CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis 2009, année de la première découverte de gisements gaziers en Méditerranée orientale, la région est devenue le théâtre d’une compétition entre pays riverains et l’objet de convoitises des grandes puissances. Les réserves prouvées jusqu’ici de cette ressource précieuse, dans le bassin levantin, permettent non seulement de couvrir les besoins de la demande intérieure des pays producteurs, réduisant ainsi leur facture énergétique, mais aussi de générer des revenus grâce à l’exportation, notamment vers l’Union européenne (UE). Cette dernière, sur fond de baisse de la production gazière de la mer du Nord, est en quête de diversification de ses sources d’approvisionnement afin de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie qui assure, à elle seule, le tiers des besoins de l’Europe occidentale dont les importations devraient augmenter annuellement de 100 milliards de m3 (mmc) d’ici à 2030. En outre, la demande mondiale de gaz naturel devrait croître de plus de 50 % au cours des vingt prochaines années selon l’Agence internationale de l’énergie, un organisme intergouvernemental basé à Paris.

2 Trois États sont pour le moment concernés par cette manne gazière : l’Égypte, Israël et Chypre qui pourraient être rejoints plus tard par d’autres pays. Tamar, avec des réserves prouvées de 320 mmc, a été le premier gisement important découvert en Méditerranée orientale en 2009, suivi par Léviathan (600 mmc) en 2010. Les deux se trouvent au large d’Israël. D’autres découvertes ont suivi : Aphrodite (130 mmc) en 2011 et Zohr en 2015, respectivement au large de Chypre et de l’Égypte. Avec des réserves prouvées de 850 mmc, Zohr est le plus important de tous ces gisements. D’autres découvertes plus récentes ont été faites en février et juin 2018 : Calypso (226,5 mmc) au large de Chypre, et Nour (283 mmc) au large du Sinaï, en Égypte. En février 2019, un autre gisement, Glaucus-1, a été découvert au large de Chypre, avec des réserves estimées ente 142 et 227 mmc. Ces multiples découvertes prouvent que l’Est de la Méditerranée recèle d’importantes richesses énergétiques. Selon le United States Geological Survey (USGS), les réserves du bassin méditerranéen oriental sont estimées à 122 mmc de gaz naturel et à 107 milliards de barils de pétrole brut.

3 Exploiter et tirer la meilleure partie des récentes découvertes de gisements de gaz naturel, notamment pour l’exportation vers l’Europe, requiert deux conditions. La première est la démarcation des frontières maritimes entre pays concernés. C’est chose faite entre l’Égypte et Chypre en 2003, et entre ce dernier et Israël en 2010. D’autres accords de délimitation sont encore à trouver, mais se heurtent d’ores et déjà à des obstacles politiques qui paraissent insurmontables, comme c’est le cas entre Chypre et la Turquie, Israël et le Liban.

L’Égypte, futur pôle énergétique régional

4 La seconde condition consiste en la construction de coûteuses infrastructures, nécessitant l’établissement d’une coopération régionale. Celle-ci commence peu à peu à se mettre en place. Le 19 septembre 2018, Le Caire et Nicosie ont signé un accord pour la construction d’un pipeline sous-marin de 645 kilomètres reliant, via les zones économiques exclusives (ZEE) des deux pays, le gisement d’Aphrodite à l’usine égyptienne de liquéfaction de gaz naturel à Édkou, sur la côte méditerranéenne. L’objectif de l’accord, qui pourrait s’appliquer à l’avenir à d’autres gisements au large de l’île, tels Calypso et Glaucus-1, est d’assurer l’exportation du gaz chypriote vers le marché de l’UE.

5 Quelques mois plus tôt (19 février 2018), un accord d’une valeur de 15 milliards de dollars signé par trois sociétés privées, l’égyptienne Dolphinus Holdings, l’israélienne Delek Group et l’américaine Noble Energy, prévoyait l’exportation vers l’Égypte, sur dix ans, de 64 mmc de gaz naturel israélien provenant à égalité des gisements de Tamar et Léviathan. L’exportation, qui commencera en 2019, se fera par le gazoduc sous-marin de 90 km de long reliant le port israélien d’Ascalon à celui d’Al-Arich, au Sinaï. Ce pipeline avait auparavant servi aux exportations égyptiennes de gaz naturel vers Israël, avant leur arrêt en 2012. Israël cherche, grâce à cette coopération avec l’Égypte, à réexporter son gaz naturel vers le marché européen, profitant des deux usines égyptiennes de liquéfaction installées à Édkou et Damiette, sur la Méditerranée. L’Égypte, de son côté, aspire à devenir un pôle énergétique régional grâce à ces mêmes installations inexistantes en Méditerranée orientale, et à profiter des revenus générés par une telle activité. Les deux accords conclus avec Chypre et Israël la rapprochent de cet objectif.

6 Les projets égyptiens en la matière bénéficient du soutien de l’UE qui a signé avec Le Caire, en avril 2018, un mémorandum d’entente sur un partenariat énergétique, soutenant l’ambition du pays des pharaons de devenir une plate-forme énergétique régionale. La création en Égypte, le 14 janvier 2019, du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, dont le siège est au Caire, est une reconnaissance régionale et européenne de ce nouveau statut. Ce Forum regroupe six États des deux rives de la Méditerranée, entre producteurs et consommateurs : Égypte, Chypre, Israël, Jordanie, Italie et Grèce ainsi que l’Autorité palestinienne. Son objectif est d’instaurer une coopération régionale entre producteurs et consommateurs en vue d’intégrer les infrastructures de production, de liquéfaction et d’exportation. Le but étant de proposer des prix compétitifs et de pouvoir peser sur le marché mondial du gaz naturel.

La Turquie isolée

7 Restée à l’écart des découvertes de gaz naturel en Méditerranée orientale, la Turquie a réagi avec véhémence aux annonces de la République chypriote d’extraction, d’exploitation et d’exportation de sa production. Elle observe la coopération étroite qui se met en place entre Nicosie et ses puissants voisins, l’Égypte, Israël et la Grèce, dans un domaine aussi important que l’énergie, avec anxiété et malaise croissants en raison des rapports troublés qu’elle entretient avec ces mêmes pays.

8 Ankara conteste, d’une part, l’accord de démarcation de la frontière maritime entre Chypre et l’Égypte, invoquant qu’une partie de la ZEE chypriote empiète sur le plateau continental turc. Une position fermement rejetée par Le Caire qui fait valoir la conformité de l’accord avec le droit international. Ankara s’oppose, d’autre part, à l’exploitation des ressources gazières de la ZEE de la République de Chypre sans un accord préalable de partage des revenus avec la partie turque de l’île. Chypre est divisée depuis 1974 entre la partie grecque, située au Sud, et la partie à majorité turque, au Nord, qui s’est autoproclamée République turque de Chypre du Nord (RTCN) en 1983. La Turquie, seul État à avoir reconnu la RTCN, a menacé d’empêcher par la force toute activité de forage et d’exploitation de gaz naturel au large de la partie grecque de l’île. Joignant l’acte à la parole, la marine turque a bloqué à deux reprises en 2018 le passage d’un navire d’exploration du géant énergétique italien Eni, l’obligeant à rebrousser chemin.

9 La fébrilité d’Ankara s’explique aussi par le fait que la Turquie, qui avait l’ambition de devenir un pôle énergétique au Moyen-Orient, voit ses projets s’effondrer en raison des dernières découvertes en Méditerranée orientale, qui ont changé la donne et propulsé l’Égypte vers ce rôle tant convoité. La Turquie s’est fortement investie pendant les trois dernières années dans la réalisation de cette ambition, en vue d’exporter le gaz naturel vers l’Europe. Pour ce faire, elle a amélioré ses infrastructures gazières grâce à la mise en service de deux nouvelles unités flottantes de regazéification dans le Sud et le Nord-Ouest du pays ; l’agrandissement du terminal de liquéfaction de Marmara Ereglisi, à l’Ouest d’Istanbul, et l’injection d’investissements dans deux installations de stockage de gaz dans les provinces d’Aksaray, au centre de l’Anatolie, et d’Istanbul. Ankara poursuit également la libéralisation de son marché intérieur et la réforme de la réglementation, en coopération avec des sociétés pétrolières et gazières privées.

10 Face aux récentes découvertes de gisements de gaz naturel au large de l’Égypte, de Chypre et d’Israël, Ankara prévoit d’accroître les activités d’exploration de gaz et de pétrole au large de ses côtes, dans l’espoir d’entrer en concurrence avec ces producteurs de la Méditerranée orientale. La Turquie, qui importe toute son énergie, a lancé des activités de recherche de gaz naturel dans la ZEE de la RTCN. Elle entend élargir ses opérations de forage aux zones situées à l’Ouest de l’île divisée, provoquant les protestations des Chypriotes grecs. Certaines des zones explorées par les navires turcs se situent dans la ZEE revendiquée par la République de Chypre, ce qui fait monter la tension avec Nicosie et son allié, la Grèce.

11 La normalisation des relations entre la Turquie et la Russie s’inscrit dans la stratégie d’Ankara visant à devenir un acteur régional compétitif en matière d’énergie. Le 19 novembre 2018, le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine ont assisté à Istanbul à la cérémonie marquant l’achèvement du premier tronçon sous-marin du gazoduc Turkish Stream reliant la Russie aux rives européennes de la Turquie. Ce pipeline fait partie des plans de la Turquie visant à devenir un pôle énergétique régional. Mais cette ambition est loin de pouvoir se matérialiser. D’abord, parce que l’Égypte est mieux placée pour le devenir pour les raisons déjà mentionnées. Ensuite, parce que la Turquie souffre de handicaps politiques importants. Elle entretient des relations tendues avec l’ensemble des protagonistes concernés par le boom gazier de l’Est méditerranéen (Chypre, Israël et l’UE), sans parler de la rupture diplomatique avec l’Égypte depuis 2013. En conséquence, la Turquie est devenue de plus en plus isolée et représente une option peu crédible pour le transport du gaz naturel vers l’Europe.

Deux alliances régionales face à Ankara

12 En réaction à l’attitude hostile d’Ankara ainsi qu’en raison de la détérioration de ses relations avec l’ensemble des protagonistes, deux alliances régionales visant à isoler et à neutraliser la Turquie ont émergé ces dernières années en Méditerranée orientale, impulsées par l’impératif d’assurer une coopération énergétique régionale. La première, composée de l’Égypte, de Chypre et de la Grèce, est née en novembre 2014, lorsque le président égyptien Abdel-Fattah Al-Sissi invite au Caire le Premier ministre grec de l’époque, Antonis Samaras, et le président chypriote, Nicos Anastasiades, pour un Sommet tripartite. Celui-ci s’est concrétisé par la Déclaration du Caire appelant à une coordination accrue entre les trois pays face aux défis qui menacent la sécurité et la stabilité au Levant. Six autres sommets tripartites ont ensuite eu lieu, dont le dernier en octobre 2018 en Grèce, réunissant les chefs d’État égyptien et chypriote, et le Premier ministre grec, Alexis Tsipras. Avec la multiplication des découvertes de gaz naturel au large de l’Égypte et de Chypre, cette alliance régionale a pris davantage une dimension économique, centrée sur la coopération énergétique, sans éclipser pour autant son caractère stratégique et miliaire matérialisé par des manœuvres aéronavales conjointes tenues régulièrement depuis 2015. Les dernières en date, baptisées Medusa-7, ont eu lieu en novembre 2018 au large de l’île de Crète.

13 La deuxième alliance régionale, apparue début 2016, englobe la Grèce, Chypre et Israël. Les susceptibilités politiques bien comprises de l’Égypte sur une coopération militaire publique avec Israël et sur la possibilité de nouer une alliance avec lui, même dans un cadre multilatéral englobant la Grèce et Chypre, empêchent pour l’instant la fusion des deux alliances, malgré une communauté d’objectifs.

14 Cette deuxième alliance était en gestation depuis la détérioration des rapports israélo-turcs à la suite de l’affaire de la « flottille de la liberté » (mi-2010) visant à briser le blocus israélien contre la bande de Gaza. L’opposition de la Turquie aux plans chypriotes d’exploration et d’exploitation de ses ressources énergétiques en Méditerranée orientale a rajouté une dimension sécuritaire et militaire à cette alliance tripartite. Le 10 janvier 2012, Chypre et Israël ont signé deux importants accords militaires prévoyant l’échange de renseignements et autorisant l’armée de l’air israélienne à utiliser l’espace aérien et les eaux territoriales autour de l’île pour protéger ces ressources énergétiques. L’année précédente, la Grèce avait été invitée à la place de la Turquie – dont la coopération militaire avec Israël avait été suspendue en 2010 – pour participer à l’exercice militaire aéronaval organisé chaque année par les États-Unis et Israël en Méditerranée orientale. L’exercice, rebaptisé Noble Dina en 2011, était centré sur la protection des installations offshore de gaz naturel contre de possibles attaques militaires.

15 Outre cette coopération militaire renforcée destinée à tenir à distance la Turquie, les membres de l’alliance, resserrant leur coopération économique, cherchent, avec le soutien de l’Italie, à mettre en chantier la construction d’un gazoduc sous-marin (EastMed pipeline) pour transporter les productions israélienne et chypriote vers l’UE, via la Grèce et l’Italie. Les quatre pays ont annoncé en novembre 2018 leur volonté de construire ce gazoduc long de 2 200 km. Mais le coût très élevé du projet (7,4 milliards de dollars) a inhibé les financeurs potentiels. Israël, par la voix de son ministre de l’Énergie Yuval Steinitz, a beau soutenir que ce gazoduc réduirait l’influence arabe en Europe, aucune grande banque ou multinationale pétrolière et gazière n’a jusqu’ici exprimé la volonté de financer le projet.

16 Le peu d’engouement pour le pipeline EastMed tient au fait que « l’option égyptienne » de réexportation du gaz méditerranéen vers l’Europe reste la moins chère et la plus économique. Le gazoduc Chypre-Égypte coûterait 1 milliard de dollars, une somme bien inférieure à celle nécessaire pour le pipeline EastMed. Israël lui-même, chantre de ce dernier, admet les avantages relatifs de l’Égypte en la matière. C’est la raison pour laquelle il a signé en février 2018 l’accord susmentionné pour la vente à l’Égypte de gaz israélien d’une valeur de 15 milliards de dollars, dont une partie sera réexportée vers l’UE. L’acheminement et le traitement de ce gaz profiteront aux infrastructures égyptiennes existantes : le gazoduc entre Ascalon et Al-Arich, et les deux usines de liquéfaction.

17 À l’avenir, rien n’empêche que le gazoduc EastMed finisse par se matérialiser, d’autant plus que l’UE soutient le projet qui, avec une capacité projetée de 10 mmc, devrait assurer entre 10 % et 15 % des besoins annuels du marché européen. Le pipeline pourrait également être relié au gisement égyptien Zohr et servir à transporter une partie de sa production en Europe.

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Les découvertes d’hydrocarbures en Méditerranée orientale bouleversent les équilibres avec de nouvelles perspectives de discussions, voire de coopération régionale. La manne gazière devrait améliorer les ressources de certains pays de la zone. Par contre, la Turquie semble marginalisée dans cette réorganisation géopolitique.

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Hicham Mourad
Professeur de sciences politiques à l’université du Caire et l’université française d’Égypte.
hichammourad@feps.edu.eg
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.822.0153
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