CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les liens entre les Polonais et les Français sont anciens : les souffrances du peuple polonais ont trouvé une réelle résonance dans la France du XIXe siècle – Chopin ou Mickiewicz le rappellent. Après un siècle et demi, à la fin de la Première Guerre mondiale, la Pologne renaît : son indépendance est proclamée par le conseil de Régence, puis le 11 novembre 1918 par Pilsudski qui reçoit le titre de chef de l’État provisoire. La construction de ce nouvel État s’annonce difficile : d’une part, lors de la conférence de Versailles les alliés et les Polonais ne sont pas d’accord, ceux-ci ont le sentiment que le traité leur est imposé, rien n’est dit des frontières du nouvel État ; d’autre part, la jeune Pologne est en conflit avec la Russie bolchevique pour les délimitations frontalières, ce qui entraîne une guerre à laquelle la France va apporter son soutien par l’intermédiaire d’une Mission militaire.

2La rencontre entre la Pologne et Charles de Gaulle se fait à deux moments particuliers, et dans lesquels ni la Pologne ni les Polonais ne jouent véritablement de rôle moteur. La première a lieu en 1919-1921 lorsque le capitaine de Gaulle participe à la Mission militaire française ; la seconde, en 1967, alors que le président de la République effectue un voyage officiel en Pologne, qui s’inscrit dans sa politique d’ouverture à l’Est. Pétri d’histoire, de Gaulle n’est pas indifférent au sort du peuple polonais et à son histoire considérablement perturbée depuis le XVIIIe siècle, et il est sensible au nationalisme de « ce peuple, naturellement fier et dont les séculaires souffrances ont rendu la fierté maladive (…) » [1], mais il a inscrit sa politique dans une vision plus générale, au service des intérêts de la France dès 1944 puis dans le contexte de guerre froide, avec des effets, en définitive, peu spectaculaires.

Le capitaine de Gaulle et la renaissance de la Pologne

3C’est en Pologne que le capitaine de Gaulle va trouver le tremplin qui lui permet de renouer avec ce qu’il estime être son devoir de soldat : le combat. Après ses trente-deux mois de captivité, comme d’autres prisonniers de guerre, de Gaulle suit une mise à niveau à Saint-Maixent. Toutefois, il veut participer à une campagne militaire, car l’humiliation de ne s’être pas assez battu pèse sur son moral et son sens de l’honneur, aussi se tourne-t-il vers le général Archinard qui commande la Mission militaire franco-polonaise (MMFP) pour se faire recruter. Ce n’est pas la Pologne et son histoire qui attirent le capitaine puisqu’il est aussi bien prêt à rejoindre l’armée d’Orient : c’est l’action. La Pologne est un instrument de sa stratégie personnelle.

4Le contexte est très particulier : la Pologne doit se construire dans son État avec des frontières sûres et des institutions solides, et notamment militaires. Dès août 1917 [2], un Comité national polonais est reconnu par les alliés comme le représentant des intérêts du pays ; la MMFP montre l’intérêt que la France porte à la résurrection de la Pologne, et notamment sur le plan militaire. Au début de février 1919, la Mission militaire française (MMF) est créée à Varsovie en remplacement de la MMFP, dirigée par le général Henrys sous les ordres duquel se trouvent 600 officiers français qui travaillent à l’organisation de la nouvelle armée auprès des états-majors polonais. Si le nationalisme du peuple est resté vif en dépit de la souveraineté imposée par les Russes, les Prussiens et les Autrichiens, les militaires polonais ont des cultures différentes : certains sont issus d’armées vaincues, d’autres viennent de l’armée clandestine de Pilsudski et sont stimulés par le sentiment d’avoir participé à la libération du pays, tous se pensent, cependant, bien formés, alors que leur hétérogénéité est un handicap.

5En avril 1919, Charles de Gaulle est détaché auprès de l’armée polonaise : il fait deux séjours en Pologne, le premier d’avril 1919 à mai 1920 et le second de juin 1920 à la fin de janvier 1921, dont il laisse quelques impressions dans un article publié en novembre 1920 dans La Revue de Paris[3]. Sa correspondance donne un éclairage sur ce qu’il voit et ressent de la Pologne et des Polonais, mais aussi, en filigrane, des Français, de « notre vieille armée victorieuse » [4] qui sert de modèle, « un peu de gloire pour la France éternelle ». Le capitaine de Gaulle est chargé de former le corps des officiers : organisation générale, aide matérielle et instruction dispensée à l’école d’infanterie de Rembertow, dans la banlieue de Varsovie, avec un volet technique, un autre historique qui rappelle les racines du peuple meurtri en voie de renaissance, et les liens anciens entre la France et la Pologne. De Gaulle est touché par l’accueil réservé aux Français, et par les rues pavoisées aux couleurs de la France, ce « bras puissant et désintéressé » le 14 juillet : son patriotisme trouve de quoi être satisfait. D’abord instructeur pour former les officiers aux doctrines et aux méthodes des Français, alors que l’influence allemande est importante, il devient directeur des études puis dirige le cours des officiers supérieurs.

6Lors de son second séjour à partir de juin 1920, de Gaulle se mêle davantage à la population de Varsovie, mais il veut aller au combat en participant à la défense de la Pologne contre les bolcheviques : l’armée est encore insuffisante, les volontaires de Pilsudski sont très disparates [5] ; la question des frontières est urgente à régler [6]. Les armées de Pilsudski avancent victorieusement jusqu’à Kiev avant d’être freinées par l’Armée rouge, et le chef de l’État polonais fait appel à la MMF commandée par le général Weygand, et le capitaine de Gaulle rejoint le Groupe d’armées Centre contre les armées de Boudienny. Alors que Varsovie est menacée, se produit heureusement le « miracle de la Vistule » à la mi-août 1920, que décrit le jeune de Gaulle dans l’article publié quelques semaines après. Il est frappé par le manque d’« esprit civique » chez les civils alors qu’un appel au soulèvement est lancé auprès des ouvriers, par les tensions au sein de l’armée, l’absence de front, la succession d’offensives et de retraites. C’est lui qui incite les Polonais à creuser des tranchées autour de Varsovie ; une contre-offensive victorieuse leur permet la « première grande victoire de la Pologne renaissante » selon le mot de Jean Lacouture. Le traité de Riga de mars 1921 stabilise la frontière orientale, au-delà de la ligne Curzon fixée par les Britanniques. Un accord militaire entre la France et la Pologne pose le principe d’une assistance militaire mutuelle en cas de guerre et offre une avance financière au gouvernement polonais pour l’armée et les industries de guerre.

7Les deux séjours que fait de Gaulle lui font mesurer la situation du pays, les problèmes de la construction de l’État, de son armée. Il ne se montre pas toujours complaisant envers le peuple polonais [7], même s’il salue la profondeur de son histoire, son essence, la Pologne « éternelle » dont la fierté est à la fois une qualité et un handicap : les Polonais sont sûrs d’eux, mais la soumission ancienne les a contraints à une résignation très perceptible. Pour l’heure, la population est très hétérogène et peu solidaire : de Gaulle rapporte la détresse du peuple démuni de tout, face à une élite aveugle et souvent arrogante, les contrastes entre les réalités matérielles et les débats politiques ; c’est le sens civique qui doit permettre de construire le pays.

8Ce moment n’a pas donné naissance à un « tropisme » polonais, mais a été l’occasion, pour le capitaine, de se montrer un officier de valeur et de relancer sa carrière. La Pologne revient à l’agenda en 1944, quand le président du GPRF et Staline doivent signer un traité d’alliance à l’image du traité anglo-soviétique de 1942. Staline met en balance la signature avec la reconnaissance du Comité polonais de libération nationale (CPLN) ou comité de Lublin, ce que refuse de Gaulle, car une représentation officielle existe auprès du gouvernement en exil à Londres, mais il accepte l’échange de représentants : Christian Fouchet est envoyé comme délégué, chargé notamment de veiller au rapatriement des prisonniers de guerre français. Cependant, le GPRF sera le premier gouvernement occidental à reconnaître officiellement le gouvernement polonais, en juin 1945.

9Pour de Gaulle, l’intérêt de la France préside à la diplomatie, aux alliances et aux traités même si des liens particuliers peuvent être tissés.

Le président de la Ve République et la Pologne

10La France appartient au bloc occidental, mais le général de Gaulle refuse un alignement sur les États-Unis, c’est la « politique des mains libres » qui marque son action : si la crise de Cuba en 1962 a montré que de Gaulle était résolument à l’Ouest, celui-ci n’hésite pas à mettre en cause la politique de Washington [8]. A-t-il les moyens d’affronter la logique des blocs en enfonçant un coin à l’Est grâce à la Pologne alors que Gomulka, au pouvoir depuis 1956, est très dépendant du Kremlin ? Peut-il passer outre l’Allemagne fédérale en réaffirmant l’intangibilité de la ligne Oder-Neisse, sans risque de tension ? Enfin, quelle part accorde-t-il au peuple, à la nation polonaise face aux appareils ?

11L’ouverture à l’Est n’est pas née avec le voyage en Union soviétique de 1966 qui en est plutôt la première étape. L’idée de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » est ancienne, et dès 1958, le Général a évoqué la politique de « détente, entente, coopération » avec les pays de l’Est ; les échanges économiques et technologiques avec l’URSS existent (« la coopération ») : peu importants, ils ne sont pas moins un levier politique (« la détente » et « l’entente ») et doivent s’étendre au reste du bloc. Comme nous l’avons vu, les Français ont été sensibilisés à son histoire ; ils ont suivi de près la tentative de soulèvement en 1956, peu avant celle de Budapest ; enfin, la Pologne est un pays catholique où l’Église représente la principale opposition au régime. Dès son retour aux affaires, le général de Gaulle pense à un rapprochement avec la Pologne, il veut dépasser les idéologies pour qu’une détente aboutisse à la coopération ; les autorités polonaises souhaitent renforcer les échanges économiques et culturels, et jouer un rôle dans la politique de rapprochement entre l’Est et l’Ouest [9]. Les entretiens avec le Premier ministre, Jozef Cyrankiewicz [10] en 1965, rappellent les constantes de la politique du Général ; s’il souhaite un rapprochement avec le « grand frère », il entend donner une place particulière au « grand peuple polonais », à sa « personnalité nationale » dont les racines plongent bien en deçà de la construction de la démocratie populaire ; de même qu’il évoque très fréquemment « la Russie éternelle » et non l’Union soviétique, de Gaulle pense que la Pologne s’affirmera pour elle-même un jour. Ainsi, le rapprochement avec l’Union soviétique ne peut empêcher la prise en considération de la « personnalité nationale » de la Pologne, et un an après le voyage en URSS [11], le chef de l’État français se rend en Pologne, du 6 au 12 septembre 1967. Les discours qui jalonnent son périple évoquent des thèmes qui lui sont chers : l’intégrité territoriale, l’indépendance nationale et le poids de l’histoire qui forge tout peuple.

12Dans une vision européenne de l’Atlantique à l’Oural et la CEE, de Gaulle ne manque pas de rappeler un principe essentiel et délicat au regard de sa politique de rapprochement avec l’Allemagne, celui du respect des frontières et ici, la frontière occidentale de la Pologne. Il n’entend pas céder à la RFA sur la ligne Oder-Neisse qu’il a reconnue dès 1944, et à laquelle les Polonais sont attachés [12], mais ne veut pas reconnaître la RDA comme le souhaite Gomulka. D’ailleurs, lors de son passage à Zabrze en Haute-Silésie [13] limitée par l’Oder, le Général salue la ville « la plus silésienne de toutes les villes silésiennes, c’est-à-dire la plus polonaise de toutes les villes polonaises ! », provoquant des protestations des Allemands qui y voient une accusation de revanchisme, alimentant positivement la propagande polonaise. Contre la rigidité des blocs, le Président français voudrait que les Polonais marquent davantage d’indépendance vis-à-vis du Kremlin. Ainsi, dans son discours à l’Université Jagellon de Cracovie, il fustige « l’absorption par quelque énorme appareil étranger » [14] visant, bien entendu, l’Union soviétique, de même à Gdansk ; à Varsovie, devant la Diète, dans un échange avec Gomulka, il revient sur les méfaits des deux blocs et insiste pour que les peuples européens règlent eux-mêmes les problèmes qui les concernent.

13Cependant, avec l’Église catholique, de Gaulle n’a pas montré d’audace particulière. Alors qu’il souhaitait rencontrer Monseigneur Wyszynski, primat de Pologne et opposant au régime, il s’est heurté au refus net de Gomulka, de même qu’il n’a pu assister à la messe à Varsovie, de peur d’une manifestation des catholiques polonais, force vive de l’opposition au régime, mais à Gdansk.

14Partout, le chef de l’État français est accueilli avec enthousiasme, est-ce le signe que le voyage est un succès politique et diplomatique ? Quelques semaines plus tard [15], de Gaulle évoque l’amitié franco-polonaise, la construction de l’Europe qui ne doit pas se limiter à sa partie occidentale, et l’intangibilité des frontières. Il note que tous les peuples doivent être respectés : autant « la grande nation allemande » que le peuple polonais dont il pointe « l’extraordinaire vitalité ». Le voyage du général de Gaulle n’a finalement pas été « révolutionnaire », ses discours, parfois osés, ont été relativement modérés, il n’a pas pu, ni même voulu, passer outre la décision de Gomulka et accorder plus d’importance à l’Église en rencontrant le Primat de Pologne. En fait, sa priorité est l’ouverture à l’Est qui ne peut passer par un bouleversement de l’ordre établi, il sait que la Pologne ne peut s’affranchir de l’Union soviétique, la profondeur et l’identité du peuple polonais n’y peuvent rien pour l’heure. La détente est au prix du respect d’un certain statu quo.

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La statue du général de Gaulle à Varsovie sur la place qui porte son nom. Identique à celle installée sur les Champs Élysées, cette statue qui a été érigée en 2005 se situe à proximité du musée de l’Armée polonaise. Une œuvre que l’on doit au sculpteur français Jean Cardot
© Philippe Wodka-Gallien.

15La Pologne a une place particulière dans la vie de De Gaulle, dans sa carrière, comme l’ont montré ses missions de 1919-1921 au sein de la Mission militaire française. Plus tard, elle est un pion dans sa politique d’opposition à la logique des blocs. Membre du pacte de Varsovie, arrimée au bloc soviétique, la Pologne est un instrument de la politique de « détente, entente, coopération » sans en être un fer de lance ; un voyage en Roumanie, l’autre en deçà de l’établissement de la démocratie populaire la plus distante de l’Union soviétique, est l’étape suivante du processus de détente. Les événements de mai 1968 affaiblissent de Gaulle sur le plan intérieur, l’intervention des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie en août signe la fin de l’espoir de la politique de détente qu’il souhaitait, et le voyage de Gomulka prévu en France n’a pas lieu. Si l’entente et la complicité existent entre les peuples polonais et français depuis longtemps, Charles de Gaulle les ressent et les vit sans doute, car le chef de l’État, qui s’appuie sur le peuple et non sur les idéologies, regarde toujours au-delà, mais elles sont encore sans effet.

Notes

  • [1]
    Charles de Gaulle : « Bataille de la Vistule », La Revue de Paris, 1er novembre 1920 ; Plon, Articles et écrits, p. 33-55.
  • [2]
    Frédéric Guelton : « Le Capitaine de Gaulle et la Pologne (1919-1921) », Fondation Charles de Gaulle ; Charles de Gaulle, La Jeunesse et la Guerre, 1890-1920 ; Plon, 2001.
  • [3]
    Charles de Gaulle : « Bataille de la Vistule », op. cit.
  • [4]
    Charles de Gaulle : lettre à sa mère, 17 juillet 1919, Lettres, Notes et Carnets, t. II.
  • [5]
    De Gaulle note qu’il s’agit d’étudiants, ouvriers et paysans qui viennent parfois avec leurs armes personnelles y compris des faux in « Bataille sur la Vistule », op. cit.
  • [6]
    Pilsudski veut une fédération comprenant la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie et la Lituanie sous son hégémonie, afin de lutter plus facilement contre l’influence bolchevique.
  • [7]
    Charles de Gaulle : « Bataille de la Vistule », op. cit.
  • [8]
    À Phnom Penh, 1er septembre 1966, après son voyage en URSS, de Gaulle insiste en évoquant l’intervention au Vietnam « sans bénéfice et sans justification ».
  • [9]
    Dariusz Jarosz, Maria Pastor : Polish-French Relations, 1944-1989 ; Peterlang, 2015, p. 136 s.
  • [10]
    Maurice Vaïsse : La Grandeur ; Fayard, 1998, entretien de Gaulle-Cyrankiewicz, 10-11 septembre 1965, p. 437.
  • [11]
    Le voyage en URSS s’est déroulé du 20 juin au 1er juillet 1966.
  • [12]
    Isabelle Ficek : « Le virage manqué de la politique du général de Gaulle à l’Est, à la lumière de sa visite en Pologne du 6 au 12 septembre 1967 », Relations internationales, n° 106, 2001, p. 247-271.
  • [13]
    La Silésie appartenait à la Pologne au Moyen Âge ; rattachée à la Prusse, elle est à nouveau polonaise en 1919 et récupérée en 1945.
  • [14]
    Charles de Gaulle : Discours et Messages, t. V.
  • [15]
    Idem, conférence de presse, 7 novembre 1967.
Français

Charles de Gaulle, comme capitaine, a été en mission en Pologne de 1919 à 1921, lui permettant de retrouver l’action après sa captivité en Allemagne. Il y retourne comme chef de l’État en 1967, souhaitant poursuivre une politique d’équilibre et d’ouverture vers l’est avec un résultat mitigé tant Varsovie était subordonné à l’URSS.

  • Pologne
  • Pilsudski
  • de Gaulle
  • URSS
  • Gomulka
Chantal Morelle
Docteur en histoire
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/01/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.836.0099
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