CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Note préliminaire : cet article est la version abrégée d’une communication à paraître in extenso dans le recueil des actes du colloque « La Grande Guerre et l’Outre-Mer français, 1914-2018 : un siècle de mémoire » organisé par l’ASOM sous la direction de Mme Amat-Roze, à paraître au printemps 2019 aux Éditions DACRES.

2 La création de l’Académie des Sciences coloniales en 1922, devenue Académie des Sciences d’Outre-mer en 1957, s’inscrit d’abord dans la continuité de la Grande Guerre.

3 Cette guerre fut mondiale et très vite la France dut faire appel à toutes ses ressources morales mais aussi matérielles et plus encore humaines. Elle mobilisa plus de 7 millions d’hommes sur les quelque 40 millions de Français vivant sur son territoire et très vite fit aussi appel aux populations d’Afrique, d’Asie, des Antilles et d’Océanie, populations estimées alors entre 42 et 44 millions, de nature et de développement très divers. Un renfort humain très significatif d’au moins au total 700 000 soldats et travailleurs participa ainsi à l’effort national. Certes, au XIXe siècle, le Second Empire avait fait appel à des troupes nord-africaines, essentiellement des soldats professionnels, pour les campagnes de Crimée en 1853, d’Italie en 1858 et de France lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, et Faidherbe avait créé dès 1856 au Sénégal le premier régiment de tirailleurs sénégalais, appellation traditionnelle et historique qui englobera jusqu’en 1960 tous les soldats originaires des anciennes AOF et AEF (Afrique occidentale ou équatoriale française). Ce qui est nouveau en 1914-1918, c’est le nombre important de ces soldats et travailleurs coloniaux, et aussi l’application d’un système de recrutement qui se fonde de plus en plus sur la conscription plutôt que sur le volontariat individuel. L’Afrique, et un peu moins l’Asie, aura donc ses « Anciens Combattants », ses « Dar el Askri » et ses « Foyer des Soldats ».

4 Des anciens combattants, Clemenceau déclarait en 1918 qu’ils avaient des droits sur nous. Une nouvelle perspective, chaotique mais réelle, s’ouvrait ainsi dans le domaine des relations de la France et de son Outre-mer. Cette évolution s’achèvera dans les années 1960 avec la fin du processus dit de « décolonisation » qui est en fait celui d’une émancipation, plus ou moins douloureuse et même dramatique en Indochine et en Algérie, d’entités humaines appelées à former des États nouveaux dans un monde nouveau issu de la Seconde Guerre mondiale, qui avait généré à la fois la ruine de l’Europe et la rivalité à venir des deux superpuissances américaine et soviétique.

5 Au début des hostilités en 1914, tous les belligérants, les dirigeants comme les peuples, croyaient que la guerre de mouvement finirait avant Noël. Elle s’enlisa dans les tranchées pendant quarante-quatre mois dans un acharnement tactique linéaire qui conduisit à un statu quo meurtrier. De part et d’autre, le front ennemi tenait. Les villages de Souin et de Sommepy en Champagne furent repris 17 fois ! La « percée », clé de la victoire, après autant d’assauts meurtriers, ne put se faire avec des hommes seuls. Il fallut donner la priorité à un armement lourd de plus en plus complexe, artillerie, avions et bientôt chars de combat. Il fallait aussi, simultanément, des hommes pour tenir à la fois le front, compenser les pertes et instruire de nouveaux combattants. Il fallait aussi former une main-d'œuvre pour une mobilisation industrielle sans précédent dans un pays que l’invasion allemande du Nord et de l’Est avait privé d’au moins de la moitié de son industrie lourde. Cette nécessité et les pertes consenties eurent des répercussions sociales immédiates avec le travail des femmes dans les usines tandis qu’un million d’autres devenaient veuves avec autant d’orphelins à charge.

6 Les armements nouveaux modifièrent également la structure de l’Armée. Quelques exemples : en 1914, on comptait 85 % de fantassins, en 1918, seulement 52 %. De 140 appareils et 2 000 hommes, l’aviation militaire passa à 3 000 avions en ligne, 3 000 en école et 3 000 en réserve, et 130 000 hommes. Il en fut de même de l’artillerie, des « sapeurs télégraphistes » du Génie, sans omettre le Service de santé et le soutien de dix armées, ce qu’on appellera plus tard la « logistique ».

7 Il fallait des hommes dans le vaste cadre de cette réorganisation militaire et industrielle. Les contingents d’Outre-mer y tinrent donc leur juste place. On les trouvera pour un tiers dans les régiments de tirailleurs de l’infanterie coloniale où leur courage et aussi leur taux de pertes furent égaux à ceux de leurs frères d’armes métropolitains, ni plus, ni moins. Nombreux aussi furent les « travailleurs coloniaux » dans les services nécessitant une nombreuse main-d'œuvre.

8 En 1917, l’année des troubles, qui est aussi celle où l’on incorporait les réformés de 1915 et 1916, le général Pétain, conscient de cette difficulté, résumait sa stratégie en quelques mots : « J’attends les Américains et les chars », les Américains, en fait des hommes qu’il faudra instruire et surtout armer pendant un an avant qu’ils puissent monter en ligne, des chars qu’il faudra construire, qui seront enfin avec l’aviation l’arme de la percée décisive imminente qui a contraint l’Allemagne à demander l’Armistice.

9 La Grande-Bretagne mena une politique identique vis-à-vis de son Empire et de son Commonwealth. Deux divisions d’infanterie et deux autres de cavalerie du corps expéditionnaire britannique en France de 1914 provenaient de l’Armée des Indes, et ses cinq armées de 1918 rassembleront des sujets de tout son empire.

10 Quatre verbes définissent la devise de l’Académie des Sciences d’Outremer. Savoir, connaître, respecter et aimer. Ils ont été proposés par Paul Bourdarie, premier secrétaire perpétuel de l’Académie, lors de sa constitution officielle en 1923. C’était là faire preuve d’une grande prescience et poser les bases d’une étude scientifique indispensable et pluridisciplinaire dans le cadre d’une dimension humaine appliquée à des populations diverses et, littéralement, éparpillées aux quatre coins du monde. Patria scientiis propagata aucta, « une patrie augmentée par la diffusion des sciences », tel était le projet culturel d’outre-mer qui sous-tendait la création de l’Académie. Cet espace fut historiquement, celui des colonies, des protectorats et des mandats de la France, un temps Empire français puis Union française. Il définit aujourd’hui plus largement celui de la francophonie, une communauté de langue certes mais aussi un partage des mêmes principes qui prend en compte les nombreuses particularités culturelles spécifiques de chaque pays.

11 Le monde a changé, les mentalités ont évolué. Mais pour aborder une réflexion sur le monde d’aujourd’hui, écartelé entre la surenchère nucléaire et la perversion terroriste, un monde passé aussi en quatre-vingts ans de 2 à 7 milliards d’individus, pour parler de l’avenir et de la paix, peut-on faire abstraction de la devise que nous a laissée Paul Bourdarie, « Savoir, connaître, respecter et aimer » ?

12 Pour conclure cette introduction, avant de présenter qui furent les membres fondateurs, il convient en ces temps de commémoration de l’Armistice, d’honorer et de saluer la mémoire de tous les combattants de la Grande Guerre, du généralissime au dernier Poilu, « défendant sa terre charnelle », à l’humble tirailleur maghrébin ou africain emporté par des maelströms de feu aux côtés de ses frères d’armes sur les massifs de Champagne ou des Hauts de Meuse, à l’obscur « travailleur colonial » ou au modeste soldat territorial empierrant jour et nuit la Voie sacrée qui conduisait à Verdun, Verdun qui ne tomba pas.

13 Un siècle plus tard, devoir de mémoire et devoir de vérité, nous leur rendons hommage.

Les fondateurs, une unité dans la diversité

14 Un tableau du général Gallieni et de son état-major à Madagascar orne le hall d’entrée de notre Maison. Mort à la tâche en 1916, ministre de la Guerre, Joseph Gallieni, Maréchal de France à titre posthume, n’a jamais connu notre Académie. Mais ce choix, qui lui rend hommage, est hautement symbolique. L’expansion française Outre-mer a duré peu ou prou une centaine d’années et la guerre de 1914-1918 est son point médian. Relater la vie de Gallieni, de la Réunion aux Antilles, du Sénégal à la Guinée et au Soudan, de l’Indochine à Madagascar, c’est brosser rapidement l’essentiel de cette expansion qui a vu des hommes aussi divers que Faidherbe ou Savorgnan de Brazza. Mais c’est aussi rappeler la défense de Paris en 1914, la bataille de l’Ourcq et le déclenchement consécutif de la bataille de la Marne par le généralissime Joffre. Le Maréchal Joffre a apporté lui aussi son patronage à la création de l’Académie. Officier du Génie, polytechnicien, « ingénieur bon marché pour pays insalubres » selon une boutade qui lui est attribuée, il a bâti des fortifications à Formose, des casernements à Hanoi, le port militaire de Diego-Suarez à Madagascar, des chemins de fer un peu partout. Revenu en France, il sera en 1911, le généralissime désigné sur la recommandation de Gallieni.

15 Tous nos fondateurs ont connu l’œuvre et les doctrines de Gallieni, à commencer par le commandant Lyautey, futur Maréchal de France lui aussi, ou Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine et futur président de la République. À ces noms prestigieux de notre histoire nationale, il faut ajouter celui du Maréchal Franchet d’Espèrey qui, le 28 septembre 1918, perça le front balkanique et contraignit la Bulgarie à mettre bas les armes, coupant l’Allemagne de son allié ottoman. Les mémoires de Ludendorff indiquent que c’est aussi à cette date qu’il a demandé au gouvernement impérial allemand de solliciter un armistice auprès du président Wilson. Son armée était exsangue et il ne disposait plus sur le front français que de cinq divisions « fraîches » en réserve. Le front oriental avec la déliquescence austro-hongroise et l’isolement de la Turquie ottomane était menacé sans qu’il soit possible de lui porter secours.

16 Les fondateurs de l’Académie sont au nombre de 159 dont bon nombre de ressortissants de l’espace français. Je ne méconnais pas le caractère quelque peu arbitraire d’une sélection qui, malheureusement, passera sous silence des hommes dont le travail, les résultats obtenus, la vigueur et la persévérance dans les tâches les plus variées méritent d’être salués. Toute classification des hommes est arbitraire mais du moins peut-on tenter de la dresser à partir de critères qui leur soient, dans une certaine mesure, communs.

17 Ainsi en est-il des politiques, des soldats, des administrateurs, des médecins, des savants et des explorateurs, ceux des terres et des sociétés.

18 Mais il convient, en toute justice, de parler d’abord de Paul Bourdarie (1864-1950). Il explora le Congo, fut journaliste, directeur de la Revue indigène aux tendances nettement libérales, historien et sociologue impliqué dans la résolution diplomatique de la crise de Fachoda. Très proche des milieux gouvernementaux, il joua un rôle déterminant dans la création de l’Académie dont Albert Lebrun, ancien ministre des Colonies et futur président de la République, fut le premier Président. C’est à son initiative que fut construite, en mémoire des combattants musulmans de l’Armée française, aux frais de l’État, dérogeant à la loi de 1905 de séparation de l’État et des cultes, la Mosquée de Paris.

19 Parmi les politiques, grande est la figure de Paul Doumer (1857-1932), président de la République en 1931, ancien gouverneur et grand administrateur de l’Indochine. En 1914, sénateur de la Corse, dans l’opposition, il vint se mettre à la disposition de Gallieni, lui disant : « Je sais commander, je saurais obéir. » Il fut chargé des affaires civiles de la capitale et de la liaison avec le Parlement. Quatre fils de Paul Doumer furent tués au combat.

20 Trois autres présidents veillèrent aussi au début de l’Académie. Alexandre Millerand, ministre de la Guerre en 1914-1915, président de la République de 1920 à 1924 quand fut créée l’Académie, Gaston Doumergue, ministre des Colonies d’août 1914 à mars 1917, président de 1924 à 1931. Paul Doumer lui succéda en 1931 et enfin, Albert Lebrun. Ce dernier, avait été ministre des Colonies en 1911 et 1913-1914.

21 À ces hommes qui accédèrent aux plus hautes fonctions de l’État, il faut ajouter Georges Leygues, ministre en 1906 des Colonies à qui Clemenceau confia en 1917 le ministère de la Marine, poste qu’il occupera sous presque tous les gouvernements jusqu’en 1930, Gabriel Hanotaux mena de pair une carrière diplomatique, politique et littéraire, et fut ministre des Affaires étrangères en 1898 lors de la crise de Fachoda.

22 Nul ne s’étonnera de trouver parmi les fondateurs le général Charles Mangin, l’officier colonial type, l’infatigable lieutenant de la mission Congo-Nil, l’apôtre de la « Force noire », le combattant du Maroc et de Verdun, le chef en 1918 de la glorieuse 10e Armée qui cassera le dernier « Friedensturm » de Ludendorff. À ses côtés, le général Henri Gouraud, qui détruisit les potentats esclavagistes du centre de l’Afrique, œuvra au Maroc sous la direction de Lyautey et commanda, après Gallipoli, la 4e Armée sur le front de Champagne, assurant au Maroc pendant quelques mois l’intérim de Lyautey alors ministre de la Guerre en 1916-1917. Louis Archinard, polytechnicien artilleur colonial, après un premier séjour en Indochine, organisa le Soudan. La carrière de Jean-Baptiste Marchand, d’abord simple engagé de l’infanterie de Marine, devenu officier à vingt-quatre ans, se déroula au Sénégal, au Soudan et en Oubangui. Capitaine, il organisa la mission Congo-Nil. Fachoda lui valut une immense renommée. En 1900, il servit en Chine lors de la guerre des Boxers, commanda un régiment, quitta l’armée en 1905. Il fut rappelé en 1914, commandant d’une brigade puis, jusqu’à la fin de la guerre, de la 10e Division coloniale où il fut blessé trois fois.

23 Aux soldats, il faut ajouter les administrateurs, ainsi Louis Binger, officier et explorateur du haut Sénégal, du Niger, du Soudan et de la Guinée qui organisa la Côte d’Ivoire dont il fut gouverneur général puis, de 1898 à 1905, directeur d’Afrique au ministère des Colonies. Maurice Delafosse, africaniste, linguiste, ethnologue, administrateur en Côte d’Ivoire, enseigna à l’École coloniale de 1909 à 1915 puis dirigea à Dakar jusqu’en 1918 les affaires civiles de l’AOF Ernest Roume, polytechnicien, administrateur colonial, gouverneur de l’AOF en 1912 à quarante-quatre ans puis de l’Indochine de 1914 à 1917. Il fut l’initiateur de la modernité Outre-mer.

24 On ne saurait conclure sans rendre hommage à des grands noms de savants et d’explorateurs qui ont œuvré toute leur vie tant à répandre la science, à toujours faire mieux connaître territoires et populations, et d’abord à promouvoir la dignité de l’Homme en améliorant leur condition d’existence. Les noms de Yersin ou de Calmette, médecins militaires, disciples de Pasteur, sont ceux de bienfaiteurs de l’humanité. Leurs travaux sur la peste ou la tuberculose et leurs carrières sont liés à l’Outre-mer, tout comme ceux de tant d’ingénieurs, d’agronomes, de bactériologistes, d’éducateurs et de religieux. Il faut encore évoquer la figure d’Auguste Pavie, autodidacte, soldat en Cochinchine puis agent du télégraphe. Il s’investit dans l’exploration du haut-Mékong, dans la culture bouddhiste et la langue laotienne. Consul de France à Luang Prabang, il gagna la confiance du roi du Laos en butte aux pressions siamoises et parvint à faire signer le traité qui plaça le Laos sous la protection de la France. Le Laos sera sa seule passion mais il fut aussi l’initiateur de l’École coloniale, la future École de la France d’Outre-mer.

25 Il fut l’exemple même d’une longue lignée d’hommes qui eurent à coeur de transmettre à leurs successeurs une connaissance objective, la plus complète possible de la réalité humaine et géographique de leur temps, une connaissance fondée sur la pratique in situ des hommes et du terrain.

26 Cette leçon vaut toujours.

Français

L’Académie des Sciences d’Outre-mer s’inscrit dans la continuité de la Grande Guerre. Il s’agissait alors de souligner l’importance de la connaissance de ce qu’était alors l’Empire français en réunissant des figures illustres qui avaient contribué à explorer et administrer des contrées éloignées dans un esprit républicain.

  • Académie
  • Empire
  • républicain
Jean-Pierre Faure
Général de brigade (CR). Membre titulaire de la 1re section de l’ASOM (Académie des sciences d'outre-mer).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.816.0061
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