CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C’est avec plaisir que j’ai répondu à l’invitation de participer à la conférence organisée au Sénat en commémoration de la chute du mur de Berlin. C’est une occasion de rappeler la signification de cet événement pour les trois pays baltes, qui sont européens depuis très longtemps. La Lettonie, la Lituanie et l’Estonie ont déclaré leur indépendance en 1918, après la Première Guerre mondiale. Les trois pays l’ont perdue après la Seconde Guerre mondiale, quand le rideau de fer a scindé l’Europe en deux. Pour ceux qui se trouvaient du « bon côté » de ce rideau aussi réel que métaphorique, pendant un demi-siècle, cela a très bien marché. Les pays occupés ont été libérés, les démocraties ont été restituées et les habitants s’habituaient à l’espace européen réduit qui s’arrêtait au rideau de fer ; ils se sont habitués à la guerre froide. Il y avait même certains avantages à cette situation, une certaine stabilité dans l’équilibre des pouvoirs.

2Le reste de l’Europe a été laissé pour compte. Nous avons été trahis par le pacte Molotov-Ribbentrop entre Hitler et Staline, juste avant la guerre, mais nous l’avons été autant par Roosevelt et Churchill durant et après la guerre, notamment à la conférence de Yalta. Un assistant de Churchill dans ses mémoires a relaté qu’il a reçu un mot de ce dernier disant que si jamais Staline demandait les pays baltes, il fallait certainement les laisser aux Soviétiques. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Occidentaux avaient besoin d’un second front à l’est pour affaiblir les forces allemandes qui étaient très fortes et bien préparées. Les Anglais avaient peur d’une invasion, d’autant plus que les Américains étaient aussi engagés dans le Pacifique. Les alliés n’étaient pas certains d’être victorieux. Ils ont accepté l’Union soviétique comme un allié, en principe pour lutter contre la tyrannie, mais en appuyant en même temps un autre grand tyran. Staline a été un monstre qui a réussi à tuer plus de monde qu’Hitler, car il a vécu plus longtemps. L’hégémonie de l’URSS s’étendait sur l’Europe centrale et orientale autant que sur l’Asie centrale et le Caucase. Beaucoup de pays soumis à sa domination ont été profondément marqués par les suites de la Seconde Guerre mondiale, aux séquelles de laquelle les alliés occidentaux ont été complices.

3Il ne faut pas oublier la signification double de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La défaite du nazisme a certainement arrêté le génocide raciste et l’impérialisme de l’Allemagne, mais elle a aussi ouvert une période douloureuse d’occupation ou de domination étrangère pour les pays de l’Europe centrale et orientale. Le pouvoir totalitaire des régimes communistes imposés dans les pays satellites, les répressions particulièrement sanguinaires et meurtrières de l’époque stalinienne pour les pays baltes, annexés à l’URSS ont été une longue tragédie. Pour l’Europe occidentale et même pour les Allemands qui n’étaient pas fanatiquement pro-hitlériens, la fin de la guerre fut une libération, mais c’était tout le contraire en Europe centrale et orientale. Ces longues années derrière le rideau de fer ont entraîné de grandes souffrances, notamment les déportations de masse répétées dans les pays baltes.

4Je voulais rappeler au monde que la fin de la Seconde Guerre mondiale était loin d’être une libération pour toute l’Europe lorsque, seule parmi les trois Présidents des pays baltes, j’ai accepté l’invitation de participer aux festivités de son 50e anniversaire à Moscou. À la même occasion, quand un groupe de généraux russes m’ont remercié d’être venue, je leur ai expliqué que je m’inclinais devant les souffrances du peuple russe, que je respectais la bravoure des soldats obéissant à leur devoir comme citoyens et pouvais offrir mes sympathies pour les pertes humaines causées par la guerre. J’avais pourtant un grand reproche à faire à l’armée rouge – c’est qu’elle ne s’est pas retirée de mon pays quand la guerre fut finie.

5Mais pour en revenir à l’unité historique de l’Europe, il ne faut pas oublier les relations multiples entre ses différentes régions tout au long des siècles. Des fouilles archéologiques tracent la présence baltique en Grèce. Il y a un passage dans L’Odyssée où une reine est fascinée par un bijou d’ambre et nous savons que les « routes d’ambre » d’échanges commerciaux reliaient la mer Baltique à la Méditerranée. On trouve des monnaies romaines dans les pays baltes. Notre appartenance à la culture européenne est suffisamment ancienne.

6J’avoue que personnellement je me sens un peu vexée quand je vois que, pour certains dans l’Ouest, la « vraie Europe » s’arrête à l’ancien rideau de fer. Il faut prendre conscience de ce qu’ont vécu tous ces pays captifs dans cette prison des peuples. Aujourd’hui, ils peuvent compenser tout sentiment d’isolation en voyageant profusément. Je connais des Lettons qui prennent le bus pour aller en Espagne et passent trois jours et trois nuits en voyage, parce qu’ils ne peuvent pas se permettre un billet d’avion. Ils sont prêts à faire tout ce long voyage pour visiter l’Espagne, le Portugal et découvrir l’Europe du Sud.

7Il me semble qu’il y a tout un travail à faire en Europe pour apprendre à quoi ressemblent les autres pays membres de l’UE. Rien ne fait mieux connaître un pays et une culture qu’un voyage sur place.

Peut-on parler de retour de ces pays en Europe ?

8Mes ancêtres vivaient en Europe deux mille ans avant Jésus Christ, alors on ne peut pas parler d’un retour des peuples ou des pays. Ce n’était ni notre arrivée en Europe, ni notre retour. Nous avons toujours fait partie de l’Europe. Pour les individus, naturellement, l’ouverture des frontières contemporaines est un avantage qu’ils apprécient beaucoup.

9On ne connaît pas très bien l’histoire de ces pays, or il faut la connaître tant soit peu si l’on veut vraiment comprendre l’Europe. Évidemment, les liens entre diverses régions du continent n’ont pas toujours été des liens d’amitié, loin de là. Dans les îles danoises et suédoises, par exemple, les archives montrent que dans les Églises chrétiennes vers les années 900 et 1000, des prières collectives étaient faites pour une protection divine contre les invasions des Courlandais. De l’autre côté, les Courlandais craignaient les invasions des Vikings. Il y a eu des razzias mutuelles pendant une longue période très guerrière. Les tribus se battaient entre elles et les rois avaient du mal à régir leurs territoires. Les frontières étaient constamment contestées et changeaient sans cesse.

10Les territoires de la Lettonie actuelle ont été durement touchés par la Grande Guerre du Nord et les épidémies de peste au XVIIe siècle. À la fin du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe, la nouvelle de la Révolution française s’est répandue dans les pays baltes. Des serfs sous le régime tsariste, par l’intermédiaire des journaux allemands, ont appris que les Français avaient déposé un roi injuste et incompétent. Il y a eu des soulèvements paysans en Lettonie et en Estonie qui se réclamaient des idées de la Révolution française.

11Dans l’histoire plus récente, l’année 1989 a marqué, par la chute du mur de Berlin, la fin d’un demi-siècle de division européenne. Cependant, avant le 9 novembre 1989, un autre événement significatif eut lieu. Le 23 août 1989, le « chemin balte » a été organisé par presque deux millions de personnes qui se sont donné la main à travers la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie, pour rappeler au monde le pacte Ribbentrop-Molotov, dont le protocole secret prévoyait la répartition des territoires de l’Europe de l’Est entre les deux tyrans, Hitler et Staline. C’était la première fois au monde qu’il se passait un tel événement, tout à fait pacifique, à travers trois pays revendiquant leur droit à l’indépendance qu’ils avaient perdue suite à la conquête militaire et l’annexion illégale par l’URSS.

12Dans toute l’Europe centrale et orientale, les étapes de la libération du joug communiste n’ont pas été identiques, mais elles avaient toutes le même but et ont produit le même résultat : l’indépendance et la démocratie. La première conséquence de la chute du Mur a été la brèche visible dans le rideau de fer, mais la plus importante a été la réunification de l’Allemagne après avoir été scindée en deux durant un demi-siècle.

13Pour les autres pays libérés de l’Europe de l’Est, l’intégration à l’Union européenne devenait maintenant le but à poursuivre. Dès 1995 la Lettonie avait déclaré son désir d’adhésion et a été acceptée comme pays candidat au Sommet d’Helsinki, en décembre 1999.

14Le 1er mai 2004 la Lettonie est entrée dans l’Union européenne, ensemble avec neuf autres pays. Notre célébration de cet événement a été très émouvante. Des foules énormes de gens sont sorties dans les rues, on a lancé des masses de ballons bleus en l’air en chantant l’Hymne à la Joie. Le jour précédent, quand on a célébré notre adhésion à l’Otan, les gens pleuraient de joie, profondément persuadés que leurs petits enfants n’auraient jamais plus à vivre l’état de peur constante qu’ont connu les générations précédentes sous le régime totalitaire ni la menace de déportations forcées, d’exil, de persécutions. Cette mémoire était encore présente dans l’esprit des gens. L’intégration dans l’Alliance apportait enfin un sens de sécurité et de confiance dans l’avenir.

Quelle est votre vision de l’Europe d’aujourd’hui ? L’Europe est-elle passive ou innovante ?

15Les deux.

16À mes yeux, le projet européen de Schuman et de Monnet est une réussite extraordinaire. C’est un projet absolument exceptionnel. De plus, il a été exécuté d’une façon remarquablement rapide. Sans doute le fait que l’Allemagne a été complètement battue et pulvérisée à la fin de la guerre y était pour quelque chose. Sur les ruines du IIIe Reich, une Allemagne nouvelle est née et une nouvelle Europe aussi. C’est pour cela que le 9 mai 1945 est une date importante qui vaut d’être célébrée.

17Quant à l’Allemagne, les décennies d’un pays scindé en deux ont laissé une blessure profonde qui n’est pas encore guérie. L’intégration sociale et psychologique des deux moitiés de l’Allemagne n’est pas encore totalement achevée. Je le sais à travers des visites en Allemagne de l’Est. Il y a encore des plaies psychologiques qui demeurent. Il y a une inégalité économique qui demeure et un exode de la population pour des raisons économiques. Cette émigration empêche le développement économique de cette partie de l’Allemagne malgré les investissements massifs et phénoménaux qu’ils ont reçus du reste du pays.

18Toutefois, le temps guérira tout cela, car les idées européennes sont remarquables et peuvent servir d’exemple pour les autres régions de la planète.

19Notamment en Afrique, où de nombreux conflits nuisent au progrès du continent, on pourrait s’inspirer de certaines idées avancées du projet européen. Notons que ce n’est pas un projet que l’on peut exporter, tel quel, comme des foulards Hermès. Mais on peut s’en inspirer.

20En revanche, certaines traditions européennes désuètes sont lentes à évoluer, par exemple la structure encore très hiérarchique des laboratoires européens. Au cours des années 1970, je me souviens qu’au Canada, la province du Québec accueillait des jeunes scientifiques originaires de France et de Belgique qui venaient là pour faire carrière, parce qu’ils y trouvaient plus de liberté intellectuelle, plus d’autonomie pour leurs travaux de recherche qu’en Europe.

21L’Europe a perdu ces talents que le Canada a gagnés et j’espère que les choses ont changé depuis.

22Il n’empêche que si l’on mettait ensemble tous les prix Nobel reçus par les pays européens, je pense qu’ils dépasseraient en nombre ceux des États-Unis.

La défense européenne : une importance, une nécessité ou une utopie ?

23L’Europe doit être capable de se défendre, cela va de soi. Au début de cette conférence à Paris, les risques ont été invoqués auxquels l’Union européenne et le reste du monde auront à faire face. Mais on ne peut tous les prévoir. Il faut être préparés pour l’imprévu. Nous devrons être forts, agiles et flexibles autant que possible. Le type de risque auquel on est soumis varie selon un nombre infini de paramètres, depuis les changements climatiques jusqu’aux pandémies. Cela s’applique aux individus (les compagnies d’assurances le savent) comme aux nations, qui répondent aux risques par leurs politiques de défense et de sécurité.

24Bien sûr, on espère que l’Europe n’aura pas à se défendre contre ses voisins immédiats. Malheureusement, c’est ce qu’elle a fait tout au long de son histoire : se battre avec ses voisins. Justement, c’est là où est le génie de l’Union européenne : éviter les différends irréconciliables entre les pays. En cas de désaccord, comme avec le retrait de la Grande-Bretagne de l’UE, il faut d’abord veiller à sauvegarder l’unité de l’Otan, en plus des efforts du reste de l’Europe pour se munir d’une capacité de défense autonome. Parce que justement tout au long du XXe siècle, l’Europe démocratique telle que nous la connaissons a été aidée et sauvée par l’Outre-mer. Nous avons parlé surtout des États-Unis dans cette conférence de Paris. N’oublions pas que deux millions de soldats de l’empire britannique, notamment du Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ont vu leur jeunesse fauchée lors de la seule Première Guerre mondiale.

25On peut voir dans les champs de Flandre cette forêt de croix blanches parmi les coquelicots rouges sur les tombes des jeunes canadiens, américains, australiens et néo-zélandais qui y ont laissé leurs vies. C’est la France, la Belgique, les Pays-Bas qui ont été libérés par ces jeunes venus de très loin. La même chose s’est répétée durant la Seconde Guerre mondiale. Est-ce que l’Europe peut toujours exiger cela de ses cousins ou descendants plus au moins lointains, partis pour s’installer sur d’autres continents ?

26Je pense que l’influence européenne demeure dans tous ces pays d’Outre-mer, mais le prix commun payé par ces territoires a été très élevé lors des deux grandes guerres. Je crois que l’Europe devrait comprendre que c’est bon d’avoir des alliés, mais qu’on ne peut leur exiger de continuer toujours à se sacrifier pour nous défendre. De ce point de vue, c’est absolument logique de bâtir une défense commune plus étroitement coordonnée et interopérable sur son propre continent, ce qui n’empêche pas qu’une telle défense aura toujours besoin d’être coordonnée avec celle des alliés transatlantiques. Les deux Présidents, français et américain, sont absolument d’accord sur ce point.

27L’important maintenant, c’est de continuer un dialogue sur la manière d’appliquer ces principes en action, c’est-à-dire parler clairement des investissements de chacun dans une défense européenne commune.

28Pour un pays comme le mien, il y a une certaine inquiétude à propos des intentions de la France en ce qui concerne la solidarité sécuritaire dans l’Union européenne. Les Français ont un travail de persuasion à faire auprès de leurs partenaires en Europe. Même si leurs idées sont brillantes, il faut que leurs partenaires européens les acceptent.

29Si nous avons manifesté pacifiquement en 1989 lors de l’anniversaire du pacte Ribbentrop-Molotov entre Hitler et Staline, ces deux tyrans qui se sont partagé l’Europe juste avant la Seconde Guerre mondiale, nous ressentons un certain frisson d’inconfort lorsque nous entendons que la France et l’Allemagne, en tant que deux grands pays, tout démocratiques qu’ils soient, vont se charger d’assurer l’avenir de l’Europe et de sa sécurité. Il ne faudrait pas que les pays les plus grands décident, encore seuls, pour tous les autres. Pour que le projet de défense européenne devienne un succès, il sera important de ménager les sensibilités.

30Réfléchissez un peu à cette Europe qui a été rendue possible par la brèche du Mur en 1989 et la disparition du rideau de fer en 1991… C’est une Europe de solidarité, de souveraineté, de liberté et de fraternité. C’est un continent avec une longue histoire d’évolution culturelle, idéologique et politique, fruit d’influences multiples. C’est une Europe dont les frontières intérieures ont changé encore et encore au cours des siècles, et dans laquelle la France a joué un rôle unique dans l’évolution de tant de domaines différents. Mais les autres pays sont là, eux aussi. Leurs peuples vivent, ils respirent, ils ont leurs rêves d’avenir et du présent.

31Si nous savons bien rêver ensemble, l’avenir de l’Europe sera brillant parce que les Européens seront capables de changer le rêve en réalité. ♦

Notes

  • [1]
    Cet article a été produit suite à un entretien avec Mme Vīķe-Freiberga.
Français

Les pays baltes ont souffert de l’histoire du XXe siècle et n’ont retrouvé leur souveraineté et leur liberté qu’à la chute de l’URSS. Oubliés, ces États sont partie prenante de l’UE et aspirent à une Europe solidaire, capable de proposer des projets d’avenir et de protéger une liberté chèrement acquise en relevant les défis sécuritaires

Vaira Vīķe-Freiberga
Présidente de la Lettonie de 1999 à 2007.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/05/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.830.0033
Pour citer cet article
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