CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Lorsqu’il s’agit de présenter le système de crédit social (SCS) qui se met en place en République populaire de Chine (RPC), il est souvent fait allusion à la série télévisée Black Mirror dont l’un des épisodes donne à voir une société dans laquelle les individus s’évaluent en permanence en s’attribuant des notes au gré des interactions qu’ils ont avec les uns ou avec les autres. Le magazine Wired, mensuel américain spécialisé dans les nouvelles technologies et leurs influences sur la culture, l’économie et la politique, publie quant à lui en octobre 2017 un article [2] dans lequel le système de crédit social est présenté comme un outil de contrôle social dont personne ne pourra se soustraire et qui permettra en particulier d’évaluer et de classer tous les citoyens chinois. Si le Conseil des affaires de l’État de la RPC a bien publié en 2014 un document-cadre pour l’établissement d’un système de crédit social d’ici à 2020, il n’est en revanche pas fait mention pour le moment de l’attribution d’un score à chaque individu comme cela a pu être parfois rapporté à tort. Cette confusion tient en particulier dans le fait qu’il existe pour ainsi dire deux catégories de SCS qui se développent en Chine.

Un écosystème de SCS

2 D’une part, nous avons le système de crédit social porté par le gouvernement chinois et dont le rouage principal est le mécanisme conjoint d’incitations et de sanctions (MCIS). Le MCIS, décrit dans le chapitre V du document-cadre, vise d’un côté à récompenser les entités (individus ou entreprises) qui se révèlent dignes de confiance et d’un autre côté à pénaliser les entités qui agissent de façon malhonnête et contraire à la loi. Ceux qui enfreignent un règlement peuvent ainsi se retrouver inscrits sur la liste noire de tel ministère ou de telle agence gouvernementale. Le principe à la base du MCIS est le suivant : si une infraction aux lois ou aux règlements est constatée dans un domaine, alors des sanctions peuvent théoriquement s’appliquer dans tous les domaines. L’un des cas concrets d’application de ce principe le plus connu à ce jour (pour avoir été largement couvert par les médias) concerne les millions de citoyens chinois [3] qui se sont vus dans l’impossibilité d’acheter des billets d’avion ou de train pour ne pas s’être acquittés d’une amende, pour avoir manqué à une obligation de rembourser un prêt en temps voulu ou encore pour ne pas s’être conformés à une décision de justice.

3 D’autre part, nous avons des systèmes que nous qualifions ici de SCS commerciaux, mis au point par des compagnies privées et qui virent le jour sous l’impulsion de la Banque populaire de Chine (BPC) et de la Commission nationale pour le développement et la réforme. En effet, la BPC accorda en 2015 des licences provisoires à huit compagnies privées afin que celles-ci développent des programmes pilotes d’évaluation de la solvabilité des individus [4]. L’idée derrière cette initiative était d’étendre les services de prêts financiers aux larges pans de la population qui en étaient encore exclus faute de disposer d’historiques de crédit. Le géant de l’Internet chinois Alibaba (via sa filiale Ant Financial) fut ainsi à l’initiative de Zhima Credit, le SCS commercial certainement le plus abouti à ce jour, qui attribue un score allant de 350 à 950 aux membres qui ont rejoint volontairement ce programme. Le score d’un individu est calculé sur la base de son historique de paiement, de sa situation financière, de son comportement en ligne, de ses caractéristiques personnelles ou encore des réseaux auxquels il prend part. Parmi les avantages offerts à ceux qui ont des scores élevés, nous pouvons citer : des facilités offertes dans l’obtention de prêts, des procédures accélérées lors de consultations dans certains hôpitaux ou encore la possibilité de louer une large gamme de biens sans avoir à payer de dépôt de garantie [5]. Certaines sources ont également mentionné des facilités accordées dans certains aéroports (contrôles de sécurité réduits) [6] ou des procédures accélérées offertes par certains pays (Luxembourg, Singapour) pour l’obtention de visas [7].

4 Sur le plan technique, un système tel que Zhima Credit a pu voir le jour grâce aux possibilités offertes par le Big Data et qui permettent de faire émerger des tendances, des modèles ou des schémas comportementaux qui n’auraient pas été détectés autrement. S’il n’est pas fait mention du Big Data dans le document-cadre publié en 2014 par le Conseil des affaires de l’État, ce terme tout comme la mention de l’intelligence artificielle apparaissent dans des documents officiels parus ultérieurement. La manipulation de jeux de données volumineux par le gouverne ment chinois peut ainsi laisser penser à une dérive totalitaire du régime puisque, par le biais du SCS, celui-ci disposera non seulement d’un nouveau moyen de contrôle des populations, mais également d’un outil pour orienter les comportements des individus et les faire adhérer aux valeurs du Parti.

5 À ce sujet, la communication faite par la presse chinoise au sujet du SCS est assez éclairante. Si la promotion du SCS est en général la règle, il n’est pas exclu de voir des articles plus nuancés, comme cette publication du Global Times[8] parue en anglais en mars 2018 et intitulée « Black mirror comes to life » (faisant ainsi aussi référence à la série télévisée de Netflix évoquée plus haut). L’article qui évoque l’univers dystopique de George Orwell pose au final la question au lecteur de savoir s’il n’est pas préférable d’adhérer à un système de collecte de données mis en place par le gouvernement, dans le but de promouvoir une société plus honnête, plutôt que de subir la collecte de données par des compagnies qui utilisent ensuite ces données pour influencer le comportement des individus à leur insu, à l’instar de ce qui a pu être vu avec la société Cambridge Analytica. Un peu comme si le citoyen chinois était laissé face à l’alternative suivante : adhérer et participer activement et volontairement à des processus qui visent à « orienter » les comportements ou alors subir passivement ces processus.

6 Toutefois, le choix laissé au citoyen chinois n’est peut-être pas si cornélien qu’il pourrait y paraître. En effet, les différentes enquêtes d’opinion qui ont pu être menées révèlent pour le moment des taux d’approbation assez élevés des SCS (gouvernementaux ou commerciaux). En particulier, les résultats publiés en 2018 par la sinologue Genia Kostka de l’université libre de Berlin [9] montrent des taux d’approbation étonnamment élevés des SCS et font apparaître que les citoyens les plus socialement avantagés sont aussi ceux qui approuvent le plus majoritairement les SCS. Comme le fait remarquer Genia Kostka, alors que nous pourrions nous attendre à voir les citoyens les plus aisés et les mieux éduqués être les plus préoccupés par les atteintes possibles à leur vie privée, il apparaît en réalité que ceux-ci accueillent favorablement ces systèmes et voient les SCS avant tout comme des moyens de rendre la société plus honnête et les transactions économiques plus sûres plutôt que comme des outils qui pourraient porter atteinte à leur vie privée.

Une genèse qui remonte aux années 1990

7 Les directives publiées en 2014 par le Conseil des affaires de l’État sont aussi et surtout le prolongement des efforts qui avaient été entrepris dès les années 1990 pour améliorer la collecte d’informations financières et économiques sur les citoyens et les entreprises. Sur le plan intérieur, une meilleure connaissance des antécédents de prêts et de remboursements des acteurs économiques du pays laissait en effet entrevoir des possibilités pour développer davantage le crédit tout en limitant les risques financiers liés à l’existence d’un système bancaire parallèle [10]. Sur le plan extérieur, et en vue de l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce, cela a également permis de répondre à la nécessité de rendre le secteur bancaire plus efficace en termes de gestion du risque pour tout ce qui touche à l’octroi de prêts [11].

8 La notion de crédit social, sorte de prolongement des efforts qui ont été menés sur le plan économique, est mentionnée au plus haut niveau politique dès 2002. Ainsi, dans le rapport du XVIe Congrès national du Parti communiste chinois (PCC), Jiang Zemin souligne la nécessité de « renforcer le système de crédit social dans l’économie de marché moderne » [12]. Puis, la notion de crédit social continue à être développée et finit par prendre tout son sens en 2014 avec la publication du document-cadre. La notion de crédit, qui va désormais au-delà du seul cadre financier ou économique, devient alors clairement associée à des valeurs morales comme l’honnêteté, la sincérité ou l’intégrité. Parmi les buts figurent la promotion de codes moraux et le rétablissement d’un climat de confiance dans la société chinoise, cela grâce à un système dont le champ d’application englobe tous les aspects de la vie sociale des individus et des entreprises.

9 Le besoin de garder le contrôle sur la population, de contenir les revendications citoyennes et la nécessité de continuer de faire adhérer la société chinoise aux valeurs du PCC ne sont bien sûr pas étrangers à l’émergence du SCS, d’autant qu’il s’agit là de leçons tirées par Xi Jinping de l’effondrement de l’Union soviétique. Ainsi qu’il l’explique en décembre 2012, dans un discours interne qui n’était pas destiné à être rendu public, une des causes principales ayant conduit selon lui à la désintégration du Parti communiste de l’ex-Union soviétique fut la remise en cause des idéaux et des croyances socialistes [13]. À ce titre, le SCS peut être vu comme l’un des outils mis en place par le PCC afin de s’adapter à son environnement et maintenir une tutelle étroite sur la société civile, cela en faisant usage des possibilités offertes par les nouvelles technologies. Le coût de la répression, à tout le moins du contrôle des populations, pourrait en effet devenir prohibitif, notamment en termes de moyens humains. L’exploitation massive de données avec des outils comme le Big Data pourrait ainsi permettre de mettre en place des moyens plus efficaces que les mesures de contrôle traditionnelles et d’assainir une bureaucratie devenue tentaculaire.

SCS national, SCS locaux

10 L’état actuel de développement du SCS varie beaucoup selon l’échelle considérée. En effet, s’il existe un document-cadre pour la mise en place du SCS au niveau national, les provinces, les municipalités et les villes, sur la base du document-cadre et des publications officielles du gouvernement central qui sont venues le compléter, ont aussi produit leurs propres textes de sorte à implémenter au niveau de leur juridiction le SCS. De fait, le développement du SCS est souvent bien plus abouti au niveau local que ce que nous pouvons voir au niveau national. Ainsi, s’il n’existe pas de score attribué à chaque individu à l’échelle du pays, certaines villes, comme Rongcheng dans la province du Shandong, ont mis en place un système à points pour évaluer leurs citoyens.

11 Cette approche par le bas donne parfois lieu à des expressions assez originales et inattendues de développement du SCS. Il en va ainsi du village de Jiakung Majia dans la banlieue de Rongcheng qui applique à sa manière les principes du SCS. Loin des caméras de surveillance et des technologies qui ont pu envahir les rues ailleurs, c’est à l’aide de cahiers remplis à la main que dix représentants de ce village tiennent les comptes et distribuent les bons et les mauvais points. Par exemple, ceux qui donnent de leur temps ou de leur argent à la communauté gagnent des points, tandis que les villageois pris à jeter leurs déchets sur la voie publique ou qui négligent de s’occuper de leurs parents âgés en perdent. Grâce à ce travail fastidieux de collecte d’informations, chaque villageois se voit attribuer un score mis à jour à la fin de chaque mois. Ceux qui ont les meilleurs scores peuvent ainsi profiter plus que d’autres des programmes sociaux mis en œuvre par la communauté. Ils se voient par exemple distribuer plus de riz, d’huile de cuisson, etc., et sont présentés comme des modèles pour la communauté sur les tableaux d’affichage du village [14].

12 Ainsi, s’il existe bien une volonté de développer un SCS au niveau national, il semble que ce processus soit aussi et surtout porté par les développements qui sont réalisés à l’échelle des villes ou des provinces. Cette façon de procéder par la base, moins frontale qu’un système complet imposé du haut, semble permettre d’appréhender sur des zones géographiques réduites des difficultés qui seraient complexes à résoudre d’emblée au niveau national. Également, cette approche permet en quelque sorte de défricher le terrain tout en laissant les échelons inférieurs du pouvoir endosser la responsabilité d’éventuels échecs.

13 ***

14 Si le SCS porté par le gouvernement central (et dans une version que nous pourrions qualifier de primitive) apparaît avant tout comme un outil de contrôle social, les SCS qui se développent à l’échelon local laissent aussi entrevoir de nouveaux modes pérennes de fonctionnement de la société chinoise. Surtout, cette façon très pragmatique de procéder semble permettre de surmonter localement des obstacles qui pourraient compromettre l’établissement d’un SCS au niveau national et de laisser se réaliser ce qui apparaît, par endroit, comme une convergence entre les aspirations d’une partie de la société chinoise et les besoins du Parti-État.

Notes

Français

La Chine met en place un système de crédit social (SCS) visant à évaluer individuellement les Chinois, en les insérant dans une logique d’obéissance et de conformité voulue par le Parti communiste chinois. Ces SCS peuvent s’appuyer sur la collecte de Data et leur traitement par l’intelligence artificielle. Paradoxalement, l’opinion publique semble adhérer à cet outil de contrôle sociétal.

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  • totalitarisme
Benjamin Le Gall
Lieutenant-colonel, commandant l’École de l’aviation de chasse sur la base aérienne 705 Tours. Titulaire d’un titre d’analyste en stratégie internationale et d’un Master en administration publique, parcours relations internationales et diplomatie.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.828.0101
Pour citer cet article
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