CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Séparer ou lier ? Telle est la question. Dans la phase actuelle des relations internationales, à l’intérieur des alliances et entre elles, entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud, entre États et entre sociétés, un double phénomène contradictoire semble se produire. D’une part il y a différenciation des domaines, des points de vue, des dimensions ou des niveaux de la réalité, qui étaient jusque-là confondus, du moins en apparence. D’autre part il y a mise en relation de ces mêmes aspects indistincts ou isolés, et mise en évidence de leur influence réciproque. D’une part il y a entente entre adversaires et conflits entre alliés, ou coopération économique et course aux armements, ou coexistence pacifique et lutte idéologique, ou détente à l’extérieur et durcissement à l’intérieur, etc. D’autre part, l’évolution intérieure des alliances et des Nations influence plus qu’auparavant leurs rapports extérieurs, et réciproquement ; il en va de même pour l’influence indirecte et réciproque des rapports entre sociétés et des rapports entre États. Précisément parce que le monde international ne peut plus être vu sous l’aspect de deux blocs parfaitement solidaires à l’intérieur et opposés entre eux, précisément parce que la multiplicité des relations contradictoires selon les domaines et selon les acteurs devient à la fois plus évidente et plus importante, les relations entre ces différentes dimensions désormais émancipées apparaissent de manière à la fois plus nette, plus complexe, et plus problématique.

2 Dès lors, au-delà de l’ambiguïté générale, la question se pose de savoir si, pour comprendre et pour agir, l’on doit faire appel à une stratégie globalisante, qui lierait les dimensions contradictoires en les compensant et en en faisant les éléments d’un marché implicite ou explicite où les intérêts communs sur certains plans permettraient de résoudre les conflits qui se présentent sur d’autres (c’est ce que les Américains appellent le linkage) ou, au contraire, séparer les problèmes au maximum, pour éviter que les terrains d’entente ne soient empoisonnés par les pommes de discorde (ce que les Américains appellent le decoupling).

Le grand dilemme des États-Unis

3 Ces termes et ce problème sont apparus pour la première fois avec netteté à propos des négociations SALT : l’équilibre nucléaire et les discussions tendant à sa stabilisation pouvaient-ils être séparés de l’ensemble des relations soviéto-américaines, ou bien les causes de la course aux armements étant politiques et économiques autant que stratégiques, le dialogue visant à la limiter et à éviter la guerre nucléaire devait-il inclure l’ensemble des conflits qui opposaient les deux Grands ?

4 L’ajournement d’un an de l’ouverture des négociations SALT, causé par l’intervention de Prague (retard peut-être impossible à rattraper sur le plan du développement technique) semble plaider pour l’impossibilité du decoupling. L’accord conclu au moment du bombardement d’Hanoi et du blocus d’Hai Phong semble, au contraire, une démonstration éclatante de sa possibilité ; tellement éclatante qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas, en fait, d’un véritable renversement, les relations stratégiques et les relations politiques étant plus que jamais liées, mais celles-ci étant transformées par l’accord réalisé à propos de celles-là. L’Accord de juin 1973 semblerait militer pour cette hypothèse, la guerre du Moyen-Orient semble en montrer au moins les limites et du même coup celles de la détente elle-même.

5 Sous une autre forme, le problème du linkage ou de la globalisation se pose dans les rapports des États-Unis et de leurs alliés – entre la sécurité assurée par les troupes américaines et la solidarité politique et les concessions économiques exigées en retour. Longtemps, la règle tacite de l’Alliance atlantique a été de ne pas opérer de linkage explicite, de ne pas mêler les problèmes et les négociations ; mais elle reposait sur la conscience implicite d’une compatibilité de fait, pour l’essentiel, entre les différentes dimensions, qui permettait de tolérer les divergences plus superficielles. Aujourd’hui cet accord tacite, que la plupart des États européens voudraient maintenir, se trouve rompu d’une part par la France, revendiquant la séparation complète des différentes dimensions, d’autre part par les États-Unis, exigeant de les lier de manière explicite, directe et détaillée.

6 Peut-être, cependant, le problème ne se pose-t-il de la manière la plus profonde et la plus difficile ni au niveau des négociations stratégiques ni dans les relations entre alliés. Les premières, quelles que soient leurs conditions et leurs conséquences politiques, ont leur logique propre, solidement fondée sur l’intérêt commun à empêcher la guerre nucléaire. En Occident, par-delà les oppositions et les inégalités, il existe néanmoins des liens également solides au niveau des types de régimes et de sociétés. C’est précisément lorsqu’est mise en cause cette dernière dimension, celle des différences, voire des oppositions idéologiques, sociales et humaines entre régimes amenés à entrer en contact sur le plan stratégique, économique et politique, qu’il devient difficile d’éviter les faux problèmes sans se dissimuler les vrais dilemmes. Or, c’est précisément le cas dans la phase actuelle des rapports Est-Ouest.

7 Aux États-Unis, la coopération avec l’Union soviétique, consacrée solennellement au sommet sur des bases à la fois stratégiques et économiques, se heurte à la réalité des deux sociétés : l’une où le Congrès et l’opinion publique font de plus en plus sentir leur puissance et où la minorité juive joue un rôle important, l’autre où, contre une répression constamment accrue depuis la chute de Khrouchtchev s’élèvent, avec de plus en plus d’écho à l’étranger, quelques voix de plus en plus énergiques, et où la minorité juive est persécutée. D’où, aux États-Unis, un étrange alignement où un résident républicain et de grandes entreprises allant de Pepsi Cola à la Chase Manhattan Bank plaident, directement ou par idéologues interposés, pour les effets pacifiques et libéralisateurs de la coopération économique avec l’URSS, tandis qu’à l’opposé se manifeste une coalition d’antisoviétiques inconditionnels, pour qui tout ce qui profite à l’adversaire est mauvais en soi, et d’intellectuels et hommes politiques de gauche qui, partisans jusqu’ici de la détente, se tournent contre elle si elle doit signifier la consolidation réciproque de régimes conservateurs ou autoritaires sous l’égide des sociétés multinationales.

8 Ainsi, deux arguments également puissants se relaient. D’une part, pourquoi financer le développement industriel de l’Union soviétique si cela doit lui permettre de mieux dégager des ressources pour financer son énorme effort militaire ? Pourquoi lui permettre d’importer pour des milliards de dollars de navires de pêche et de commerce pendant que ses chantiers maritimes construisent la plus forte flotte sous-marine du monde ? D’autre part, si au contraire l’on parie sur la détente, comme le font la plupart des politiciens démocrates et des intellectuels de gauche, c’est pour souhaiter que les sociétés et les individus en profitent, qu’elle constitue un progrès vers un monde plus ouvert et un dialogue plus authentique où les barrières que l’on entend supprimer ou atténuer pour le commerce et la technique le soient aussi, dans une certaine mesure au moins, pour les hommes et les idées. D’où la tentative de lier l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée ou de crédits à long terme à des mesures levant ou atténuant les obstacles à l’émigration, en particulier celle des Juifs soviétiques.

9 En sens inverse, les gouvernants américains répondent eux aussi par des arguments à la fois négatifs et positifs. D’une part, disent-ils, les relations économiques ne peuvent servir d’instrument à la politique parce que les milieux d’affaires occidentaux qui voudraient les pratiquer ne peuvent être contrôlés et manipulés à volonté par les gouvernements et que, de toute manière, cela ne serait pas souhaitable parce qu’elles doivent obéir à leur logique propre, celle de l’avantage mutuel. D’autre part, ils introduisent à leur tour des arguments politiques. Le développement des relations économiques avec l’URSS serait indispensable à celui de la détente, elle-même indispensable à la réalisation du but premier de toute politique étrangère – la prévention de la guerre nucléaire. Si l’on ne peut se donner pour but de modifier le régime intérieur des pays étrangers, des liens économiques structurels, comme ceux que créeraient les grands projets communs, contribueraient à encourager l’émergence dans les sociétés communistes de groupes ayant intérêt à rendre irréversible une certaine ouverture à l’extérieur, ce qui affecterait le comportement de leur gouvernement.

10 Les arguments négatifs ont certainement une valeur, mais les limites de celle-ci sont encore plus certaines. Les politiques de blocus sont impraticables ; de nombreuses sociétés capitalistes, en particulier aux États-Unis et en Allemagne, sont fort légitimement séduites par les profits ou la main-d’œuvre disciplinée et à bon marché qu’elles pensent trouver à l’Est, et répugnent, non moins légitimement, à se voir imposer des restrictions politiques. Mais la politique n’en intervient pas moins, de manière inévitable et décisive, dans tout ce qui dépasse les transactions purement commerciales, c’est-à-dire dans ce qui fait l’avenir des relations économiques Est-Ouest. Les crédits à long terme consentis aux pays communistes ou aux exportations qui leur sont destinées sont de nature politique, puisque leurs taux d’intérêt sont inférieurs d’au moins 3 ou 4 % à ceux du marché ; les grands investissements à long terme, comme la mise en valeur de la Sibérie et de ses ressources énergétiques, entraînent des dépenses et des risques qui ne sont concevables que s’ils sont encouragés et garantis par le gouvernement. Dans les deux cas, il s’agit d’un nouveau Plan Marshall ou d’une aide économique, dont seules des raisons politiques – qui ne sont pas évidentes a priori – peuvent justifier qu’il s’applique à l’URSS plutôt qu’au Tiers-Monde ou qu’à l’exploitation des ressources du continent américain lui-même.

11 Les deux solutions simples et opposées consistant l’une à refuser toutes relations économiques avec l’URSS au nom de la politique, l’autre à refuser toute influence de la politique au nom de l’autonomie des intérêts économiques sont donc toutes les deux en dehors de la réalité. Le véritable problème est celui des objectifs et des moyens de l’influence inévitable, mais inévitablement partielle, des considérations politiques sur les relations économiques, et celui des effets, inévitablement incertains, de ces relations sur les comportements et les régimes politiques des pays respectifs. Le véritable débat, dès lors, est entre deux vues de cette influence et de ces effets. L’une met l’accent sur un acte de foi ou, du moins, un pari politique à long terme : toute pression immédiate serait dangereuse, mais, en dernière analyse, le commerce et la coopération économique doivent favoriser la détente, la paix, l’ouverture des frontières et la libéralisation. L’autre se méfie de notions vagues, comme celle de « climat », et du marché de dupes que risquent de constituer des avantages immédiats accordés à un régime répressif, fermé et au moins partiellement hostile, au nom de son évolution future ; elle ne croit qu’au marchandage coup par coup, les avantages économiques étant surtout du côté de l’Est et devant être achetés par des concessions politiques.

12 Ce débat, qui fait rage aux États-Unis, a déclenché un débat parallèle entre dissidents soviétiques qui influence, en retour, l’opinion américaine. Contrairement à ce qui a été dit, les uns et les autres sont en faveur de la détente ; mais Sakharov et Soljenitsyne avertissent des dangers d’une détente qui ne servirait qu’à consolider une élite dirigeante répressive dans son refus des réformes intérieures, dans son goût du secret et dans une politique étrangère ambitieuse, et encouragent le Congrès américain à demander, en contrepartie des avantages économiques, une plus grande ouverture ; Medvedev, d’accord pour demander à l’Occident une vigilance active, au service des droits de l’homme, met en garde contre les dangers d’ultimatums qui pourraient, en URSS même, encourager les forces les plus staliniennes et nuire à la lente évolution des élites dirigeantes.

13 On retrouve un débat du même ordre dans le seul pays d’Europe occidentale pour lequel le problème des rapports bilatéraux avec les pays de l’Est se pose de manière à la fois centrale et pressante, à la fois sur les plans politique, économique et humain, à la fois par ses aspirations et par ce qu’elle peut offrir : l’Allemagne fédérale. En un sens, les traités conclus avec ses voisins orientaux ont bien consisté à échanger des concessions actuelles et irréversibles contre les espoirs incertains d’une évolution lointaine. Mais certains avantages immédiats ont été obtenus sur le plan humain (amnistie, augmentation du nombre de visites et de familles réunies) en échange de la reconnaissance juridique et politique de la RDA. De même, les négociations avec la Pologne ont souvent pris l’allure d’un marchandage entre le montant des réparations payées par la RFA et le nombre des Allemands autorisés par la Pologne à émigrer. Mais le gros morceau continue à être celui des rapports économiques avec l’URSS que le gouvernement allemand encourage encore en espérant, par là même, encourager une influence soviétique sur la RDA dans le sens de la souplesse et de l’ouverture. Des deux côtés, cependant, il est clair que les espoirs immédiats sont limités : l’industrie allemande est peu enthousiaste pour se lancer, en URSS, dans des investissements hasardeux, les responsables économiques du gouvernement allemand sont peu enthousiastes pour financer des crédits à l’exportation qui ne correspondent pas aux besoins de leur industrie, les dirigeants soviétiques et est-allemands sont peu désireux de faire sur le plan politique et humain des concessions qui, à leurs yeux, mettraient en danger la stabilité des régimes communistes. Des deux côtés, les espoirs immédiats sont déçus et chacun, tout en s’efforçant de négocier au coup par coup, met l’essentiel de ses espoirs dans l’influence indirecte du processus à long terme.

La France et la CSCE

14 Dans le cas de la France, on retrouve des problèmes analogues dans un cadre différent. Précisément parce que beaucoup moins d’intérêts bilatéraux directs (territoriaux ou même économiques) sont en cause, c’est peut-être la politique française qui permet de poser le plus clairement le problème de la détente en Europe et de ses ambiguïtés.

15 Sur le plan le plus général, l’un des principes de base de la diplomatie française sous la Ve République consiste dans le primat des intérêts nationaux dans les relations avec tous les régimes, par rapport aux préférences idéologiques, sentimentales et morales. Cela s’applique au Chili (à propos duquel, lors des négociations sur le renouvellement du crédit, la France et les États-Unis se sont opposés à la suggestion hollandaise de lier les concessions financières à des conditions politiques touchant à la libéralisation du régime) et cela s’applique à l’URSS. D’autre part, tout en restant très prudente sur le plan de l’équilibre militaire (d’où l’hostilité aux négociations sur la réduction des armements), la France s’était fait le champion de la détente, de l’entente et de la coopération en Europe. Depuis que les événements de Tchécoslovaquie avaient rappelé que la présence soviétique en Europe de l’Est privait de perspectives actuelles l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, la France, après une froideur initiale à l’égard des propositions de conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, en était devenue un soutien actif. Au cours des pourparlers occidentaux sur la réponse à donner aux propositions soviétiques, elle avait favorisé une approche positive et pragmatique, préférant, par exemple, parler d’échanges culturels plutôt que, comme le suggéraient les États-Unis et la Hollande, de « libre circulation des hommes et des idées ».

16 Voilà pourquoi le discours de M. Jobert à Helsinki, à la réunion de la Conférence le 4 juillet 1973, a fait sensation. Le ministre français des Affaires étrangères appelait à « se garder de faire lever trop tôt trop d’espoirs ». Il « appelait à ne jamais consentir au désarmement moral qui conduit à la servitude ». Surtout il définissait la sécurité comme « la liberté de penser, d’agir, de se déterminer sans pressions ni menaces ». Et il ajoutait : « Or, il y a aussi l’apparence de la sécurité et chacun en verra peut-être les dangers… ». À ces dangers, M. Jobert opposait un chemin, celui de la liberté : « Tout notre effort, dans la préparation de la Conférence, en dehors de propositions de méthode qui n’étaient pas négligeables, a été d’ouvrir ce chemin à tous. Car nous croyons que la paix passe par l’échange – celui des idées, des marchandises – par la libre circulation des individus, par leur libre détermination. Là est l’espoir que nous plaçons dans cette conférence. Il faut qu’au-delà des résolutions qu’elle arrêtera, elle ne tire, dans l’esprit du public, quelque valeur que du seul respect qu’elle aura et qu’auront les nations qui s’engagent ici, de cette idée de liberté pour les individus comme pour les nations ».

Diversité et réciprocité

17 D’où vient ce lien extrêmement ferme établi entre sécurité et liberté ? C’est que, précisément dans la mesure où elle est soucieuse de détente, la France porte une grande attention au caractère de celle-ci. Précisément dans la mesure où elle est soucieuse de paix, où elle veut surmonter la guerre froide en Europe, elle entend que celle-ci ne soit remplacée ni par une pax sovietica, ni par une pax americana, ni par une paix soviéto-américaine, celle d’un condominium qui garantirait le statu quo en Europe en faisant de celle-ci une zone spéciale à la fois protégée et surveillée par les deux « Grands ». Le seul moyen de s’y opposer, c’est, dans le cadre de la détente, de l’entente et de la coopération, d’œuvrer, autant que faire se peut, pour une conception de ces dernières qui ne soit pas imposée exclusivement par des considérations de puissance, mais qui porte la marque propre de l’esprit européen, celle du dialogue. Or qui dit dialogue dit acceptation à la fois de la diversité et de la réciprocité. Entre ces deux notions s’instaure une relation dialectique qui nous fait retrouver tous les problèmes du linkage magnifiés dès lors qu’il s’agit d’organiser non pas la prévention de la guerre nucléaire, mais la cohabitation des peuples d’un même continent.

18 D’une part cette cohabitation implique l’acceptation du statu quo, donc non seulement des frontières, mais des alliances et des régimes respectifs ; d’autre part, surtout si elle doit se muer en coopération active, elle doit accepter certaines règles de réciprocité. Or celles-ci restent vides de sens si elles n’impliquent pas un certain équilibre entre partenaires et une certaine ouverture mutuelle : entre un État capable d’assurer sa propre sécurité et un partenaire qui doit s’en remettre à la bienveillance du premier, entre un régime (ou une alliance) fermé, à l’intérieur, à toute influence et à toute diversité culturelle et idéologique, mais intensifiant sa propagande à l’extérieur, et un régime (ou une alliance) ouvert à l’intérieur, à toutes les influences, mais craignant d’agir pour répandre ses idées de peur de retomber dans la guerre froide, il n’y a pas de véritable réciprocité. Celle-ci implique la reconnaissance mutuelle, mais aussi un degré d’ouverture qui entrouvre la porte, non pas à la convergence, mais à un certain degré d’interpénétration allant de la compréhension à la transformation mutuelle dans le respect simultané de l’identité respective et de la communication. Les Soviétiques ont raison de prôner simultanément la coexistence pacifique et la lutte idéologique ; mais du point de vue de l’Europe occidentale, celles-ci ne peuvent être entièrement séparées ni selon les domaines (coexistence stratégique, coopération économique, lutte idéologique et culturelle) ni selon les régions (la coexistence imposant le maintien du monopole absolu de l’autorité soviétique à l’Est, la lutte idéologique impliquant la contestation des régimes établis à l’Ouest). La réciprocité et la coopération exigent d’infléchir les régies et de la coexistence pacifique et de la lutte idéologique dans le sens d’une compétition amicale et modérée reposant sur une acceptation de la diversité (évidemment relative) et sur le refus du manichéisme à la fois dans les alliances entre les États qui les composent et à l’intérieur de ceux-ci.

19 La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) a été jusqu’ici le lieu où, dans un langage souvent abstrait et formaliste, à propos de mandats et d’ordres du jour plus que de questions concrètes, ces problèmes de base touchant à la nature même de la détente ont directement fait l’objet de négociations. Les Soviétiques s’intéressaient avant tout à la sécurité, entendue comme la reconnaissance du statu quo territorial et politique, ainsi qu’à la coopération économique et technique, entendue comme un encouragement à la levée des barrières douanières et à l’entreprise de travaux communs, paneuropéens, le tout devant être coiffé par un organe permanent où on pourrait voir l’esquisse d’un système encadrant ou noyant la Communauté économique européenne (CEE).

Coopération et contacts humains

20 La position des neuf pays du Marché commun, soutenue le plus souvent par les neutres et beaucoup plus mollement par les États-Unis, a été de lier à la reconnaissance des frontières celle de la possibilité du changement pacifique, à la reconnaissance du principe de la souveraineté étatique celle des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et surtout, au progrès des échanges économiques celui des échanges sur le plan de la culture, de l’éducation, de l’information et des contacts humains. Comme la réunion même de la Conférence donnait satisfaction aux Soviétiques sur le plan de la reconnaissance du statu quo, les cartes des Occidentaux tenaient surtout à la possibilité de faire dépendre le succès de la Conférence comme événement spectaculaire (le degré de rapidité et de solennité de sa conclusion) et les suites institutionnelles à lui donner, de progrès même limités, dans les domaines où ils étaient demandeurs, en particulier dans ce que le jargon de la Conférence appelle « la troisième corbeille » – celle de la « coopération dans les domaines humanitaires et autres ». Les recommandations finales des consultations préparatoires d’Helsinki distinguent quatre chapitres, dont l’ordre même a fait l’objet de longs débats : « 1) Contacts entre les personnes ; 2) Information ; 3) Coopération et échanges dans le domaine de la culture ; 4) Coopération et échanges dans le domaine de l’éducation ».

21 Toute l’histoire de cette « troisième corbeille » est une illustration du problème du lieu et de la séparation entre dimensions et domaines. À l’origine, les propositions soviétiques ne prévoyaient que deux domaines, celui de la sécurité et celui de la coopération, les échanges dans le domaine de l’éducation et de la culture étant confondus avec l’économie et la technique. L’insistance occidentale les a fait admettre comme sujet spécifique. Puis, même problème à l’intérieur de ce sujet lui-même, l’URSS refusant tout d’abord de donner une place à part aux problèmes de l’information et des contacts humains, pour les confondre avec la coopération interétatique – en matière de culture et d’éducation –. Mais inversement, si les Occidentaux ont obtenu, avec succès, qu’ils soient traités en eux-mêmes, ils ont également insisté pour lier les progrès dans les autres domaines (principes, économie, organe permanent) à des progrès, même modestes, dans les domaines dont ils venaient de faire reconnaître le caractère spécifique.

22 Sur tous ces points concernant l’ordre du jour, les Occidentaux ont, dans une assez large mesure, obtenu gain de cause. C’est là que réside l’importance de la Conférence : pour la première fois, contrairement à ses intentions initiales, l’URSS a dû reconnaître que les problèmes liés aux rapports entre individus et sociétés étaient un objet légitime de discussion internationale et, en particulier, européenne.

23 Mais, d’une part, au niveau même des principes et des mandats, l’URSS n’a pas cédé dans son refus de toute recommandation contraignante et dans son insistance à rappeler le primat du contrôle étatique. D’autre part, les espoirs qu’avaient fait naître les formulations de compromis adoptées, lors des pourparlers préliminaires, au moment de la rédaction des mandats n’ont guère été confirmés lorsqu’à Genève la Conférence elle-même s’est efforcée de discuter des mesures pratiques. Seules, jusqu’à présent, deux ou trois suggestions (comme la création d’une revue européenne distribuée dans tous les pays et l’organisation de débats télévisés paneuropéens périodiques) ont été adoptées, en principe, sous réserve d’un contrôle très étroit par les États.

24 Entre-temps, l’affaire Soljenitsyne a, d’une part, rendu encore plus difficile aux États d’Europe occidentale de se désintéresser du problème, mais a, d’autre part, renforcé les Soviétiques dans leur campagne de vigilance. Le double thème « pas de place pour la diffusion de l’anticulture » (Pravda, 5 janvier 1973) et « la liberté de l’artiste créateur se mesure à sa conformité à la ligne du Parti » (Pravda, 2 avril 1974) est repris avec de plus en plus d’énergie.

25 Le problème de la coopération culturelle, définie au sens large ou au sens étroit, a ainsi toutes les chances de n’être ni résolu ni oublié. Il est, pour la phase actuelle de la détente européenne comme pour les priorités politiques des différents États, le meilleur des indicateurs ou des révélateurs.

Les paradoxes de la détente

26 C’est que le caractère essentiel de la phase actuelle est de reposer sur un paradoxe : l’acceptation de la division – territoriale et idéologique – de l’Europe, mais la nécessité simultanée (pour ceux-là mêmes qui réclament cette division) de la communication, des échanges, de la coopération sur les plans économique et technique. Contrairement aux espoirs de la phase 1963-1968, la détente actuelle repose non seulement sur l’acceptation de l’équilibre militaire, mais sur celle des organisations et des régimes existants ce qui, pour l’Europe de l’Est, revient à une acceptation tacite du principe : « Cujus regio ejus religio ». C’est cette acceptation que l’URSS veut rendre explicite, en acceptant par ailleurs, elle-même, certaines réalités occidentales.

27 Mais d’un autre côté, si la confirmation du statu quo se fait dans la détente plutôt que dans la guerre froide, si l’URSS choisit de se passer du ciment que constituait, pour son bloc, l’hostilité à l’Allemagne et aux États-Unis, c’est en très grande partie parce qu’elle a besoin, pour son développement et celui de sa sphère, de la coopération économique et technique de l’Occident. D’où, à la relation figée du passé, la substitution d’une dialectique. L’ouverture économique et technique peut entraîner une tendance à l’ouverture culturelle, idéologique et politique. Mais inversement, précisément pour résister à cette tendance, les États qui se sentent vulnérables renforcent préventivement leur contrôle sur ces points sensibles et décisifs.

28 L’acceptation du statu quo libère des forces de changement – économiques, sociales, culturelles, psychologiques – qui peuvent les mettre en question plus profondément que les pressions militaires ou les combinaisons diplomatiques : la force ou la diplomatie servent alors à contenir ou à canaliser ces changements. Personne ne sait qui y parviendra et dans quelle mesure. Sous la guerre froide, les sociétés de l’Est et de l’Ouest étaient relativement protégées par leur hostilité. La détente les rend plus vulnérables à leur influence réciproque. L’interdépendance et la communication peuvent, comme tout ce qui est vivant, avoir un caractère déstabilisateur. Elles entraînent des risques d’érosion (surtout à l’Ouest) et d’explosion (surtout à l’Est). D’où la question de savoir si tous n’ont pas intérêt à une certaine régulation des échanges sur tous les plans. Mais quelle est la part, à cet égard, de convergence ou de divergence des intérêts ? Dans quelle mesure la première est-elle suffisamment avancée pour rendre possible et souhaitable une régulation multilatérale et institutionnalisée, qui pourrait être assurée par un organisme permanent issu de la CSCE ?

29 Les réponses à ces questions ne sont pas claires, car elles sont commandées à la fois par l’imprévisibilité du résultat global des chocs entre tendances contradictoires et par les contradictions qui existent, face à ce problème, entre les objectifs des mêmes États.

30 Sur le plan général, il y a contradiction entre la nature du système international, en particulier en Europe, et celle de la société moderne. Le premier est fondé sur une double délimitation territoriale, celle des blocs idéologico-militaires (renforcée par l’équilibre nucléaire) et celle des États souverains. La seconde est caractérisée par les tendances de la technique moderne à la diffusion, par la tendance des économies à l’interdépendance (comme le montre l’impossibilité même pour les grands empires de rester autarciques : les États-Unis ont besoin du monde extérieur pour l’énergie, l’URSS semble en avoir un besoin pressant pour l’agriculture, la technique, les capitaux), par celle des communications de masse à l’interpénétration universelle, mais inégale (d’où, par exemple, le problème de la transmission des programmes télévisés par satellites), enfin et peut-être surtout, par l’aspiration des populations, en dépit de la différence des régimes et des niveaux de développement, à participer à la société d’abondance et à ses modèles culturels.

Stratégies possibles

31 Qu’est-ce que ces contradictions structurelles et les développements des derniers mois nous enseignent quant aux réponses, probables ou souhaitables, des différents interlocuteurs au problème général, tel qu’il est posé, à la fois dans les débats nationaux et sur le plan européen ?

32 Du côté soviétique, trois stratégies sont possibles, dans l’abstrait :

  1. L’autarcie. Elle reste l’idéal traditionnel et désiré, mais est rendue impossible par les besoins économiques et techniques. La politique de Brejnev depuis le printemps 1969 et, plus encore, depuis le 24e Congrès du PCUS, montre clairement qu’il a choisi de faire appel à l’extérieur, en particulier aux États-Unis, à l’Allemagne et au Japon, pour surmonter la crise économique actuelle de l’URSS et assurer son développement futur.
  2. La séparation entre la coopération économique et technique et l’isolement idéologique, social et culturel. Là aussi il s’agit d’un vieil idéal à la fois communiste et russe. Mais les dirigeants soviétiques savent bien que même en cas de succès la séparation ne peut être réalisée complètement. Peut-être même ont-ils une conscience exagérée des dangers de « retombées idéologiques » des contacts économiques et techniques. C’est pourquoi leur politique est complétée par une troisième stratégie, qui est :
  3. La contre-offensive

33 Celle-ci prend trois formes.

34 Premièrement, le renforcement de la « lutte idéologique » et de la répression à l’intérieur, particulièrement en URSS où la persécution des intellectuels contestataires et des écrivains indépendants est de plus en plus efficace et spectaculaire.

35 Deuxièmement, il s’agit d’attaquer l’Occident sur son propre terrain, en retournant ses arguments et en lui adressant des revendications analogues aux siennes. Les pays communistes font remarquer, à juste titre, que les difficultés de visa que leurs ressortissants rencontrent pour l’accès aux pays occidentaux sont souvent supérieures à celles des ressortissants de ces derniers à l’entrée des pays de l’Est. D’autres arguments plus spécieux prétendent établir que c’est l’Occident qui s’oppose à la communication culturelle par le fait que le nombre de traductions du hongrois et du bulgare, en français ou en anglais, est inférieur à celui des traductions de ces derniers en hongrois ou bulgare, ou qu’ils importent plus d’heures de télévision d’Occident qu’ils n’en exportent.

36 La troisième forme de contre-offensive, celle qui peut concerner le plus directement la CSCE, consiste en manœuvre pour, sous couleur de détente et de concessions, étendre à l’extérieur le champ d’application de leur censure : l’adhésion à la Convention des droits d’auteur permet d’étouffer le Samizdat, un accord sur la radio pourrait permettre d’étouffer ou de gêner Radio Free Europe et Radio Liberty plutôt que de faire cesser leur brouillage. C’est ce qui pose, du côté occidental, le problème de savoir si l’institutionnalisation multilatérale de la surveillance des contacts n’aboutirait pas à les restreindre plutôt qu’à les développer.

37 Tout dépend, évidemment, de la question de savoir si les pays occidentaux ont, de leur côté, une politique en la matière. Là aussi, trois stratégies sont concevables.

38 La première, la plus naturelle, celle que recommandent des commentateurs aussi qualifiés que Michel Tatu et Peter Wiles, et que le Congrès américain a appliquée avec succès pour la taxe sur l’émigration des juifs soviétiques, est celle du marchandage, entre les domaines où les Soviétiques sont demandeurs et ceux qui correspondent aux principes ou aux objectifs de l’Occident : il s’agirait d’échanger la reconnaissance du statu quo contre la tolérance du changement pacifique, la reconnaissance des frontières contre l’assouplissement de leur fermeture, l’économie contre la culture, la circulation des biens contre la circulation des hommes, l’exportation des ordinateurs contre l’exportation des journaux.

39 Pour de multiples raisons, une telle stratégie est très difficile à réaliser de manière globale, directe, et sur une longue période. Premièrement, il est très difficile d’établir des équivalences et des balances entre des domaines aussi hétérogènes. Deuxièmement, s’il est vrai que les Soviétiques recherchent avant tout la coopération économique et technique, et les Occidentaux la libéralisation culturelle et idéologique, le degré d’intensité des deux intérêts est très différent. Les Soviétiques ont des besoins urgents sur le plan économique, mais ils ont des contraintes idéologiques et politiques, tenant à la stabilité de leurs régimes, non moins impérieuses. Les Occidentaux souhaiteraient obtenir plus de mouvement des hommes et des idées, mais ils n’en ont pas un besoin indispensable : leur intérêt pour le sort des populations de l’Europe de l’Est est réel, mais non prioritaire. D’un autre côté, leur intérêt pour la coopération économique avec les pays de l’Est est moindre que celui de ces derniers, mais n’est pas inexistant. Au contraire, de nombreux milieux économiques ont un intérêt inconditionnel pour les relations avec l’Est et n’admettent guère que leurs transactions soient soumises à des considérations autres que la rentabilité. Or, les gouvernements des pays capitalistes ne peuvent contrôler leurs industriels et leurs banquiers au gré de leur politique. Les débats américain et allemand nous ont montré que, dans la mesure où ce que l’URSS, aujourd’hui, semble demander, ce sont de véritables plans d’industrialisation à long terme, avec des investissements énormes, des crédits à très longs termes et des profits très incertains, cela implique un rôle accru des États occidentaux par rapport à leurs entreprises, et de la politique par rapport au commerce.

40 Dans la mesure où le marchandage sur les thèmes de la libre circulation apparaît comme non négociable, deux autres attitudes se présentent. Elles se situent à l’opposé l’une de l’autre.

41 On peut substituer au marchandage l’utilisation polémique et tactique des mêmes thèmes : c’est probablement la véritable idée du sénateur Jackson. On affirme les principes de liberté et de circulation sous une forme intransigeante, sans se faire d’illusions sur les chances d’efficacité de cette affirmation. Plus encore, on met sur le tapis les questions les plus gênantes pour les Soviétiques, soit pour empêcher la Conférence (ce qui fut longtemps le cas), soit pour la faire échouer, soit pour l’influencer en dissuadant les Soviétiques d’ouvrir des discussions ou d’émettre des revendications gênantes pour l’Occident. Légitime à titre de tactique diplomatique, cette attitude risque, si elle est poussée trop loin, de compromettre les quelques concessions pratiques que l’on pourrait obtenir et d’aboutir, ensuite, à céder sans contrepartie.

42 La troisième attitude consiste, au contraire, à abandonner toute pression, voire toute revendication que les Soviétiques pourraient considérer comme provocatrice, et à tout miser sur un acte de foi dans le processus historique. On fera, alors, effort pour rassurer les Soviétiques, voire pour les aider à stabiliser leur empire, dans l’espoir qu’une fois rassurés ils l’assoupliront. La logique de cette attitude conduit à des concessions sans contrepartie à court terme, sur le plan diplomatique et idéologique, dans l’espoir que les contacts économiques et technologiques, par eux-mêmes, auront à long terme des retombées favorables sur le plan humain et politique. C’est, dans une large mesure, le pari que fait Willy Brandt. Le résultat en est hasardeux, l’URSS faisant visiblement le pari contraire. À court terme du moins, c’est le pari de l’URSS qui est le plus réaliste : comme l’a fait remarquer Sakharov, le processus entraîne plus de répression et de rigidité à l’intérieur de l’empire soviétique. L’Occident risque de ne jamais être assez rassurant pour donner aux dirigeants soviétiques confiance dans leurs populations, mais de l’être trop en les assurant de l’impunité de la répression.

43 Et pourtant, que proposer d’autre qui soit réaliste ? Il est indispensable de combiner les trois approches, mais il faut bien avouer que, pour l’essentiel, on ne peut guère mettre ses espoirs que dans le processus à long terme. À deux conditions cependant, qui paraissent essentielles. Premièrement, il faut faire ce qu’on peut pour orienter le processus au bénéfice des pays d’Europe de l’Est et pas seulement de l’URSS, des populations et pas seulement des États ; il faut donc s’opposer à la double tentative de centralisation impériale et étatique des échanges tant économiques que culturels, dont la coopération paneuropéenne risque d’être l’objet. Deuxièmement, il s’agit de protéger le processus contre les chocs en retour, la suspicion et la répression. Il ne s’agit pas de bâtir des ponts (ceux-ci doivent être aussi apolitiques que possible), mais des paratonnerres ou des parapluies. D’où l’importance d’un code de bonne conduite, d’un dialogue sur les limites tolérables et désirables de l’interpénétration, pour éviter que ce qui, aujourd’hui, est encouragé sous le nom de coopération soit, demain, dénoncé sous celui de subversion.

44 Sans émettre d’exigences inacceptables ni espérer de marchandage global, il ne faut pas non plus céder à la timidité de certains partisans du processus. D’une part, il ne faut pas craindre d’affirmer ses principes comme l’Est affirme les siens, sans jamais d’ailleurs rien demander que l’on ne soit prêt à accorder soi-même. Il y a beaucoup à faire, du côté occidental, dans la direction de cette logique de la réciprocité et de l’interpénétration.

45 D’autre part, et surtout, il ne faut pas sous-estimer les possibilités de marchandage partiel sur des points et à des moments précis.

46 Après tout, les exemples que nous avons cités (allant des résultats obtenus par des hommes politiques suspects de saboter la détente, comme le sénateur Jackson, à ceux d’hommes comme Willy Brandt qui ont misé leur avenir politique sur elle) montrent qu’à condition de ne pas aller trop loin, on peut sauver des vies humaines, obtenir des amnisties et des passeports (y a-t-il quelqu’un, en Occident, pour oser regretter ces quelques succès et rejeter les remerciements des individus qui déclarent devoir leur survie à l’opinion occidentale ?). Surtout, ils montrent la voie d’une phase des relations internationales où les États ne devront certes pas se donner pour but de changer les régimes de leurs partenaires, mais où ils ne pourront pas non plus ignorer la solidarité des différents groupes – qu’ils soient professionnels, ethniques, ou spirituels – par-delà les frontières, et où même les individus isolés auront quelque espoir d’un recours. Les États autoritaires, de gauche ou de droite, devront s’en accommoder si, au-delà de la coexistence pacifique que nul n’est en droit de leur refuser, ils prétendent aboutir à des liens plus confiants et plus irréversibles.

47 L’URSS peut, sans courir de danger pour sa sécurité, en adopter progressivement une vision plus souple et plus ouverte. Si elle considère qu’elle ne peut pas se le permettre, ni le commerce, ni la coopération contre la guerre nucléaire ne sont remises en cause, mais, réciproquement, des avantages économiques spéciaux de nature politique n’ont aucune raison d’être accordés sans concessions politiques à un pays dont la situation au point de vue de l’or, à celui des sources d’énergie, ou à celui des dépenses militaires est bien plus avantageuse que celle de ses voisins européens ; après tout, le gouvernement soviétique et les industriels allemands viennent de s’entendre pour construire l’usine géante de Kurtsk sans crédits gouvernementaux.

48 Au-delà des résultats immédiats, économiques ou politiques, ce qui est en cause c’est la nature des relations entre les deux Europes. Précisément à l’heure où les deux Grands semblent s’accorder pour un statu quo bipolaire inspiré par la Realpolitik, précisément à l’heure où l’Europe occidentale se trouve en situation inférieure au point de vue de la puissance matérielle, voire de la sécurité militaire, il lui appartient de faire la preuve que le choix de la détente n’est pas fondé sur cette infériorité, que le spectre de la « finlandisation » repose sur un malentendu. Si nous sommes entrés dans une ère de paix où la menace, même implicite, de la force est dépassée, quel meilleur moyen de le prouver, pour tous les Européens, qu’en refusant de baisser la voix dans la défense, pour eux et pour les autres, des droits du dialogue ?

Français

L’Europe ne veut ni d’une pax sovietica ni d’une pax americana, pas plus qu’elle n’est disposée à se soumettre à un condominium soviéto-américain. Elle refuse de se laisser enfermer dans les dilemmes dont l’auteur donne maints exemples et dont les deux termes du jargon politique américain traduisent l’alternative : linkage or decoupling ? Lier les problèmes ou les dissocier ? Ces faux dilemmes et ces vrais problèmes, elle veut les surmonter par une attitude de coopération qui n’exclut pas la fermeté et qui rejette la transformation des anciens antagonistes en complices et celle des alliés en antagonistes.
Texte paru pour la première fois dans le n° 334 de la RDN, en juin 1974.

  • Europe
  • détente
  • coopération
  • alliance
Pierre Hassner
(1933-2018) Spécialiste français de relations internationales, directeur de recherche émérite au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri) de la Fondation nationale des sciences politiques. Lauréat du Prix d'honneur 2011 de la RDN.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.827.0057
Pour citer cet article
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