradition et des arts ukrainiens. La chanteuse Rouslana a intégré le parti politique de Viktor Iouchtchenko et a été élue députée au Parlement. Quant à Sviatoslav Vakartchouk, leader du groupe rock Okean Elzy, le plus populaire en Ukraine, après avoir été député au Parlement entre 2007 et 2008, a fondé un parti « Golos » qui se situe comme pro-européen et en opposition à tout pouvoir du compromis. Notons, à ce titre, que l’ensemble des artistes de cette jeune génération ukrainienne, active dans l’opposition au pouvoir post-communiste, affichent avec force et conviction leur attachement au choix européen du pays.

16Dix ans plus tard, sur la même place de Maïdan, l’histoire sanglante fait son retour. La dernière révolution ukrainienne fut vécue pleinement comme un choix de civilisation de la jeune génération (étudiants, élite intellectuelle et culturelle) opposée à la dictature de Viktor Ianoukovytch. Sous la surveillance des forces spéciales et des tireurs d’élite, les manifestants ont scandé des slogans pro-européens. Car, c’est bien l’opposition du Président à la progression de l’Ukraine vers l’intégration européenne qui a déclenché la protestation dans les rues.

17En février 2014, une centaine de jeunes gens sont massacrés sur la place de Maïdan, les comparant avec les 1 111 intellectuels et artistes fusillés par le KGB en quelques jours en 1937. À Maïdan, le slogan « Nous mourons pour l’Europe » devient une nouvelle fois un leitmotiv de l’opposition. S’il peut sembler utopiste ou idéaliste aujourd’hui en Europe occidentale, il a été librement vécu et défendu en 2014 sur la place Maïdan. La centaine de manifestants qui y sont morts sont devenus le symbole de l’indépendance et de l’appartenance profonde du pays à l’Europe. « Nous mourons pour l’Europe » est un leitmotiv politique, voire un marqueur de civilisation.

L’espace post-soviétique et la Biélorussie

18Les périodes de transition entre l’État corrompu et l’État de droit espéré demeurent longues et confuses : la corruption est difficile à éradiquer, l’instauration de l’État de droit se heurte à des freins importants, l’utilisation des fonds des banques multilatérales manque de transparence, la réforme du secteur public est à la peine. Ce n’est donc pas la génération née du temps de l’Union soviétique qui lance ces soulèvements, mais plutôt la nouvelle : la jeunesse étudiante ou les jeunes professionnels. Soutenus par l’élite intellectuelle et académique, les jeunes de l’Europe anciennement communiste manifestent leur volonté de changement. On l’a observé en Ukraine lors de la dernière « révolution de la dignité », on le voit aujourd’hui en Biélorussie où les jeunes sont mis en prison ou contraints de s’exiler dans les pays voisins, en Pologne ou dans les États baltes. La mobilisation de la jeune génération, aux yeux rivés sur leurs téléphones, s’appuie sur les réseaux sociaux, certes surveillés et parfois bloqués, mais cela ne suffit pas à enrayer leur mouvement. Une rupture au sein de la société biélorusse se creuse entre cette génération et leurs aînés, instruits et formés aux slogans communistes.

19En Géorgie et en Ukraine, l’aspiration européenne a été mise en avant. Les révolutions se sont déroulées clairement avec des slogans pro-européens et en rejet de la Russie, où le président Poutine incarne encore la domination de l’espace postsoviétique. Chacun de ces pays revendique son appartenance à l’Europe et le choix de ses valeurs. On y exige des nouvelles élites politiques un choix clair d’adhésion à l’Otan et à l’Union européenne.

20Toutefois, les manifestants biélorusses conservent une certaine prudence. Ces deux expériences avoisinantes, en Ukraine et dans le Caucase, mettent en garde l’opposition biélorusse qui n’affiche aucune adversité vis-à-vis de la Russie ni ne revendique l’adhésion aux institutions européennes ou euro-atlantiques. En Biélorussie, on craint plutôt une guerre civile ou une intervention militaire russe sous quelque forme que ce soit.

21Car l’enjeu pour la Russie est important. De plus en plus encerclée par des pays désireux d’acquérir leur indépendance et de couper avec le passé soviétique, la Russie, toujours attachée à garder sa zone d’influence héritée de l’empire ou de l’URSS, risque de voir diminuer son champ d’influence. En particulier, cette progression de l’Alliance atlantique à ses frontières occidentales l’inquiète depuis de longue date. Le dirigeant biélorusse Alexandre Loukachenko, en fidèle descendant du communisme et défenseur de l’unité slave, martèle à l’unisson avec Vladimir Poutine la dangereuse présence européenne à ses frontières. Aujourd’hui, il semble que c’est sur ce territoire biélorusse que se joue « l’effondrement ultime de l’empire soviétique », comme le souligne l’eurodéputée lituanienne Rasa Jukneviciene dans un message tweeter : « C’est irréversible, la Biélorussie va changer. La révolte biélorusse, c’est l’effondrement ultime de l’empire soviétique. »

En guise de conclusion

22Ne soyons pas surpris que les trois pays baltes soutiennent de façon indéfectible les oppositions ukrainienne et biélorusse. Nous l’avons constaté lors de la Révolution orange, puis en 2014 avec la Révolution de la dignité et encore dans les soulèvements actuels biélorusses. Ainsi Vilnius a accueilli la chef de file de l’opposition biélorusse, Svetlana Tikhanovskaïa. En août dernier, une chaîne humaine, appelée la « Route balte », a été organisée à la frontière entre la Lituanie et la Biélorussie. Elle a été aussi formée à Paris par la diaspora lituanienne et biélorusse.

23Ici, l’histoire, la géopolitique et l’actualité se rejoignent. Pendant plus de quatre siècles et demi, les territoires biélorusses et ukrainiens furent intégrés dans le grand-duché de Lituanie et ont participé à la prospérité culturelle de la région. Ce fut la période des premières universités et imprimeries fondées dans la région, d’une formation religieuse et culturelle ouverte vers l’unité et les liens avec le monde occidental, via notamment la noblesse locale. Ce passé commun, qui fait l’objet de nombreuses études historiques actuelles, s’infiltre incontestablement dans le discours politique pro-européen.

24Membres de l’UE, les trois pays baltes continuent à donner l’exemple de l’indépendance nationale, de la renaissance culturelle et de l’appartenance à l’Europe. Ce sont ces valeurs et aspirations qui conduisent ces manifestations à l’est de l’Europe. Il ne faut pas omettre aussi l’appui considérable de la Pologne tout au long de ce chemin vers la libération et le choix européen dans l’espace post-soviétique.

Notes

  • [1]
    Le Débat, 1983/5 n° 27, p. 3-23.
  • [2]
    Milan Kundera : La Plaisanterie, Prague, 1968.
  • [3]
    Voir Sandra Kalniete : Chantons la liberté : la révolution lettone et la chute de l’empire soviétique, trad. Ansis Reinhards, éd. Lasitava, 2019.
Français

L’espace post-soviétique n’a pas encore trouvé la stabilité politique, la Russie s’efforçant de conserver une sphère d’influence au détriment de populations aspirant à plus d’Europe et de démocratie. La Biélorussie illustre cette complexité déchirée entre l’autoritarisme soutenu par Moscou et un projet plus libéral.

  • Révolution de velours
  • URSS
  • Biélorussie
  • États baltes
Nathalie de Kaniv
Déléguée EuroDéfense-France. Secrétaire générale d’Europe-IHEDN.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/02/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.837.0103
Pour citer cet article
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