CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 UBCHI, ABC, ABCD, KRU ADFGX, ADFGVX… Ces sigles en apparence incongrus correspondent en réalité à quelques-uns des grands codes du chiffre utilisés par les Allemands au cours de la Première Guerre mondiale. Cette dernière marque à cet égard une étape majeure dans l’histoire de cette discipline alors désignée sous le terme de « cryptographie » ou « art des écritures secrètes », qui consiste à l’époque aussi bien à transformer un texte « clair » en un texte « chiffré » qu’à effectuer l’opération inverse, c’est-à-dire de déchiffrer un document codé.

2 Pour la première fois dans l’histoire, les nations belligérantes, mettant à profit les progrès fulgurants accomplis au début du XXe siècle dans le domaine de la radio, de la télégraphie sans fil, des écoutes et de la radiogoniométrie, se livrent un combat sans merci à l’échelle planétaire afin d’intercepter les communications adverses tout en s’efforçant de protéger leur propre système des intrusions ennemies.

Essais de télégraphie sans fil avant la Grande Guerre.

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Essais de télégraphie sans fil avant la Grande Guerre.

Équipe de transmetteurs au travail.

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Équipe de transmetteurs au travail.

Protéger et écouter les communications

3 C’est vers la fin du XIXe siècle que se développe la cryptographie à caractère militaire, à l’initiative de quelques officiers tels que le commandant Bazeries ou le capitaine Cartier. Une commission de cryptographie est même constituée, en 1894, avant d’être réorganisée sous le commandement du second de ces militaires en 1903. L’idée qui préside à ce processus trouve ses origines dans la guerre franco-prussienne de 1870-1871, où la protection des communications n’a été l’objet que de fort peu d’efforts. Un bureau de déchiffrement est, dès lors, créé en vue de concevoir des dictionnaires chiffrés et des codes de chiffrement sans dictionnaire. Le travail considérable entrepris par cette modeste institution ne s’arrête pas là ; à côté de ces avancées, les officiers français qui mènent cette entreprise pionnière s’intéressent de près, tenant compte des progrès accomplis en matière de télégraphie sans fil, à l’écoute des communications radiotélégraphiques. En 1912, Cartier, récompensé de ses efforts, est chargé de former une section du chiffre attachée au cabinet du ministre de la Guerre.

4 Alors même qu’éclate la Grande Guerre, deux ans plus tard, les Français ont avancé à grands pas et possèdent même un avantage sur leurs ennemis. Dans le camp de la Triplice, en effet, l’Allemagne ne s’est guère intéressée à l’affaire ; elle ne prendra conscience de son intérêt stratégique et tactique que dans les derniers mois de 1914. En revanche, l’Autriche-Hongrie s’est dotée d’un service du chiffre efficace, semble-t-il, placé sous le commandement du colonel Redl, qui est lui-même un espion à la solde des Russes depuis 1898.

Le chiffre, une arme de guerre à part entière

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5 Aux premiers jours des hostilités, nul n’est en mesure de prévoir l’ampleur qu’allait prendre le chiffre dans une guerre présumée courte. À dire vrai, les enseignements du conflit russo-japonais n’ont pas été suffisamment pris en compte par les états-majors des différentes nations belligérantes. Or, paradoxalement, la France comme l’Allemagne disposent d’outils d’écoute relativement puissants, qu’il s’agisse de stations côtières assurant les communications avec la marine ou bien encore du réseau militaire de la TSF mis en place en France par le général Ferrié et qui regroupe la station de la Tour Eiffel – entendue à des milliers de kilomètres – et celles des places fortes de Maubeuge, Verdun, Toul, Épinal et Belfort. Les stations allemandes de Hanovre et de Nauen, quant à elles, ont une puissance émettrice telle qu’elles peuvent même atteindre les États-Unis. Enfin, la station britannique de Carnavon n’est pas en reste et rivalise avec ses homologues d’outre-Rhin. La Russie, l’Autriche-Hongrie sont, elles aussi mais à un degré moindre, équipées et la prolongation du conflit voit naître, sur tout le continent européen, de nouvelles stations d’écoute.

6 Dès la fin du mois d’août 1914, le haut commandement français prend davantage conscience du rôle décisif joué par l’écoute des communications adversaires qui, ajoutées aux informations transmises par le renseignement aérien et terrestre, permet d’anticiper la manœuvre adverse. Dans ses souvenirs, le général Cartier apporte un témoignage des plus explicites sur les possibilités nouvelles apportées par la cryptographie appliquée à la guerre sur le spectre électromagnétique : « Le 31 août 1914, la Tour Eiffel intercepta un radio allemand. Ce radio transmis au GQG français fut aussitôt transformé en ordre et expédié par message téléphoné à la Ve armée Lanrezac : “31 août 9h15. Un radiotélégramme surprise donne l’ordre au corps de cavalerie ennemi von Richthofen de passer l’Oise vers Bailly et de se porter sur Vauxaillon. Prenez toute disposition pour rejeter la cavalerie ennemie.” Malgré la situation critique de son armée, le général Lanrezac prescrivit : “3e corps d’armée embarquez à midi à Laon à destination de Vauxaillon.” La 74e brigade renforcée par un groupe d’artillerie avait mission de s’opposer à toute tentative de la cavalerie ennemie au Sud de l’Ailette. Cette brigade, embarquée à Laon vers 16 h, débarqua à Anizy-le-Château en fin de journée où elle se maintint malgré un violent bombardement. Le Corps de von Richthofen fut bloqué et cette manœuvre facilita grandement la première victoire de la Marne. »

7 Fait pour le moins caractéristique, c’est une fois encore par l’interception d’un radiogramme allemand que le général Joffre prend connaissance de la défaite russe à Tannenberg, le 30 août 1914. Dans la mémoire russe, la région des lacs Mazures demeure synonyme d’une des plus terribles hécatombes que n’ait jamais connue la Russie. Si de nombreux auteurs se sont penchés sur la sanglante bataille de Tannenberg – parmi lesquels Soljenitsyne lui-même – peu nombreux sont ceux qui accordent la place méritée que peut revendiquer la cryptographie dans cette affaire. À l’origine, le plan d’invasion russe de la Prusse orientale prévoit une manœuvre en tenaille menée conjointement par les armées du général Rennenkampf et du général Samsonoff qui, séparées géographiquement par des kilomètres de marécages, ne peuvent communiquer que par radio de campagne. Or, depuis 1911 et le voyage de Cartier en Russie, les Allemands disposent du code russe qui continue pourtant d’être utilisé par de nombreux généraux et ce, en dépit de la promulgation d’un nouveau code dès la déclaration de guerre. En ce sens, l’anarchie qui règne au sein de l’armée impériale russe n’épargne pas le chiffre, à telle enseigne que les deux armées engagées en Prusse orientale utilisent pour l’une l’ancien code et pour l’autre le nouveau sans qu’aucune d’elles ne dispose de dictionnaire susceptible de permettre le déchiffrement du code de l’autre. Rennenkampf et Samsonoff se voient dès lors contraints de communiquer en clair à la grande satisfaction de l’armée allemande qui dans un premier temps refuse de croire à une telle aubaine. Et le grand spécialiste américain de la cryptographie, David Kahn, de souligner avec pertinence : « On avait joué au poker en connaissant les cartes de l’adversaire et qu’il était presque impossible de perdre. »  [1]

Le « Cabinet noir »

8 À la lumière des premières opérations armées, les Français, qui disposent d’un important réseau de TSF à caractère militaire créé par le général Ferrié, découvrent l’immense intérêt d’écouter les communications de l’ennemi. Comme les Allemands emploient le même code de chiffrement dit « à double transposition » (UBCHI) pour l’ensemble de leurs unités militaires, les services de décryptage français, qui en connaissent les secrets, ont tout loisir de connaître leurs intentions et leurs mouvements. En décembre 1914, les armées du Kaiser, ayant appris que l’ennemi possédait toutes les clefs de lecture, passent au système ABC ; mais, encore une fois, les Français en percent le mystère, grâce aux travaux menés par le « Cabinet noir », service dans lequel travaillent le général Cartier, le colonel Olivari, les commandants Givierge et Soudard, et, surtout, le capitaine Painvin, appelé à devenir un des meilleurs spécialistes du chiffre.

9 Personnalité atypique, tout à la fois major de Polytechnique en 1905, premier prix de violoncelle au conservatoire de Nantes, ingénieur des Mines et professeur de géologie et de paléontologie, Painvin apporte aux hommes du « Cabinet noir » cette touche de génie qui assure pour le restant de la guerre une supériorité française vis-à-vis des services allemands. Ces derniers font pourtant porter, tout au long de l’année 1916, leurs efforts sur la cryptologie en créant plusieurs centres de déchiffrement placés sous la houlette du professeur de philologie Ludwig Deubner. Le grand quartier général de l’armée allemande est ainsi divisé en trois sections : une section « armées étrangères » qui exploite les informations en provenance des stations d’écoute du front ; une section « expérience » qui conçoit des procédés de chiffrement de plus en plus complexes ; une section « D » qui décrypte les télégrammes diplomatiques étrangers. C’est donc à une course de vitesse et de jeu d’échec que se livrent les spécialistes français et allemands, les premiers possédant toujours une longueur d’avance sur les seconds. C’est à Painvin que l’on doit le « cassage » du code de la marine allemande, particulièrement hermétique, ouvrant ainsi la porte du succès à la marine alliée et surtout britannique en mer du Nord, à telle enseigne que le gouvernement de sa majesté lui décerne la Military Cross. À partir de juillet 1915, il réitère cet exercice avec les codes de la marine austro-hongroise et se voit honoré de la Croix de chevalier de la couronne d’Italie après les succès navals italiens en Méditerranée.

10 Painvin et Olivari s’attaquent en 1916 à un nouveau système de chiffrement allemand, dit ABCD. Après quinze jours de travail acharné, ils réussissent finalement à le décrypter. En 1917, les Allemands mettent au point le système KRU qui reste en vigueur jusqu’en mars 1918 et présente la particularité d’employer une clé différente pour chaque armée ce qui complique d’autant le travail des hommes du « Cabinet noir ». Ces derniers voient apparaître au printemps 1918 un nouveau système de chiffre baptisé ADFGX qui apparaît cette fois tellement impénétrable que le général Cartier aurait déclaré à Painvin : « Mon vieux Painvin, je crois que cette fois vous n’en sortirez pas ! » Après des semaines d’efforts ininterrompus, Painvin réussit pourtant le tour de force de reconstituer le système, le 1er avril 1918. Il ne s’agit alors que d’une victoire éphémère car la clé changeant régulièrement, tel Pénélope sur sa toile, il convient de reprendre le travail quasi quotidiennement.

11 Dans le même temps, l’équipe de la station de la Tour Eiffel parvient, en octobre 1917, à brouiller les communications entre un dirigeable Zeppelin – en route pour bombarder Paris – et sa base, tout en lui envoyant de fausses positions qui ont pour effet de totalement désorienter l’équipage. La guerre électronique est définitivement née.

Le radiogramme de la victoire

12 L’affaire connue sous le nom de « radiogramme de la victoire » constitue enfin le point d’orgue de cette guerre des codes secrets entamée dès août 1914. Au printemps 1918, l’armée allemande, reprenant la guerre de mouvement, se lance dans de grandes offensives destinées à rompre le front français. Or, le 1er juin, les hommes du « Cabinet noir » découvrent que les Allemands viennent d’inaugurer un nouveau système à six chiffres, « l’ADFGVX », qui, s’il n’est pas décodé au plus vite, peut leur permettre d’emporter la victoire. Painvin, une fois encore, s’attaque à une nouvelle énigme et travaille d’arrache-pied pendant 26 heures d’affilée sans prendre le moindre repos. Le 2 juin, en début de soirée, il pense avoir reconstitué le système et transmet ses résultats à son ami le capitaine Guitard, chef du décryptement au grand quartier général de Compiègne. À la suite de cet effort intense, Painvin est hospitalisé mais Guitard et ses quatre officiers décrypteurs achèvent le travail et, parmi les radiogrammes interceptés le 1er juin, traduisent en clair un message du haut commandement allemand adressé à un état-major d’armée situé dans la région de Remaugies, près de Compiègne, et prévenant de la nécessité « d’accélérer la montée des munitions, même pendant le jour, partout où l’on n’était pas vu ». Cette information s’avère capitale pour l’état-major du GQG qui, informé dès le 3 juin, peut ainsi anticiper la manœuvre allemande pour y faire face. L’échec de l’offensive allemande du 9 juin 1918 dans la région de Remaugies et la contre-attaque fulgurante lancée par le général Mangin deux jours plus tard constituent incontestablement un coup d’arrêt brutal à la marche en avant des troupes du Reich vers Paris, prélude au redressement allié et en définitive à la victoire finale. Qui peut oser affirmer aujourd’hui que la guerre des codes secrets ne fut qu’une lutte anecdotique sans incidence sur le cours des événements du premier grand conflit mondial ?

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Notes

  • [1]
    David Kahn : The Codebreakers: The Comprehensive History of Secret Communication from Ancient Times to the Internet ; Scribner, Rev Sub edition, 1996.
Français

La guerre du chiffre – bien que très méconnue – a joué un rôle décisif en permettant notamment au commandement français de décrypter les transmissions allemandes et ainsi de pouvoir réagir rapidement. Le développement de la TSF associé au codage préfigurait la cyberguerre d’aujourd’hui.

Paul Villatoux
Docteur en histoire des relations internationales. Rédacteur en chef de la revue Opérations Spéciales.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.814.0046
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