CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’intervention militaire menée par Moscou en Syrie depuis 2015 revêt un caractère paradoxal et fait, en tant que telle, l’objet d’une attention croissante de la part de l’Otan : en effet, il semble qu’à la différence de bon nombre d’interventions occidentales récentes, la campagne russe puisse se targuer d’une réelle efficacité dans la mesure où le Kremlin a atteint, pour un coût raisonnable, bon nombre des objectifs politiques qu’il s’était fixés tout en faisant considérablement progresser ses intérêts dans la région [1]. Cette réussite paraît d’autant plus surprenante que les forces russes sortaient à peine de restructurations importantes et accusaient encore un retard technologique conséquent sur leurs homologues occidentales [2]: l’expérience tactique ou la supériorité technologique apparaissent donc comme des facteurs insuffisants à expliquer un tel succès. Se pourrait-il alors que certaines spécificités de l’approche opérative adoptée par Moscou aient fait une différence ?

2 En tout état de cause, il serait vain de suggérer que les modes d’actions russes pourraient être adoptés tels quels par l’Occident, dans la mesure où ils demeurent le prolongement d’une culture politique et stratégique spécifique. Cependant, certains procédés opératifs mis en œuvre par les Russes en Syrie invitent à la réflexion en ce qu’ils remettent en question – par leurs similarités comme par leurs différences – certains présupposés implicites occidentaux. L’objet de cet article consiste donc, tout au plus, à tenter de souligner quelques-unes de ces « dissonances », en espérant que cette mise en relief incite le lecteur à approfondir l’étude de cette campagne. Plus précisément, il tentera de montrer que l’appareil militaire russe a réussi, par une habile combinaison de moyens terrestres et aériens, à mettre sur pied, pour la première fois de son histoire, un complexe de reconnaissance-frappe – ce leitmotiv de la doctrine russe depuis les années 1980 [3]– adapté de manière pragmatique au contexte d’une intervention extérieure.

Territoires contrôlés par les protagonistes du conflit syrien en 2015 et 2019 [4]

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Territoires contrôlés par les protagonistes du conflit syrien en 2015 et 2019 [4]

3 Les Forces aérospatiales russes (Vozdushno-Kosmicheskiye Sily ou VKS en russe) ont conduit la campagne principalement depuis la Syrie. Une force assez légère, au regard des éléments disponibles dans l’inventaire russe a été déployée sur la base de Hmeimim. Il est difficile de déterminer s’il s’est agi d’un choix contingent ou s’il a été imposé aux responsables russes du fait de leurs faibles capacités logistiques. La composition du déploiement varia néanmoins très peu pendant les deux premières années du conflit et ne dépassa pas une quarantaine d’avions de combat et d’hélicoptères [5]. Les aéronefs furent déployés sur d’autres terrains mais restèrent principalement basés en Syrie bien que des raids stratégiques aient été décidés ponctuellement depuis la Russie [6] et que le porte-avions Kuznetsov ait été déployé, sans succès, pendant deux mois en fin d’année 2016 [7].

4 Déployer une force aérienne directement en Syrie présentait des inconvénients et constituait une prise de risque manifeste notamment pour une armée de l’air peu expérimentée et en pleine mutation [8]. De lourds travaux d’infrastructure ont été nécessaires pour accueillir la VKS en Syrie et le soutien des aéronefs a nécessité une manœuvre logistique complexe conjuguant des convois maritimes et aériens s’appuyant sur du matériel vieillissant et disponible en faible quantité [9]. Toute baisse d’activité aérienne – résultant des ruptures logistiques ou des défaillances techniques – a certainement été constatée immédiatement par les responsables syriens, les combattants et les populations situées à proximité, et a certainement dû faire l’objet d’explications par le commandement russe.

5 

6 Mais conduire les frappes depuis la Syrie présentait également un certain nombre d’avantages. Les Russes se sont ainsi affranchis de l’utilisation de ravitailleurs en vol trop peu nombreux dans leur inventaire [10] et ont pu utiliser leurs avions d’attaque au sol non ravitaillables en vol [11]. L’activité aérienne russe ne dépendait pas, ainsi, des autorisations de survol qui auraient été nécessaires pour rejoindre la Syrie depuis la Russie [12]. La présence de la VKS au cœur de la Syrie permettait également un meilleur échange d’informations avec les forces armées syriennes, iraniennes et les milices chiites, et une meilleure coordination inter-armées. La VKS a ainsi pu conduire des missions en patrouille mixte avec des éléments de l’armée de l’air syrienne [13] et a conservé une grande réactivité tout en rentabilisant au maximum chaque heure de vol réalisée, étant en mesure de fournir à temps des objectifs aux pilotes [14]. Enfin, les décollages russes ont certainement rassuré la population et motivé les troupes déployées à proximité des bases aériennes qui soutenaient le régime syrien, tout en maintenant une forme de pression sur le gouvernement de Bachar el-Assad. Tout désaccord entre Moscou et Damas pouvait en effet aboutir à une baisse d’activité aéronautique immédiatement détectée par les combattants pro-gouvernementaux car largement à leur désavantage.

7 La campagne russe a également vu la mise en place rapide d’un vaste éventail de moyens terrestres, même si le volume total de troupes projetées est resté relativement modeste (environ 5 000 militaires au pic de l’intervention) [15]. En dépit des risques conséquents pesant sur la sécurité du personnel russe déployé au sol aux côtés de partenaires de fiabilité très variable, il semble que ce choix d’une empreinte au sol conséquente ait eu pour principal objectif la mise sur pied d’un complexe de reconnaissance-frappe (Razvedyvatel’no-Udarnnyy Kompleks ou RUK en russe) rudimentaire mais efficace dont la Syrie verra la première véritable mise en pratique [16].

8 Le premier impératif consistait à assurer une protection adéquate aux moyens aériens déployés sur le théâtre. En effet, la force russe a consacré une partie significative de ses moyens terrestres à la défense des bases principales, afin d’éviter des attaques par drone ou tir indirect ainsi que les tirs sol-air contre les aéronefs au décollage ou en retour de mission. À cet effet, les Russes n’ont pas hésité à déployer immédiatement des moyens blindés-mécanisés lourds (notamment des chars T-90A) en défense de leurs emprises, tablant probablement sur l’effet dissuasif de ce type d’équipement [17]. De manière plus large, afin de garantir leur liberté d’action dans une zone contestée notamment par la coalition mise sur pied par les États-Unis, les Russes ont progressivement créé une « bulle de déni d’accès » autour de leurs principales zones d’opération. Ils ont ainsi mis sur pied – à dessein – un dispositif défensif, particulièrement impressionnant, reposant sur un réseau de pièces antiaériennes et antinavires, des moyens de guerre électronique et des moyens sol-sol incluant même des missiles balistiques terrestres à usage dual [18].

9 Par ailleurs, les moyens terrestres russes ont largement permis de remédier à certaines limites des deux piliers de leur complexe : en matière de frappe, ils ont autorisé le déploiement de moyens d’appuis complémentaires, notamment des hélicoptères d’attaque, ainsi que des pièces d’artillerie associées à des drones tactiques, en soutien aux principales offensives menées par les troupes de Bachar el-Assad, en particulier dans la région d’Alep et de Palmyre [19]. En matière de reconnaissance, le renseignement humain recueilli par les unités terrestres russes, ainsi que les informations sur la situation au sol obtenues par le Centre pour la réconciliation des parties belligérantes de Hmeimim, ont joué un rôle critique en fournissant rapidement à l’aviation russe des cibles jugées pertinentes ; ce qui a permis de pallier partiellement le manque de moyens de renseignements techniques particulièrement prégnant dans les premiers mois de la campagne [20]. Pour les mêmes raisons, des équipes de reconnaissance terrestres ont été déployées – avant même le début officiel de l’intervention – au plus près de la ligne de front de manière à combler les lacunes du dispositif de renseignement et fournir ainsi des cibles aux aéronefs à un rythme satisfaisant.

10 Enfin, il restait à adapter ce RUK – un concept de doctrine conventionnelle à l’origine – au contexte d’une intervention extérieure au beau milieu d’une guerre civile particulièrement complexe. Dans ce cadre, la composante terrestre a joué le rôle crucial d’interface entre les rares moyens de haute technologie russes et la masse des unités – souvent sous-équipées, indisciplinées et à la motivation variable – soutenant le régime syrien. Ainsi, non seulement des équipes de forces spéciales ont été détachées auprès d’un grand nombre d’unités locales mais il semble que d’autres « multiplicateurs de force » – notamment des chars pilotés par des équipages russes [21] – aient été injectés ponctuellement au sein de formations syriennes afin d’aiguillonner leur confiance et leur efficacité opérationnelle lors d’offensives importantes. Les Russes ont également « innervé » la chaîne de commandement syrienne en insérant des équipes d’officiers issus d’unités conventionnelles au sein des états-majors syriens jusqu’au niveau du bataillon [22]. Il importe de ne pas sous-estimer les risques découlant de ces choix : en particulier, il est arrivé à plusieurs reprises que des militaires russes se voient abandonnés par des partenaires locaux confrontés à une contre-offensive jihadiste. Cela explique, en partie, un nombre de morts au combat conséquent – 52 en date de juin 2018 [23] – même s’il reste limité en comparaison avec les opérations russes précédentes.

11 Pour conclure, les Russes ont su progressivement mettre sur pied en Syrie un complexe de reconnaissance-frappe qui, bien que primitif à certains égards, s’est avéré efficace, modulable et résilient. Cela leur a d’abord permis de démontrer l’efficience et la flexibilité de leur appareil militaire et de leur industrie de défense – ce qui est loin d’être un enjeu anecdotique, particulièrement en Russie. Cela leur a également offert un point de vue privilégié sur les opérations occidentales, ainsi qu’une occasion de tester la volonté et les capacités techniques de leurs adversaires désignés. Mais plus important encore, grâce à cette indéniable crédibilité opérationnelle, les Russes ont réussi à s’imposer à la fois comme des adversaires redoutables et comme des partenaires indispensables [24]. Ce positionnement a finalement permis à Moscou d’adopter dans le champ politique une position de « médiateur armé » régional, particulièrement avantageuse à long terme, qui explique en partie le fait que l’intervention syrienne – bien que toujours en cours – fasse largement figure de succès.

12 De manière plus générale, l’expérience russe semble suggérer qu’il puisse y avoir un juste milieu entre « guerre à distance » et occupation en règle. Cette approche opérative accorde toujours un rôle de premier plan à l’arme aérienne et aux forces spéciales, destinées à fournir un soutien rapide et efficace aux forces locales dès que nécessaire. Mais elle implique également des bases on-shore et des avant-postes de combat efficacement protégés par des combinaisons sur mesure de moyens « lourds » que les forces spéciales ne sont pas en mesure de fournir. De même, elle s’assure de l’établissement d’une large interface avec les partenaires locaux, indispensable pour acquérir la compréhension et l’influence nécessaires à la mise en œuvre d’un partenariat militaire opérationnel efficace et équilibré. Enfin, cette approche suppose avant tout de pouvoir s’appuyer sur des structures étatiques locales, et donc d’éviter – autant que possible – de les détruire.

13 * * *

14 Cette courte étude – tirée de sources ouvertes, avec toutes les précautions que cela implique – aura sans doute passé sous silence bon nombre d’autres caractéristiques intéressantes de l’intervention russe, à commencer par celles afférentes au domaine maritime. Par ailleurs, elle aura laissé au lecteur le soin de déterminer dans quelle mesure ces procédés pourraient conserver leur pertinence dans un contexte occidental. En dépit de ces réserves, cet article espère avoir mis en évidence l’intérêt qu’il y a à s’intéresser de près à l’intervention russe en Syrie, non seulement en tant que mode d’action que les Russes pourraient appliquer à l’avenir à d’autres théâtres, mais également – et peut-être surtout – comme un sujet d’étude pouvant offrir des pistes de réflexion aux armées occidentales.

Notes

  • [1]
    Michael Kofman et Matthew Rojansky : « What Kind of Victory for Russia in Syria? », Military Review, 2018, p. 7.
  • [2]
    Ralph Shield : « Russian Airpower’s Success in Syria: Assessing Evolution in Kinetic Counterinsurgency », The Journal of Slavic Military Studies, vol. 31, n° 2, 3 avril 2018, p. 217.
  • [3]
    Mary C. FitzGerald : « Marshal Ogarkov and the New Revolution in Soviet Military Affairs », Defense Analysis vol. 3, n° 1, 1987, p. 8.
  • [4]
    NDLR : les cartes ont été réalisées par le chef de bataillon Burtin.
  • [5]
    Tom Cooper : Moscow’s Game of Poker: Russian Military Intervention in Syria, 2015-2017 ; Middle East@War n° 14, Helion and Company, 2018.
  • [6]
    Notamment pour démontrer les capacités nucléaires russes avec l’utilisation de missile de croisière Kalibr ; Dmitry (Dima) Adamsky : Cross-Domain Coercion: The Current Russian Art of Strategy ; Paris, Ifri, novembre 2015, p. 13.
  • [7]
    L’aviation embarquée russe a dû même finalement opérer depuis les bases russes en Syrie du fait des insuffisances techniques du porte-avions Kuznetsov ; Tom Cooper : Moscow’s Game of Poker: Russian Military Intervention in Syria, 2015-2017, op. cit., p. 47.
  • [8]
    Les forces armées russes ont été largement reformées et modernisées après le conflit en Géorgie en 2008, qui resta le dernier engagement opérationnel des forces aériennes russes avant leur intervention en Syrie.
  • [9]
    La Russie a même dû acheter 8 cargos turcs au début de l’opération en Syrie ; l’aviation de transport n’a pas fait l’objet de modernisation à la différence de l’aviation de chasse ; Michael Kofman et Matthew Rojansky : « What Kind of Victory for Russia in Syria? », op. cit., p. 9 et 11.
  • [10]
    Moins d’une trentaine de ravitailleurs en vol de type Il-78 Midas.
  • [11]
    Dont le Su-25SM pour la première fois utilisé en opérations ; Douglas Barrie et Howard Gethin : « Russian Weapons in the Syrian Conflict », NATO Defence College Russian Studies Series, vol. 02/18, mai 2018, p. 4.
  • [12]
    En pénétrant les espaces aériens de la Turquie, de l’Iran et/ou des pays limitrophes de la mer Caspienne.
  • [13]
    Ralph Shield : « Russian Airpower’s Success in Syria: Assessing Evolution in Kinetic Counterinsurgency », op. cit., p. 232.
  • [14]
    Soit avant le décollage des aéronefs, soit en cours de mission. Il est difficile d’évaluer si cette aptitude provenait d’une capacité réelle à gérer l’information rapidement ou si elle émanait, en partie ou totalement, d’un processus de ciblage comportant moins de contre-vérifications des renseignements fournis par les partenaires des forces russes ou de possibles dommages collatéraux ; Ralph Shield, op. cit., p. 236 et Anton Lavrov : « The Russian Air Campaign in Syria A Preliminary Analysis », CNA, juin 2018, p. 7.
  • [15]
    Anton Lavrov : « Russia in Syria: A Military Analysis », Chaillot Papers, n° 146, 2018, p. 50.
  • [16]
    Roger N. McDermott et Tor Bukkvoll : « Tools of Future Wars—Russia Is Entering the Precision-Strike Regime », The Journal of Slavic Military Studies, vol. 31, n° 2, 3 avril 2018, p. 193.
  • [17]
    Tom Cooper : Moscow’s Game of Poker: Russian Military Intervention in Syria, 2015-2017, op. cit., p. 19.
  • [18]
    Russia Expands Its Air Defense Network in Syria », ISW Blog, 30 novembre 2018 (http://iswresearch.blogspot.com/).
  • [19]
    Anton Lavrov : « The Russian Air Campaign in Syria A Preliminary Analysis », op. cit., p. 5.
  • [20]
    Ralph Shield : « Russian Airpower’s Success in Syria », op. cit., p. 118.
  • [21]
    Karna Buggeland Saelebakke : « Into the Quagmire? Explaining Russia’s Military Intervention in Syria » ; Master’s Thesis, 2016, p. 67.
  • [22]
    Tim Ripley : « Increasing Thrust », IHS Jane’s Intelligence Review, juin 2017, p. 30.
  • [23]
    Anton Lavrov : « Russia in Syria: A Military Analysis », op. cit., p. 50. Il est à noter que ce chiffre inclut également les pertes subies lors des crashs de chasseurs ou d’hélicoptères de combat, mais pas les contractors employés par Moscou, dont les pertes sont soigneusement tenues secrètes et qui s’élèvent probablement à plusieurs centaines.
  • [24]
    Dmitry (Dima) Adamsky : « Moscow’s Syria Campaign: Russians Lessons for the Art of Strategy », Notes de l’Ifri, Russie.Nei.Visions, n° 109, 2018, p. 7.
Français

La campagne aéroterrestre russe conduite en Syrie à partir de 2015 a été efficace car elle a permis au régime de Damas de reconquérir une partie du territoire. Même si les moyens russes étaient peu perfectionnés, ils ont été performants en combinant les effets tactiques. C’est donc un sujet à étudier pour les armées occidentales.

  • Syrie
  • Russie
  • VKS
  • RUK
Xavier Rival
Lieutenant-colonel. Officier à l’École de Guerre en Grande-Bretagne - Advanced College and Staff Course 22. Armée de l’air.
Antoine Burtin
Chef de bataillon. Officier à l’École de Guerre en Grande-Bretagne - Advanced College and Staff Course 22. Armée de terre
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.824.0107
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