CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 De juillet 2016 à juillet 2017, déployé au Koweït et en Irak, j’ai tenu les fonctions de French Senior National Representative (FR SNR) auprès du commandant d’Inherent Resolve (OIR), appellation américaine de l’opération militaire menée en coalition contre Daech au Levant. J’étais alors l’officier français le plus gradé sur le théâtre d’opérations, et le seul officier général non Five Eyes (FVEY)  [1] au sein de la Combined Joint Task Force (CJTF)  [2], composée d’une trentaine de forces armées  [3], toutes sous commandement américain. D’aucuns dans les médias, par méconnaissance ou par souci de simplification du discours, m’ont gratifié du titre de commandant de l’opération Chammal, nom du volet français de l’OIR. D’autres, peu habitués à voir un aviateur à la tête d’une opération interarmées, m’ont spontanément flanqué des fonctions, réductrices à leurs yeux, de commandant des seules opérations aériennes françaises. Or, je n’étais ni l’un, ni l’autre  [4].

2 Cette anecdote traduit une méconnaissance, trop largement répandue en France, de la place et de l’importance du rôle que tient la composante aérienne d’une force interarmées. De précédentes opérations, contre des adversaires moins capables que Daech, dans des espaces aériens incontestés, entretiennent cette sous-estimation, pour ne pas dire davantage. Les opérations au Levant démontrent pourtant, une fois encore, son utilité. Et si je m’en réfère au retour d’expérience tiré par l’US Army, qui a largement bénéficié de l’engagement de l’aviation, son action est même qualifiée de décisive dans les combats au Levant. La puissance aérienne dans les guerres peut être comparée à l’air qu’on respire : on y prête vraiment attention et on en mesure le caractère vital que lorsqu’on vient à en manquer.

3 Tous les acteurs de l’OIR ont su travailler en synergie  [5], guidés par l’état final recherché (EFR) fixé par le niveau stratégique. Les commandants des trois composantes (terrestre, spéciale, aérienne)  [6] inscrivaient leurs actions dans le respect des intentions et de l’idée de manœuvre globale du commandant de la force, tout en disposant d’une marge d’initiative disciplinée. Des réflexions doctrinales qui ont actuellement cours en France, au prétexte d’une « interarmisation » poussée à l’extrême, d’opérations multidomaines, et d’interdépendance, émerge la perspective d’un écrasement des niveaux stratégique, opératif et tactique, et d’une hyper-centralisation. D’aucuns évoquent également la prétendue pertinence d’un unique état-major opérationnel sur un théâtre, dans lequel toutes les fonctions seraient intégrées, au risque de créer une gigantesque « usine à gaz » où se dilueraient les expertises et les compétences. Le succès de l’OIR et de sa structure de commandement milite, au contraire, pour la différenciation fonctionnelle, entre force interarmées et composantes de force d’une part, et entre niveaux d’autorité d’autre part. Le mode de fonctionnement de l’OIR permettait en effet à chaque autorité d’exercer pleinement (et seulement) les responsabilités propres à son niveau et pour lesquelles elle disposait de l’expertise adéquate. Ainsi, sur un modèle comparable à celui de l’OIR, l’Armée de l’air a fait le choix de créer en France une structure de commandement et de contrôle des opérations aériennes conduites hors du territoire national, le FRA JFAC (France - Joint Force Air Component), capable de tenir les fonctions de composante aérienne pour plusieurs théâtres à la fois, au profit des commandants de forces (Comanfor) correspondants. Mais son succès dépend de la bonne compréhension par tous, de la relation particulière que cela exige entre le commandant du FRA JFAC et les Comanfor, dès la phase de conception de la manœuvre interarmées par ceux-ci. Cette relation ne saurait se réduire au rôle réducteur de simple exécutant.

4 Sans vouloir insister sur l’anecdote qui est à l’origine de cet article, j’aurais été honoré de commander la composante aérienne de la coalition contre Daech, qui rassemble l’un des plus grands nombres de systèmes d’armes aériens de ces dernières décennies, parmi les plus performants, servis par des équipages déterminés et d’un niveau professionnel inégalé, et auxquels revient une part décisive de la défaite imminente de Daech. Les pertes les plus sévères dans les rangs des combattants islamistes, l’entrave à leur liberté de mouvement et les effets les plus critiques sur la structure du proto-État islamiste sont en effet essentiellement les conséquences de l’action aérienne, que ce soit par des tirs air-sol d’opportunité ou planifiés  [7], au contact des forces terrestres partenaires ou dans la profondeur du dispositif de l’adversaire, par la collecte du renseignement ou encore par le brouillage des communications de l’ennemi. Ce caractère indispensable de la puissance aérienne dans les opérations a une nouvelle fois été prouvé au Levant. Le refus des unités engagées au sol d’entreprendre la moindre offensive si elles ne voyaient pas ou n’entendaient pas les avions de la coalition au-dessus de leur tête, ou si elles n’avaient pas la garantie de bénéficier de leur appui, en témoigne. L’incapacité de nos partenaires au sol à tenir le terrain conquis dès lors que les conditions météorologiques n’autorisaient plus les tirs air-sol, et étaient mises à profit par Daech pour mener de mortelles contre-attaques, en est également la démonstration. Par ailleurs, le défi, qui a été gagné, de conserver la supériorité aérienne, lorsqu’il a fallu détruire un chasseur syrien qui bombardait des forces partenaires, ou encore de repousser des avions russes ou turcs qui tentaient de la contester pour atteindre leurs propres objectifs stratégiques, en est une autre preuve. Pour l’officier du personnel non-navigant que je suis, en raison de fémurs trop longs et d’une vue trop courte, c’eut été inespéré d’assumer de telles responsabilités.

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Crédit photo : USCENTCOM.

5 Mais la composante aérienne de la coalition avait déjà un commandant, pilote de chasse expérimenté et remarquable chef de guerre, le lieutenant général  [8] Jeffrey L. « Cobra » Harrigian, qui cumulait ces fonctions avec celles de commandant des forces aériennes du Central Command (CENTCOM) américain, dont l’aire de responsabilités s’étend de l’Égypte à l’Afghanistan. Même s’il ne cessait de rappeler, avec une réelle modestie, mais aussi dans un souci de clarté, à l’adresse de ses subordonnés, du commandant de la CJTF et de tous ceux qui étaient engagés dans l’OIR, que son action respecterait fidèlement les ordres et les intentions du commandant de la CJTF OIR et s’inscrirait pleinement dans l’idée de manœuvre globale conçue par celui-ci, il était en réalité bien plus qu’un commandant de composante. En effet, en plus du théâtre irako-syrien, il était en même temps le commandant de la composante aérienne de l’opération Resolute Support en Afghanistan et intervenait dans toutes les autres opérations américaines au Moyen- Orient. À cet égard, il était un supporting commander des différents Comanfor sous l’autorité du commandement stratégique régional (CENTCOM), directement placé sous l’autorité de celui-ci, et à l’égal des autorités de niveau opératif, en l’occurrence, dans le cas présent, du COM CJTF OIR. Dans les arbitrages, entre les besoins des différentes opérations, rendus par CENTCOM, sa parole était déterminante pour décider des bascules, d’un théâtre vers un autre, de moyens aériens, toujours trop limités, eu égard au nombre et à l’importance des opérations en cours. Il était également, au niveau tactique, un supporting commander des composantes terrestre et spéciale, conformément à la géométrie du champ de bataille dessinée par le COM CJTF OIR et au rythme des différentes offensives voulu par celui-ci.

L’organisation du commandement de l’OIR et la place de la composante aérienne (la structure de la composante « spéciale » est intentionnellement sommaire). Crédit photo : Armée de l’air.

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L’organisation du commandement de l’OIR et la place de la composante aérienne (la structure de la composante « spéciale » est intentionnellement sommaire). Crédit photo : Armée de l’air.

6 Les relations que le COM JFAC entretenait avec le COM CJTF OIR ont été, durant toute la durée de mon mandat, exemplaires de confiance et de franchise. Ainsi impliqué dans plusieurs opérations simultanées, pour l’une avec des alliés dont la France, pour d’autres avec des alliés sans la France, pour d’autres encore exclusivement américaines, ce niveau de responsabilité demeure, de fait, inaccessible pour un non-américain, de surcroît non-FVEY.

LTG Jeffrey L. Harrigian, Commander, U.S. Air Forces Central Command, Southwest Asia. Crédit photo : USAF

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LTG Jeffrey L. Harrigian, Commander, U.S. Air Forces Central Command, Southwest Asia. Crédit photo : USAF

7 Le LTG Jeffrey L. « Cobra » Harrigian disposait pour exercer son commandement, d’un état-major avancé, le JFAC HQ forward et d’un centre de programmation et de conduite, le Combined Air Operation Center (CAOC), situés au Qatar. Si le poste de commandant de la composante aérienne est systématiquement tenu par un lieutenant general américain, celui de directeur du CAOC est en revanche tournant et confié à un brigadier general de la communauté des FVEY, toujours secondé par un officier américain. L’architecture du CAOC est construite autour de deux réseaux SIPRNet, l’un en FVEY, l’autre en US only, véritables obstacles à une réelle intégration des alliés de circonstances, étrangers à la communauté des FVEY. C’est dans ce centre d’opérations que la France a placé un colonel du personnel navigant (PN) pour assurer les fonctions de National Representative (NR), chargé de faire respecter les directives du CEMA français et les règles d’engagement nationales. Avec un petit nombre d’officiers supérieurs PN comme lui, assisté d’un conseiller juridique  [9], de spécialistes en renseignement et en armements, il assure également en permanence le rôle de Red Card Holder (RCH), en mesure d’accorder un tir ou de le refuser s’il n’est pas conforme aux règles d’engagement. À force de patience et de détermination, les insérés français, experts pour les uns de leur aéronef, pour d’autres en ciblage ou en renseignement, n’ont eu de cesse de repousser les limites du FVEY, pour apporter une vraie plus-value en conduite, à défaut d’être véritablement associés (sauf en de très rares exceptions) à la conception des opérations aériennes, et pour occuper une place plus conforme à la hauteur de l’engagement de la France dans la lutte contre Daech.

8 La complexité des opérations aériennes, en particulier dans un espace aérien contesté, en synergie avec une composante terrestre constituée pour l’essentiel de forces partenaires à la discipline, à la combativité et aux capacités inégales, avec une composante « spéciale » qui conseille et accompagne ces mêmes proxies ou qui commande des opérations en propre, face à un adversaire jusqu’au-boutiste, en présence d’une tierce force parfois agressive, justifie une structure de commandement et de conduite à soi. La relative autonomie dont dispose un JFAC/CAOCne signifie pas pour autant qu’il agit en toute indépendance. Le principe « un chef, une mission, des moyens » demeure. Il n’y a pas de fonctionnement en « tuyaux d’orgue » puisque toutes les composantes convergent vers le Comanfor. Le COM JFACC est redevable, devant l’autorité de niveau stratégique, de sa fidélité à l’égard de chaque Comanfor, de la bonne compréhension de leur idée de manœuvre et de la bonne exécution de leurs ordres, tout en conservant une marge d’initiative disciplinée.

Combined Air Operations Center (CAOC) - Al Udeid Air Base, Qatar. Crédit photo : Tech. Sgt. Joshua Strang US AFCENT.

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Combined Air Operations Center (CAOC) - Al Udeid Air Base, Qatar. Crédit photo : Tech. Sgt. Joshua Strang US AFCENT.

9 La relation entre le LTG Harrigian et le commandant de la CJTF, le LTG Townsend, si elle a été exemplaire, n’a pas toujours été facile. Mais leur complicité et leur respect mutuel ont levé tous les obstacles qui se sont présentés à eux. Jamais, je n’ai ressenti la volonté du commandant de la force, des commandants des composantes terrestre et spéciale (tous trois de l’US Army) de trouver des solutions dans le repli sur soi, en faisant abstraction de l’action aérienne. Au contraire, toute la chaîne d’appui air-sol, comprenant les JTACs et TACPs  [10] est demeurée sous l’autorité de la composante aérienne. La mise à l’abri des slow movers (drones) et des big wings (JSTAR  [11], AWACS  [12]) lorsque les forces aériennes russes (chasseurs et missiles sol-air) étaient en mesure de les menacer, ce qui avait pour conséquence d’aveugler temporairement la CJTF et ses composantes terrestre et spéciale, a ainsi d’abord été décidée en conduite, avec pour corollaire le ralentissement voire l’arrêt d’une offensive, en attendant la reconquête de la supériorité aérienne. Afin de contrer cette volonté russe de déni d’accès aux forces de la coalition, l’engagement des moyens aériens ISR  [13] et de défense aérienne a, par la suite, été pris en compte dès la phase de planification, par un dialogue étroit entre le CJTF/HQ et le JFAC/ CAOC. Des difficultés portant sur des incompréhensions entre les troupes au sol et les chasseurs qui les appuyaient, sur le type de munition disponible pas toujours adapté, sur les délais de tir toujours trop longs pour celui qui est sous le feu ennemi, sur les refus de tir par les RCH de la coalition, ou sur l’absence d’avions alliés (parce que le nombre d’offensives simultanées au sol dépassait ceux des avions ou des JTACs  [14] engagés, voire en raison d’une menace aérienne) ou pire, sur la présence d’avions hostiles, n’ont pas toutes été réglées instantanément. Mais elles ont fait l’objet de nombreux échanges le plus en amont possible. Les cas de figure défavorables furent ainsi intégrés en début de planification, en tenant compte des contraintes, mais aussi des forces des uns et des autres.

10 Le choix qu’a fait l’Armée de l’air de disposer (enfin) d’un JFAC/CAOC robuste, combat proven, armé par du personnel permanent, disposant de toutes les compétences requises pour la planification, la programmation et la conduite d’opérations aériennes, partout dans le monde, capable de tenir un dialogue avec les niveaux stratégique et tactique, et de s’inscrire fidèlement dans l’idée de manœuvre d’un commandant de force interarmées et interalliées, est ainsi parfaitement cohérent avec l’un des principaux enseignements que je retire de mon année passée au contact de ces chefs d’exception. Et la France se distinguera de son allié américain, en y apportant une plus-value, qui est indispensable, compte tenu de ses choix stratégiques et de ses moyens restreints : une architecture des systèmes d’informations et de communication (SIC) ouverte aux coalitions de circonstances, autorisant une intégration complète des partenaires, à l’inverse des réseaux SIPRNet, héritage d’une époque révolue et d’une communauté FVEY trop figée.

Notes

  • [1]
    Issus de la coopération entre le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique, durant la Seconde Guerre mondiale, en renseignement d’origine électromagnétique, les FVEY sont la communauté des services de renseignement et des réseaux militaires de commandement des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Leur système d’information et de communication repose notamment sur le SIPRNet (Secret Internet Protocol Router Network).
  • [2]
    J’assumais également les fonctions de CJ9 Director au sein du CJTF HQ.
  • [3]
    Pour plus de 60 pays qui formaient la coalition internationale.
  • [4]
    Le succès des opérations repose sur une constante : l’unicité du commandement. Ce chef unique était américain et il n’était pas question pour la France de mener une guerre parallèle. Je reviendrai, dans un article à suivre, sur mon rôle aux côtés du commandant de la CJTF.
  • [5]
    Autrement dit, et en schématisant, un plus un font plus que deux.
  • [6]
    Dans l’OIR il n’y a pas de composante navale. Pour autant, il y avait des marins dans les états-majors de la force et des composantes aérienne et spéciale.
  • [7]
    Dynamic ou deliberate dans le jargon de la coalition.
  • [8]
    Général de corps aérien.
  • [9]
    Legal Advisor (LEGAD) dans la terminologie anglo-saxonne.
  • [10]
    Tactical Air Control Party.
  • [11]
    Joint Surveillance Target Attack Radar System.
  • [12]
    Airborne Warning and Control System.
  • [13]
    Intelligence, Surveillance, Reconnaissance.
  • [14]
    Joint Terminal Attack Controller.
Français

L’opération Inherent Resolve conduite contre Daech au Levant démontre l’importance de la composante aérienne pour assurer la défaite de l’adversaire. Le leadership américain en la matière souligne la nécessité pour les États de la coalition d’être à la hauteur pour s’insérer dans un dispositif complexe mais très efficace.

  • Inherent Resolve
  • leadership
  • coalition
Serge Cholley
Général de division aérienne. Représentant national principal auprès du commandant de l’opération Inherent Resolve, et CJ9 Director au sein de l’état-major de la Coalition internationale, basé à Koweït et à Bagdad, de juillet 2016 à juillet 2017.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.816.0075
Pour citer cet article
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