CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les équilibres rompus

1 La situation actuelle est caractérisée par une multiplication des dimensions géostratégiques, des acteurs et de leurs relations. Cela aboutit à deux résultats opposés, mais également fâcheux. D’une part, il y a un brouillage généralisé entre l’intérieur et l’extérieur des sociétés et, à l’intérieur de chacune d’elles, les frontières entre le privé et le public, entre le civil et le militaire, etc. sont de plus en plus floues. D’autre part, la tendance est à la séparation entre des instances dont le dialogue est la base du lien social : État et citoyen, élites technocratiques ou internationalisées invoquant la contrainte des marchés ou les opportunités lointaines et, en face, des mouvements populistes, protestataires et protectionnistes tentées par la fermeture ou le repli. S’y ajoute l’affaiblissement des instances de médiation (partis politiques, syndicats, autorités judiciaires et administratives), le tout aux dépens de l’autorité, de la réciprocité et de la confiance. C’est une évolution qui vient de loin.

2 L’ordre westphalien était miné par l’inégalité des grands et des petits États, par les conflits des empires entre eux, par la révolte des nationalités et des révoltes sociales, par l’interdépendance économique et la contagion des crises.

3 L’ordre de Yalta, imposé par la force, était miné par les volontés d’indépendance nationale, par les contacts entre les sociétés et leur évolution du temps de la guerre froide que le général Beaufre décrivait ainsi : « La grande guerre et la vraie paix sont peut-être mortes ensemble ». Il l’appelait la « paix-guerre » et Raymond Aron « la paix belliqueuse ». L’ordre de Yalta (qui n’avait régné qu’en Europe) se fissurait déjà lorsque Kissinger, en 1968, écrivait : « Nous vivons une époque où les non-alignés demandent autant de protection que les alliés et les alliés autant de liberté d’action que les non-alignés ».

4 Ces paradoxes sont devenus beaucoup plus spectaculaires avec la fin de la guerre froide, mais, tout autant, avec le changement des équilibres politiques, économiques et militaires résultant de l’apparition et de la montée des pays du Sud. L’équilibre bipolaire était certes dynamique, mais prévisible. L’émancipation et la montée des « trois continents » anciennement dominés par l’Occident font apparaître d’une part de nouvelles puissances, dont l’une, la Chine, devient en quelques dizaines d’années un rival des États-Unis, et de l’autre extrémité, des États faillis ou fragiles en proie à des guerres civiles, ethniques ou religieuses. Entre ces deux extrêmes, des rivalités prennent forme entre des puissances comme l’Inde et le Pakistan, l’Iran et l’Arabie saoudite, dont l’issue est très difficile à prévoir et à l’égard desquelles la stratégie à adopter par les pays occidentaux est de plus en plus incertaine. D’autant que les pays du Sud, devenus les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), combinent le plus souvent une méfiance envers les pays qui les ont envahis ou dominés dans le passé et des rivalités qui les amènent à faire appel à leurs anciens colonisateurs ou dominateurs ; et ceux-ci, dès lors, oscillent entre l’intervention et l’abstention.

Nouvelles dimensions, nouvelles armes, nouveaux acteurs

5 L’incertitude inhérente à un monde interétatique qu’on peut considérer comme multipolaire ou apolaire est considérablement accrue par un certain nombre de transformations sub et transétatiques qui à la fois modifient le jeu des États et le dépassent.

6 Il s’agit avant tout des révolutions qui concernent les moyens de communication et de destruction. Elles modifient le rôle d’acteurs non étatiques sub et transnationaux, le tout sur fond de crise économique et de crise du politique, au niveau national comme au niveau régional et au niveau global, ces niveaux étant eux-mêmes en interpénétration constante.

7 La vitesse sans cesse accrue des communications, la télévision et surtout l’Internet, le téléphone portable et les réseaux sociaux ont rendu souvent illusoire l’isolement des guerres locales par rapport au reste du monde et, en particulier, par rapport aux populations des pays dont les soldats combattent au loin. Les images et les messages circulent instantanément avec des effets souvent imprévisibles. Souvent grossis, ils suscitent l’indignation ou l’irritation, la solidarité ou la réaction préventive à l’autre bout de la planète. Les peuples des métropoles sont aux premières loges, soit par le sort de leurs soldats, soit par des conséquences comme les flux de réfugiés ou les vengeances terroristes, souvent confondus dans leur perception. La circulation des idées et des passions se combine avec la circulation de l’argent, de la drogue, et celle des pirates ou des terroristes, pour donner parfois une dimension mondiale aux conflits qui, dans d’autres cas, se déroulent dans l’indifférence.

8 Ce que l’expérience permet de prévoir, c’est le choc des temporalités : entre celle du terrain qui demande des décennies pour donner ses fruits, s’il s’agit de transformer un pays en proie à la violence et au chaos, et celle des métropoles dont la patience s’épuise beaucoup plus vite.

9 Quant à la révolution des moyens de destruction, elle a des effets allant à la fois dans le sens de l’asymétrie et de la symétrie. Si la plupart des États ont de la peine, en temps de crise économique, à soutenir une course aux armements et voient leurs budgets militaires diminuer, ce n’est pas le cas de ceux de la Chine et de la Russie qui augmentent régulièrement. Mais surtout certains armements deviennent plus accessibles financièrement et des groupes ou des individus qui sont ou seront capables d’infliger des destructions ou une « désorganisation massive » (selon la formule de Dominique Mongin) dont on croyait les États seuls capables.

10 À leur tour, les États sont tentés, et parfois obligés, d’employer dans la lutte antiterroriste les méthodes des terroristes eux-mêmes. Face à des renseignements sur la préparation d’un attentat, les États ne peuvent s’en remettre à la dissuasion par menace de représailles en seconde frappe, ils doivent prendre les devants pour essayer d’arrêter le suspect, voire s’il le faut, de l’éliminer. Mais la présidence de George W. Bush a étendu cette méthode sous le nom de « guerre préemptive » aux États suspectés de détenir des armes de destruction massive. La violence des États et celle des terroristes ou des insurgés tendent à se nourrir et à s’influencer mutuellement.

11 Cependant, un élément spectaculaire de dissymétrie apparaît et se maintient pour l’instant : c’est celui de la préférence pour la technique et pour la minimisation du risque, d’un côté, et de l’autre, le fanatisme et la recherche du risque, voire du suicide. L’évolution socioculturelle et morale prend ici tout son sens, dont l’importance est aussi incontestable que celle de l’évolution de l’art militaire et de ses instruments.

12 D’un côté, il y a la montée du fanatisme religieux, qui radicalise des conflits territoriaux ou ethniques. Il oppose des adeptes fondamentalistes de religions différentes, comme dans le conflit israélo-palestinien ou des versions d’une même religion comme entre sunnites et chiites au Moyen-Orient, ou encore les minorités persécutées ou révoltées face à des majorités d’une religion différente comme entre hindouistes, bouddhistes ou musulmans en Asie. Le fanatisme introduit, ressuscite ou répand une arme redoutable : celle de la « bombe humaine » ou de l’attentat-suicide. Celle-ci, à la limite, fragilise la dissuasion ; le risque du suicide mutuel, sur lequel repose celle-ci, perd de sa valeur lorsque le suicide est au contraire recherché. De l’autre, inversement, les sociétés occidentales, individualistes et pacifiques, tendent à préférer confier leur sécurité à des mécanismes lointains, comme la dissuasion nucléaire assurée par des sous-marins ou, invention plus récente, à des drones actionnés à distance et sans risque immédiat, voire, un jour, à des robots. Dans les deux cas, la réciprocité du risque assumé est mise en cause.

13 Un point commun entre les deux types de protagonistes est le rôle de l’argent. Les sociétés bourgeoises ou individualistes qui ont renoncé à la conscription font volontiers appel à des mercenaires ou à des contractuels. C’est particulièrement le cas des États-Unis, où la moitié des combattants en Irak étaient des contractuels, de même que la majorité des employés de la National Security Agency (NSA) procédant à des milliards d’écoutes dans le monde. Les tortionnaires d’Abou-Graib étaient des contractuels tout comme Snowden, l’employé de la NSA, qui a révélé et détaillé les activités de celle-ci. Dans les deux cas, on peut se demander si l’absence d’un code d’honneur et celle d’une discipline militaire n’ont pas joué un rôle déterminant devenu au minimum un vrai facteur d’imprévisibilité. Réciproquement, les insurrections et le terrorisme sont souvent alimentés, soit par les millionnaires acquis à leur cause ou voulant éviter de devenir leurs cibles (comme certains milieux, parfois dirigeants d’Arabie saoudite ou du Qatar), soit par le recours à la prise d’otages pour l’extorsion d’une rançon, au pillage, aux trafics de toute sorte ou à la piraterie.

14 L’une des difficultés stratégiques les plus importantes tient à ce que le même groupe peut avoir une dimension de banditisme, une dimension ethnique ou nationaliste, et une dimension religieuse et suicidaire. Entre gangs et milices, entre djihad et insurrection nationale, les stratégies des États visant à rétablir l’ordre et la paix hésitent sur la nature de l’adversaire et sur la manière de le combattre, de le diviser ou de l’isoler.

Incertitude stratégique et crise du politique

15 L’incertitude stratégique nous ramène, dès lors, aux controverses classiques datant des guerres d’Indochine et d’Algérie, entre la primauté à la recherche et à la destruction de l’adversaire, ou à la protection de la population et à son organisation défensive. On retrouve aussi les débats sur le rôle des différentes armes et des différents services. À la suite de l’expérience des guerres coloniales, et, en dépit de victoires initiales, des expéditions menées par les États-Unis ou l’Otan, au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, on assiste à la montée d’une nouvelle triade, celle des forces spéciales, des drones et de la cyberguerre. Leur caractéristique commune est de s’exercer dès le temps de paix, d’agir clandestinement ou par surprise, d’avoir une fonction de renseignement en même temps que de désorganisation de l’adversaire et surtout, pour les opérations de cyberguerre, d’opérer clandestinement et anonymement. Bien que particulièrement ciblées par rapport aux batailles ou aux bombardements classiques, elles peuvent se tromper d’objectifs, susciter des réactions hostiles dans la population des régions visées et surtout, là aussi pour les opérations de cyberguerre, avoir des effets collatéraux incontrôlables au-delà des cibles et concerner les communications des pays émetteurs eux-mêmes ou de leurs alliés. Ce fut le cas du virus « stuxnet » visant les installations iraniennes, mais infectant aussi nombre d’ordinateurs américains.

16 On assiste ainsi à une véritable guerre préventive permanente en temps de paix, à coups d’attentats ciblés, de virus ou d’opérations coup de poing. Dans une interview récente, le général Vincent Flynn, directeur de la Defense Intelligence Agency américaine et ancien directeur du renseignement pour les opérations spéciales en Irak et en Afghanistan, affirme que « les opérations spéciales (en temps de paix) nous éviteront les guerres » (cf. Defense.one.com, 28 octobre 2013) et plaide pour une fusion du renseignement et des forces spéciales.

17 On peut, à l’inverse, craindre que les opérations en temps de paix ne finissent par provoquer de vraies guerres. On relève aussi que, quelles que soient leur efficacité et leur importance, ce type d’armes et d’opérations peut apporter le désordre chez l’ennemi, mais non y établir la paix fondée sur un ordre légitime. Il n’y a pas de substitut à la présence régulière au sol, mais celle-ci, comme le montrent les exemples cités plus haut, se heurte au problème de la durée : pour éviter à la fois un départ trop rapide, comme en Libye, ou un enlisement insupportable aux populations du pays occupé comme de l’occupant comme on l’a vu en Afghanistan, l’intervention tient souvent de la quadrature du cercle.

18 * * *

19 La solution, quand elle existe, passe par la recherche d’une vraie paix et, dans certains cas, d’une vraie guerre exigeant patience, solidarité et sacrifice non seulement de la part des armées, mais aussi des populations civiles et, éventuellement, de celles des pays alliés. Comme nous le suggérions en commençant, l’incertitude stratégique tient pour une grande part à la crise du politique.

Français

L’incertitude stratégique que beaucoup ressentent, résulte de fragiles équilibres antérieurs désormais rompus, de l’apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles frictions, mais surtout de la crise générale du politique qui est la marque d’un monde en transition rapide. Cette déstabilisation des anciens équilibres s’accroît d’autant plus que les échelles de temps sont désormais distinctes entre les différents acteurs, les uns voulant l’instantanéité et les autres le temps long.
Texte paru pour la première fois dans le n° 766 de la RDN, en janvier 2014.

  • incertitude
  • déséquilibre
  • rapport de force
  • fait accompli
Pierre Hassner
(1933-2018) Spécialiste français de relations internationales, directeur de recherche émérite au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri) de la Fondation nationale des sciences politiques. Lauréat du Prix d'honneur 2011 de la RDN.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.827.0136
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...