CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En raison de l’épidémie de Coronavirus, la Sorbonne est fermée à partir du lundi 16 mars jusqu’à nouvel ordre. Nous sommes au regret de vous annoncer que les conférences des 16, 23 et 30 mars sont annulées. » Tel est le bandeau que l’on a apposé sur notre site au moment où la France était frappée de plein fouet par la pandémie du Covid-19. Le cycle 2020 de la Chaire grands enjeux stratégiques contemporains de l’Université Sorbonne Paris 1, consacré cette année aux États-Unis, s’est donc achevé plus tôt que prévu. Commencé par la leçon inaugurale d’Hubert Védrine, poursuivi avec la conférence de Gérard Araud, notre programme s’est achevé sur les propos de Philip Gordon qui, de façon anticipée, fut notre dernier intervenant après Andrey Kortunov, Bruno Tertrais, Aaron Friedberg, Élie Tenenbaum, Maxime Lebfevre et Kazuto Suzuki. Le cycle 2020 de la Chaire s’est interrompu alors qu’il était déjà réalisé aux trois quarts et entrait dans sa phase finale, ce qui nous permet d’être au rendez-vous de ce numéro de la Revue Défense Nationale. Chaque année, en effet, au mois de juin, la RDN publie les contributions des participants aux conférences et aux tables rondes de la Chaire dont cette 7e  édition avait pour thème : « La puissance américaine, assise et évolutions stratégiques ».

Le moment américain

2Ce choix ne relevait pas du hasard. Il nous avait semblé, au démarrage de la Chaire, qu’il convenait de différer l’inévitable rendez-vous américain. Le parti pris de la Chaire est de croiser les points de vue, d’accueillir la diversité des opinions, de laisser libre expression aux chercheurs et universitaires venant de tous les horizons, de la Chine aux États-Unis, de la Russie au Japon, de la Corée à l’Inde, du Pakistan au Royaume-Uni afin qu’ils dialoguent ensemble. L’Amérique est étudiée partout. Les États-Unis, du fait de leur puissance économique et militaire, de leur influence dans le monde, sont au centre de toutes les réflexions internationales. Le questionnement de la plupart des Think Tanks sur les questions de défense  en Europe est polarisé par la question transatlantique. La littérature anglo-saxonne domine le champ disciplinaire des études stratégiques. Il fallait d’abord donner de la place aux autres.

3Nous devions aussi trouver le moment opportun. La fin du (premier ?) mandat de Donald Trump et la tenue, le 3 novembre prochain, de la 59e élection présidentielle aux États-Unis en fournissaient l’évidente occasion. L’an dernier, le cycle sur l’Europe était mis sous tension par les aléas politiques du Brexit. En 2020, le cycle sur les États-Unis allait être rythmé par les rebonds de la primaire démocrate. Cependant, comme l’indique le programme des conférences et conformément à l’objet des enseignements et des recherches de la Chaire, cette importante actualité ne pouvait constituer qu’une entrée en matière à une interrogation de long terme. Un changement de l’Administration présidentielle à Washington peut, en effet, être cause d’inflexions sur de nombreux dossiers internationaux, mais les données fondamentales qui sous-tendent les relations des États-Unis à la Chine, à l’Europe, à la Russie, au Moyen-Orient, elles, n’en seront pas pour autant changées. L’examen des orientations de la politique extérieure des États-Unis depuis quelques années le montre. D’Obama à Trump, la politique de distanciation vis-à-vis de l’Europe et de désengagement militaire au Moyen-Orient se poursuit. La guerre commerciale avec la Chine s’avive, mais reste à fleurets mouchetés. Il y a trop d’interdépendances entre les économies chinoise et américaine ; une conflagration serait mutuellement dévastatrice. Dans les rapports avec la Russie, le bouton Reset a été actionné, en début de mandat, tant par Obama que par Trump. Pour des raisons différentes, cela a été de nul effet et la politique extérieure de Washington à l’égard de Moscou est demeurée « oppositionnelle ». À la veille des élections américaines, un bilan de l’action internationale de Donald Trump s’imposait.

Le bilan international de l’Administration Trump

4Dans son ouvrage Presidential Leadership and the Creation of the American Era  [1], Joseph S. Nye distingue, en matière de politique étrangère, deux catégories de Présidents américains : les « transactionnels » attachés à la défense des intérêts américains à l’instar de Theodore Roosevelt (26e Président) et les « transformationnels » attachés à la défense des valeurs américaines à l’image de Woodrow Wilson (28e Président) ; deux courants et deux exemples pour les incarner, au début du siècle dernier, quand la politique étrangère américaine prit son envol. Les Présidents du premier groupe sont résolument interventionnistes, ceux du second sont idéalistes et réticents à l’emploi de la force. Parmi les prédécesseurs immédiats de Donald Trump, George Walker Bush rejoint les premiers, Barack Obama fait partie des autres. Trump, lui, est atypique. Réactionnaire, utilitariste et opportuniste, il est à l’extrême opposé d’Obama sur le plan des valeurs mais, à la différence des Républicains néoconservateurs, il n’est absolument pas interventionniste. America first, son slogan, s’applique avant tout à la politique économique et commerciale américaine. La supériorité stratégique américaine, qu’elle soit technologique ou militaire est recherchée « à la maison ». Les relais de puissance à l’étranger, à travers le réseau des alliances, ne sont plus jugés prioritaires. Les Sommets de l’Otan depuis 2016 le prouvent qui n’ont été que déconvenue pour les Européens. Les engagements militaires extérieurs ne sont désormais plus perçus comme une ligne de défense avancée des intérêts américains dans le monde. Ils en sont, selon lui, la fondrière. Trump n’aura d’ailleurs eu de cesse de réduire le contingent déployé en Irak, sur un accord bricolé avec les taliban de retirer ses troupes d’Afghanistan, de tenter de partir sur la pointe des pieds de Syrie, de déserter l’Afrique. C’est moins la décision de se désengager militairement des conflits que les conditions improvisées de ce retrait qui est en cause. Trump, sans état d’âme, sacrifie les Kurdes poussés en première ligne dans les combats contre Daech  que mène la coalition dirigée par les États-Unis en Syrie. Il néglige de prévenir ses alliés britannique et français de son départ programmé de Syrie. Il réduit l’assistance militaire américaine consentie à la France au Mali. Après le 11 septembre, tous les Européens ont été aux côtés des Américains en Afghanistan pendant près de quinze ans. Alors que le terrorisme menace principalement l’Europe, les États-Unis se retirent du Moyen-Orient qu’ils laissent en vrac. Au sens propre du terme, la politique étrangère de Trump est « égoïste » : une politique de « cavalier seul » visant à obtenir des avantages ou des concessions de courte vue et cherchant à satisfaire les attentes d’un ego présidentiel à la disproportion maladive.

5Les choix de politique extérieure effectués par Donald Trump s’avèrent problématiques, car ils ne semblent dictés par aucune vision à long terme sur la place et le rôle des États-Unis, première puissance économique et militaire, dans le monde. L’agressivité diplomatique et commerciale de son Administration, au départ, comprise comme le signal d’une reconquête du terrain perdu à l’international par Barack Obama, vient dorénavant souligner le désarroi engendré outre-Atlantique, en Asie et en Europe par le recul stratégique historique des États-Unis que les pirouettes et les inconséquences de Trump ont brusquement aggravé. Partout où les États-Unis faiblissent, la Chine avance ses pions. Là où les États-Unis lèvent le camp, au Levant ou en Afrique, la Russie prend position.

6L’imprévisibilité, les revirements, les déclarations à l’emporte-pièce et les tweets rageurs sont des marques de fabrique de la politique extérieure de Donald Trump. Il y entre de l’habileté et de la rouerie, mais au bout du compte cette pratique déconcerte moins qu’elle n’irrite, agace moins qu’elle ne déçoit. On en fait d’abord des gorges chaudes dans les chancelleries pour s’apercevoir ensuite que, la plupart du temps, ce sont des bravades sans portée. À la longue, cependant, les désordres diplomatiques provoqués par l’Administration Trump produisent un effet d’usure. Ils sapent la confiance des Européens dans leur grand allié devenu incompréhensible, fragilisent l’autorité internationale des États-Unis et ce qui est plus grave, face aux menées chinoises et russes, affectent l’aura et le crédit du modèle démocratique que les États-Unis incarnent et que finalement peu de pays partagent dans le monde. Réélu, et instruit par l’expérience, Trump sera-t-il plus sage ou plus fou ? En tout cas, il n’aura plus rien à perdre. Il faut s’habituer à cette hypothèse alors que les défis à relever, avant même la crise engendrée par la pandémie du Covid-19, étaient déjà nombreux.

Les défis avant la crise

7Le monde, de la fin de la guerre froide (1991) au début des années 2010, a connu une période de domination par les États-Unis, dont la supériorité économique et la suprématie militaire étaient écrasantes. Les suites de la crise financière de 2008 ont favorisé l’affirmation accélérée sur la scène internationale d’une Chine dopée par sa croissance économique. L’enlisement américain dans les interminables conflits irakien et afghan a poussé la Russie à relever la tête, en défiant notamment les États-Unis par ses agressions caractérisées en Géorgie et en Ukraine puis par son intervention en Syrie. Ni bipolaire comme au temps de la guerre froide, ni unipolaire comme pendant la Pax America des années 1990 et 2000, pas vraiment multipolaire, l’ordre international est aujourd’hui apolaire. La Chine a les moyens de disputer aux États-Unis son leadership, notamment en Asie, pas de s’y substituer. Les rapports entre la Chine et les États-Unis, qu’ils soient compétitifs ou coopératifs, soufflent le chaud et le froid sur l’économie mondiale, mais ne sont pas l’alpha et l’oméga des relations internationales comme l’étaient les tensions ou la détente entre Soviétiques et Américains au temps de la guerre froide. La Chine renforce sa puissance militaire dans une marche à pas redoublés mais, sur le plan stratégique, elle n’égale pas les États-Unis et n’évince pas la Russie dotée de capacités nucléaires, spatiales et d’une gamme de missiles particulièrement performants. Cependant, la Russie dont le PIB équivaut à celui de l’Italie n’a pas les moyens d’une grande politique à l’international. La Russie marque des points en jouant des coups et en exploitant le recul américain et les vulnérabilités européennes. Cela ne lui confère pas d’avantage décisif. Les Européens riches et désunis ne parviennent toujours pas, ne le souhaitant manifestement toujours pas, à s’imposer comme un acteur stratégique à part entière. L’équilibre mondial est donc particulièrement instable. Une nouvelle guerre froide, entre États-Unis et Chine, que certains outre-Atlantique caressent comme un projet, serait un jeu perdant pour tout le monde, ne mobiliserait pas derrière les États-Unis tous leurs alliés et accuserait en revanche les divisions dans ce camp. Surtout, la guerre ne serait pas froide, mais chaude. Les tensions seraient internationales et les risques de frictions concentrés en Asie.

8L’état du monde est donc caractérisé par l’absence d’un équilibre stable. En outre, les instances de régulation de la vie internationale dont le rôle serait d’en ajuster les oscillations sont toutes en panne ou mises hors-jeu : le Conseil de sécurité dysfonctionne, l’Organisation mondiale du commerce est bloquée, l’AIEA est prise à contre-pied dans le dossier iranien, le G20 ou le G7 sur les grands enjeux mondiaux, comme le climat, sont improductifs. Enfin, la plupart des grands traités sur le désarmement ou le contrôle des armements sont remis en question. Le système international, issu de la Charte de San Francisco et des accords de Bretton Wood, dont les États-Unis ont parrainé la mise en œuvre en 1944 et 1945 est partout mis à mal. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que c’est l’Amérique de Trump qui a le plus contribué à son obstruction. Peu enclin au multilatéralisme, Trump s’est aussi totalement désintéressé de la défense de la démocratie. Avec des excès et des indignations sélectives, entachée de cynisme et d’impérialisme, la cause de la démocratie a été soutenue par tous les Présidents américains depuis Roosevelt. Ce combat militant en faveur de la démocratie, certes partial, inséparable de la défense des intérêts et des valeurs américaines face au nazisme, au communisme, aux Rogues States, au terrorisme, est une cause que Trump a ostensiblement choisi d’ignorer.

9En se montrant, sous prétexte de pragmatisme, indifférent aux engagements idéologiques, Trump n’a pas peu contribué à affaiblir le modèle de la démocratie libérale dans le monde face à des régimes autoritaires qui prétendent, au nom d’une supposée efficacité en matière économique ou de sécurité, incarner une option alternative. C’est notamment le cas de la Chine qui, face au jeu solitaire de l’Amérique, propose avec des coopérations économiques, notamment celles offertes par le projet (One Belt, One Road) des nouvelles routes de la soie et de diverses organisations régionales, un autre modèle de multilatéralisme centré sur Pékin et non plus sur New York ou Washington.

10La décennie 2020 avait donc vocation à être chinoise bien avant que le Covid-19 ne provoque une pandémie à partir de Wuhan et ne vienne bouleverser une équation mondiale déjà problématique.

Réflexions stratégiques provisoires au temps du Coronavirus

11La communauté internationale, pour autant que ce terme ait un sens, tant face à ce drame, elle est apparue au départ divisée et peu solidaire, connaît, à cause de la pandémie du Covid-19, une crise sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. La volatilité du virus, son caractère très contagieux n’épargne aucun pays. Dans le plus grand désordre, des mesures de quarantaine et de confinement ont été décrétées. De Delhi à Los Angeles en passant par Kinshasa, à partir du mois de mars 2020, 3,5 milliards de personnes ont été placées en confinement, ce qui a causé une interruption inédite des activités économiques mondiales. Jamais aucun conflit depuis la Seconde Guerre mondiale, ni la Corée, ni le Vietnam, ni les guerres d’Irak, n’avait eu un tel retentissement sur la vie et la continuité des relations internationales. La pandémie du Covid-19 produit une onde de choc dont les conséquences économiques et stratégiques sont majeures. Ce séisme fragilise la position des États-Unis comme première puissance économique et militaire. Elle met en évidence, alors que les réponses de long terme à la crise supposent des réaménagements importants du fonctionnement international, combien le « défaut » américain actuel est problématique.

12Il est beaucoup trop tôt pour tirer les leçons de cette crise historique, notamment au plan économique. Comme toujours, en système capitaliste, les crises renforcent les forts et affaiblissent les faibles. La crise de 2008 qui a accru la privatisation des profits au bénéfice des plus riches et la collectivisation des pertes au détriment des plus pauvres en est la plus pure et immorale démonstration. Il peut en être de même cette fois-ci, sauf que la crise ne provient pas, comme en 1929, d’un krach boursier entraînant une dépression économique ou, comme en 2008, de désordres financiers avec des effets récessifs, mais de la mise en arrêt des flux physiques de production et du commerce pour un motif totalement extérieur au fonctionnement de l’économie mondiale. Les pays, les secteurs et les entreprises qui repartiront les premiers prendront un avantage qu’ils ne sont pas cependant assurés de consolider dans la durée. Regagner des parts de marchés suppose que la perte de pouvoir d’achat affectant, au moins momentanément, la demande ne l’empêche. Les leçons tirées de la crise (notamment celles relatives à la sécurité des approvisionnements) poussent, en outre, à modifier la localisation de certains centres de production. Au choc de la demande, s’ajoute donc un probable choc de l’offre. En lien avec la fonte des actifs financiers, la crise entraîne d’ores et déjà des faillites nombreuses et une augmentation du chômage. Certes, les soutiens budgétaires et l’action monétaire mis en œuvre par les États-Unis, l’Union européenne et ses États-membres vont adoucir les effets immédiats de la crise. Mais est-ce suffisant devant l’ampleur du phénomène ? Le redémarrage de l’économie est une chose, sa relance durable une autre. Sortie plus tôt de la crise et mobilisant toutes les forces vives du pays, la Chine peut, la première, redresser la situation. Sa croissance annuelle est sans doute réduite à néant en 2020, mais les taux d’évolution du PIB de l’Union européenne et des États-Unis seront eux négatifs. En outre, face à la contraction du commerce mondial, la Chine peut trouver sur son marché intérieur d’importants relais de croissance compensant des pertes de marché à l’extérieur.

13Sur le plan stratégique, les cartes ne seront pas brusquement redistribuées. Néanmoins, la réorientation des crédits publics pour financer la relance économique, les aides sociales et le secteur de la santé vont nécessairement conduire à revoir les budgets militaires. L’impact sera plus fort sur le financement des armées en Europe. Le Fonds européen de la défense, dont la dotation initialement programmée de 13 milliards € (pour la période 2021-2027) qui avait été ramenée à moins de la moitié dans les prévisions budgétaires de la Commission, n’a plus guère de chance de voir son niveau rétabli. Or, ce fonds était à la fois l’élément le plus tangible de la relance de la défense européenne et une source de financement indispensable des nouvelles technologies de la sécurité. Le budget de défense américain, qui est considérable, devrait aussi subir quelques coupes sans entamer vraiment l’actuelle supériorité militaire des États-Unis. La Chine, dont le budget militaire n’est soumis à aucun débat ni contrôle démocratique, pourra maintenir son effort de défense et continuer de rattraper son retard par rapport aux volumes et au standard des meilleurs équipements militaires américains ou européens. La crise induit deux effets d’ores et déjà prévisibles. Elle élève le niveau des contraintes sur les budgets de défense européens. Sans rationalisation et programmation commune  de leurs équipements, les armées européennes, poursuivant une évolution tendancielle, sont menacées de déclassement. La crise va aussi aviver les débats outre-Atlantique sur l’élévation du « risque » stratégique chinois. Pour faire face à ce défi, concentrer leurs efforts sur la course technologique et leur position en Asie-Pacifique, les États-Unis vont nécessairement limiter leurs engagements en Europe et poursuivre leur désengagement du Moyen-Orient. Or, malgré le Covid, les conflits continuent au Yémen, en Syrie, en Libye dans la bande saharo-sahélienne, en RCA… et peuvent se remettre à flamber, notamment en Afrique où les conséquences directes et indirectes de l’épidémie peuvent être dévastatrices et renforcer l’instabilité chronique dans certaines zones. Les États-Unis partis, qui se chargera du règlement de ces crises si proches de l’Europe ?

14La pandémie aggrave le dysfonctionnement du système international. Les failles des organisations onusiennes sont accusées. L’OMS, sous influence chinoise, n’a pas été à la hauteur de sa mission en tardant à déclarer la pandémie mondiale, et l’ONU fut incapable de réunir le Conseil de sécurité qui devrait faire office de directoire mondial dans l’urgence. L’OMC est si mal en point qu’il est inimaginable d’envisager qu’elle puisse retrouver son rôle de juge de paix dans les désordres  commerciaux qui s’annoncent.

15La crise, enfin, a souligné, de façon caricaturale, l’absence de leadership américain. Face au défi sanitaire majeur pour la planète, la gestion du président Trump fournit un condensé de sa politique nationaliste et court-termiste, balançant entre le déni des réalités, la stigmatisation de l’étranger, même quand il est son plus proche partenaire, et un égoïsme viscéral. La gestion politique de la crise par les États-Unis et les Européens a mis tout autant en évidence les hésitations de gouvernements pris de court que leur absence d’unité. La crédibilité des dirigeants et des autorités publiques dans les démocraties en sort affaiblie. À l’inverse, le pouvoir dans les autocraties en sort raffermi. Le contrôle des médias et des réseaux sociaux dans ces pays a permis d’accréditer dans l’opinion le sentiment que des réponses fortes et rapides avaient été prises ; réponses qu’un contrôle social, peu regardant en matière de respect des libertés et de protection de la vie privée, rendait effectivement efficaces.

16Comme le souligne Nicole Gnesotto dans son article, la fin désolante du premier mandat de Donald Trump peut dessiller les yeux des Européens. La crise précipite, en effet, le moment où une refondation de leur « Union » s’impose en soi, mais aussi pour peser davantage sur le fonctionnement du système international. Cela suppose que les Européens renouvellent le pacte de solidarité qui les unit, acceptent de défendre collectivement leurs intérêts stratégiques, soient capables de gérer collectivement des défis de sécurité (sanitaires, cyber, terrorisme, environnementaux…) pouvant provoquer d’autres crises majeures sur le territoire de l’Union. C’étaient les conclusions du rapport Défendre notre Europe  remis au président de la République en mars 2019. La crise renforce l’urgence de la mise en œuvre de ces conclusions. En aurons-nous la volonté ? Que feront les États-Unis ?

17Ce serait l’intérêt bien compris des Américains qui souhaitent que les Européens prennent davantage en charge leur défense et la sécurité dans le voisinage de l’Union. Une Europe forte est une flanc-garde utile au plan stratégique pour les États-Unis et un élément de confortation des démocraties dans le monde. Le prochain Président des États-Unis entendra-t-il ce message de raison ou poursuivra-t-il le travail de sape contre l’Europe qui est un point de convergence des politiques d’ingérence chinoise, d’intimidation russe et de fragmentation américaine ?

18Relance économique, réforme du système international, renaissance du projet européen, nouveau partenariat transatlantique, telles sont les chantiers à ouvrir pour surmonter une crise dont la cause est un virus, mais dont les conséquences sanitaires engendrent des troubles économiques et politiques mondiaux. On cherche donc les Roosevelt du XXIe  siècle, et, au moins, un pilote dans l’avion américain. Rendez-vous le 3 novembre 2020.

Notes

  • [1]
    Joseph S. Nye : Presidential Leadership and the Creation of the American Era  ; Princeton University Press, 2014.
Français

À quelques mois de l’élection américaine, le bilan de la politique étrangère de Trump est accablant, alors que le monde est plongé dans une déstabilisation avec la pandémie de Covid-19. L’absence de leadership américain oblige les Européens à se ressaisir, mais en auront-ils la volonté, face à une Chine de plus en plus opaque ?

Mots-clés

  • États-Unis
  • Donald Trump
  • leadership
  • Europe
Louis Gautier
Conseiller maître à la Cour des comptes, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (2014-2018), professeur à l’Université Panthéon Sorbonne Paris 1, directeur de la Chaire grands enjeux stratégiques contemporains.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.831.0015
Pour citer cet article
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