CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Il y a dix ans, le torpillage en haute mer de la corvette sud-coréenne Cheonan faisait 46 morts. Cet incident était sans aucun doute de nature militaire, violent et sophistiqué ; pourtant, il n’a jamais été officiellement revendiqué et n’a donné lieu à aucune réponse militaire conventionnelle.

2 De telles actions, indiscutablement offensives, mais délibérément conduites en dehors des limites traditionnelles de la guerre, posent une question de nature certes juridique, mais à laquelle il convient d’apporter des réponses de niveau politico-militaire.

3 Les architectures multilatérales de sécurité modernes sont notamment conçues pour élever le coût politique et militaire d’une agression armée. Ainsi, aujourd’hui, la Charte des Nations unies, complétée de divers instruments juridiques, rend la guerre, sinon illégale, du moins plus difficile à justifier. Par ailleurs, la dissuasion nucléaire promet des dommages inacceptables à qui s’attaque aux intérêts vitaux des nations qui la mettent en œuvre. Les alliances, comme l’Otan et l’UE, possèdent une clause, rendue publique, de solidarité collective en cas d’attaque d’un de leurs membres. Enfin, les interdépendances économiques, y compris entre puissances antagonistes, rendent les affrontements directs plus coûteux.

4 Ces mécanismes n’ont pas pour autant mis un terme à l’usage de la force dans la résolution de différends ou la conquête de gages (territoriaux, économiques, politiques). Mais dans de nombreux cas, et singulièrement dans les espaces communs (mer, espace, cyberespace), il ne s’agit plus d’un affrontement militaire au sens conventionnel. Du sabotage de câbles sous-marins aux attaques cyber et aux spoliations halieutiques massives, les opérations dans la « zone grise » sont devenues une nouvelle norme d’affrontement.

Qu’entend-on par zone grise ?

5 Les expressions « guerre asymétrique » et « guerre hybride » ont trouvé leur place dans le débat public au moment des engagements des années 2000 (Afghanistan, Irak, Sahel, Proche-Orient…) et des conflits « gelés » dans la périphérie de l’ex-Union soviétique. On a redécouvert à cette occasion les notions de « participation directe aux hostilités » de combattants civils, de disproportion stratégique et d’opérations d’influence, observées et théorisées, du cheval de Troie d’Ulysse aux guerres de décolonisation.

6 Mais il s’agit encore sans ambiguïté de conflits armés, avec des belligérants visibles. La « zone grise », a contrario, peut se définir comme la zone située en deçà d’un double seuil : celui de l’agression et celui de l’attribution.

7 Ce qu’on entend par agression a été fixé formellement en 1974 par l’Assemblée générale des Nations unies. Il s’agissait à l’époque, devant la multiplication d’incidents frontaliers en Afrique, de limiter le risque d’escalade en restreignant le recours à la légitime défense à des situations d’une certaine ampleur, et pas à de simples escarmouches.

8 Mais, de fait, il n’existe pas un seuil objectif de l’agression, figé par une norme juridique positive. Il y en a trois : celui ressenti par l’agressé, celui revendiqué par l’agresseur et celui reconnu par la communauté internationale. Les uns et les autres peuvent avoir intérêt, pour des raisons de politique intérieure ou extérieure notamment, à minimiser ou au contraire à exagérer les conséquences d’une action militaire organisée ou subie. On se souvient de la réaction initiale de Ronald Reagan à l’invasion des Malouines par les Argentins en 1982 (Is it really worth going to war over that “little ice-cold bunch of land down there?”).

9 L’agression doit encore être attribuée. Dans notre système international, seuls les États sont comptables des agressions armées : il s’agit donc d’établir un « lien substantiel » entre le responsable de l’agression et un État. Même après avoir censément « déclaré la guerre au terrorisme », à la suite d’une agression caractérisée et même revendiquée, il a fallu que la communauté internationale en passe par la résolution 1378 du CSNU (2001), qui pointait le lien entre un agresseur (Al-Qaïda) et l’État afghan, pour justifier une intervention militaire et un régime de sanctions. Peu importe que l’agression en elle-même ait été « asymétrique », l’œuvre de « non-combattants » ou menée dans le cadre d’une guerre « non conventionnelle » : l’agression est constatée et attribuée, la réponse internationale peut avoir lieu.

Les espaces communs, terreau fertile des zones grises

10 Loin des yeux des hommes, la haute mer est depuis toujours le théâtre d’une certaine forme d’impunité. La disparition du Cheonan n’a pas déclenché la même réponse politique, juridique ou militaire que l’attaque d’un avion ou le franchissement d’une frontière par un peloton de chars. Il en va de même des câbles sous-marins, artères vitales de la mondialisation numérique. Leur rupture aurait des conséquences immenses, notamment sur les flux financiers, le commerce et l’administration des pays impactés. Mais ils sont posés à plusieurs milliers de mètres de fond, traversant les océans. Les endommager, ce n’est violer aucune frontière, ne s’en prendre à aucune force militaire, n’agresser directement aucune population civile ; de même que le déploiement d’une force navale dans une zone maritime riche en ressources minières ou halieutiques, y compris une zone sous juridiction (ZEE) d’un État tiers, explicitement autorisé par la Convention de Montego Bay, reste en deçà du seuil de l’agression ; contrairement au franchissement du Niémen ou à l’invasion du Koweït.

11 De la même façon, des attaques informatiques peuvent paralyser des villes entières, provoquer des morts dans les hôpitaux, causer des ruptures d’approvisionnement de produits de première nécessité. La destruction (ou le simple brouillage) d’un satellite pourrait perturber le trafic aérien ou provoquer des incidents maritimes graves. Comme en mer, il ne s’agit pourtant juridiquement pas d’une agression ; et même si c’en était une, il serait souvent difficile de l’attribuer à un État, seule façon de légitimer une réaction internationale.

12 C’est sans doute une des raisons qui rendent l’action dans ces espaces communs si attractive, et un lieu d’investissement privilégié des États-puissances, et plus particulièrement de ceux qui sont en phase de forte expansion de leur outil militaire.

Quelle stratégie dans un monde de zones grises ?

13 Même si on n’occupe pas encore des champs ou des villes avec des virus informatiques, les actions offensives dans la zone grise présentent un rapport coût/efficacité séduisant. Sur le temps long, elles permettent d’affaiblir durablement des économies, des États, des alliances : la théorie de la « victoire décisive » est remplacée par la pratique de la « souffrance interminable ». Nous devons donc renforcer nos capacités d’action dans les zones grises.

14 Il faut d’abord être en mesure de caractériser l’agression. Cette caractérisation repose bien sûr, dans la sphère juridique, sur la recherche d’un consensus quant à la qualification de ces nouvelles hostilités conduites « en deçà du seuil ». De tels travaux sont déjà en cours, sous l’égide des Nations unies, s’agissant des cyberattaques [1]. Mais elle repose également, concrètement, sur des moyens de veille suffisamment présents et performants pour détecter la présence d’un agresseur. Il faut par exemple du temps et des moyens navals spécialisés pour établir les causes de la rupture d’un câble sous-marin (sectionnement délibéré, lente dégradation ou accident résultant de l’appétit aveugle d’un squale).

15 Ces moyens de connaissance et d’anticipation sont également essentiels pour attribuer l’agression : il ne suffit pas d’observer que le câble a été sectionné par un véhicule, il faut encore être capable de lier celui-ci à un « bâtiment mère » et à un port-base. Il est également nécessaire d’être capable de se défendre d’une attribution infondée, comme l’attaque présumée d’un Iliouchine Il-20 russe par la frégate Auvergne, en 2018, en Méditerranée orientale.

16 Il faut aussi être capable d’entretenir l’incertitude sur notre capacité à attribuer, outre le bénéfice de l’effet de surprise, notre réponse potentielle. Rappelons-nous que l’agresseur mais aussi l’agressé peuvent avoir un intérêt politique à adapter le seuil d’attribution aux circonstances, comme on l’a vu cet été à plusieurs reprises dans le golfe Arabo-Persique.

17 Enfin, il s’agit d’élever le coût de l’agression en « durcissant » nos « cibles molles », c’est-à-dire en obligeant nos adversaires potentiels à des actions militaires plus visibles, plus caractérisables. L’amiral James Stavridis prédisait en 2017 que la prochaine guerre commencerait par un conflit lié à la pêche. Ne dit-on pas qu’une zone pillée finit par être occupée, puis contestée ? Une ressource vitale pour des dizaines de millions d’êtres humains, pillée dans des proportions gigantesques par des flottilles quasi militaires : n’est-il pas temps d’y consacrer des moyens coordonnés à la mesure des enjeux de sécurité alimentaire ?

Conclusion

18 Les généraux Beaufre et Poirier décrivaient la montée vers la guerre comme un escalier à trois marches : compétition, contestation, confrontation. Le franchissement de chacune de ces marches est, du moins sur terre, la plupart du temps visible et souvent irréversible. Des guerres de course aux guerres de pêche, les marins sont, pour leur part, habitués depuis des siècles à naviguer dans ces « zones grises » en deçà de la guerre, mais au-delà de la paix, dont on pressent qu’elles sont en train d’envahir le spectre de la conflictualité.

19 Nous devons accroître nos capacités d’action dans les zones grises. Nous devons être capables de nous y défendre, mais aussi d’y agir. C’est le sens de notre récente doctrine de lutte informatique offensive, c’est tout l’enjeu de notre future stratégie spatiale. Quelles leçons des siècles d’opérations navales « sous le seuil » pourraient apporter à ces nouveaux espaces de conflictualité ?

Notes

  • [1]
    Antonio Guterres : discours de Lisbonne, 19 février 2018.
Français

Les zones grises, notamment dans les espaces maritimes, constituent un terreau fertile pour des confrontations hybrides entre des acteurs souvent anonymes. De fait, la mer permet cela, déstabilisant et fragilisant notre souveraineté. Il est nécessaire d’y consacrer des moyens pour agir dans ces nouvelles aires de conflictualité.

  • mer
  • zone grise
  • souveraineté
  • conflictualité
Christophe Prazuck
Amiral. Chef d’état-major de la Marine.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.828.0029
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