CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans la construction de l’architecture de son Internet comme dans les discussions internationales sur la gouvernance du cyberespace, la Chine a toujours été soucieuse de préserver ses moyens et ses prérogatives en matière de contrôle des contenus afin d’assurer la légitimité et la stabilité de son régime. Alors qu’elle avait initialement adopté une position plutôt défensive, sous la présidence de Xi Jinping, la Chine se dote désormais d’une cyber diplomatie active, dont Adam Segal identifie trois objectifs principaux [2] : limiter la menace que représente Internet et la libre circulation de l’information pour la stabilité de la société et du régime ; façonner le cyberespace pour étendre son influence et son pouvoir politique, militaire et économique ; et contrer la suprématie des États-Unis dans le cyberespace tout en augmentant ses marges de manœuvre, notamment en s’investissant dans l’élaboration de normes internationales.

2 La tentation d’un Internet fermé ou alternatif n’est plus d’actualité, la Chine a fait le choix d’un Internet global et interopérable – certes doté d’une frontière – où elle entend s’imposer, avec près de 800 millions d’internautes, comme un acteur incontournable. Elle s’organise désormais pour assurer les moyens de sa puissance et de sa souveraineté dans le cyberespace, avec une réelle vision stratégique des enjeux de la révolution numérique et des investissements à la hauteur des défis.

De réactive à proactive : un changement de posture spectaculaire

3 Les représentations américaines de la menace chinoise ont largement contribué à façonner l’image de la Chine dans le cyberespace [3]. Elles s’inscrivent dans un contexte de remise en question du leadership américain face à la montée en puissance de la Chine dans les domaines économiques, militaires et politiques [4]. Dès 2012, les entreprises Huawei et ZTE étaient sommées de s’expliquer devant des membres du Congrès sur les backdoors de leurs équipements. À partir de 2013, la dénonciation de l’espionnage économique et stratégique est devenue de plus en plus systématique et médiatique, avec la publication du rapport Mandiant [5] à la veille de la RSA (Regional Studies Association), la plus grande conférence de cybersécurité aux États-Unis [6]. L’Administration Obama en a fait un enjeu stratégique voire de sécurité nationale, portant les accusations directement contre le régime chinois, aboutissant à la mise en examen de cinq officiers de l’armée chinoise en mai 2014.

4 Face à ces accusations, le régime chinois s’est initialement positionné en première victime de l’espionnage massif et des cyberattaques, s’appuyant sur les révélations d’Edward Snowden concernant la surveillance de masse déployée par la NSA via les réseaux informatiques pour dénoncer l’hypocrisie et le double jeu des États-Unis. Et surtout, les dirigeants chinois ont beaucoup insisté sur l’immense avance technologique des États-Unis, pays par lequel transite l’essentiel du trafic, les moindres capacités de la Chine et ses difficultés à se défendre face aux opérations offensives d’États puissants [7].

5 La posture a depuis radicalement changé. En septembre 2015, sous la pression de l’Administration américaine, les présidents Xi Jinping et Barack Obama signaient à la surprise générale un pacte cyber visant à combattre la cybercriminalité et améliorer la coopération judiciaire entre les deux pays. Depuis, la Chine s’affiche comme un acteur jouant le jeu de la coopération internationale, quitte à se démarquer parfois de la Russie, même si l’échec des récentes négociations du groupe des experts gouvernementaux de l’ONU (GGE) en juin 2017 montre que la défiance reste importante. Mais surtout, après avoir laissé les plates-formes et l’industrie du numérique se développer dans une relative liberté, la Chine s’est dotée d’une stratégie numérique ambitieuse, d’un arsenal juridique et d’un plan d’action pour s’imposer comme un acteur puissant et central du cyberespace.

6 La 4e World Internet Conference de Wuzhen en est le reflet, loin des démonstrations idéologiques un peu caricaturales de la première. Fin 2017, elle avait pour thème : « Promouvoir l’économie numérique pour l’ouverture et les bénéfices partagés – Construire une communauté d’avenir partagé dans le cyber-espace ». Dans son message de félicitations adressé aux participants, Xi Jinping explique sans détours : « La Chine veut construire sa puissance dans le cyberespace, promouvoir le développement de la Chine numérique et de la société intelligente, approfondir l’intégration entre l’Internet, le Big Data et l’intelligence artificielle (IA) avec l’économie réelle, et développer l’économie numérique et l’économie de partage pour encourager l’émergence de nouveaux secteurs et moteurs de la croissance. » L’ambition dépasse le simple cadre de la Chine, qui souhaite : « encourager les pays à travers le monde à prendre en marche le train de l’Internet et l’économie numérique » [8]. Xi Jinping ajoute que la Chine ne fermera pas ses portes mais les laissera au contraire grandes ouvertes pour aller de l’avant.

7 Le président Xi Jinping a ainsi fait de l’ambition numérique de la Chine le fer de lance de sa stratégie et de sa propre ascension politique. Dans ses récents discours, il a insisté sur la nécessité d’accélérer le développement de l’intelligence artificielle pour améliorer la gouvernance de la Chine et exhorté les dirigeants à se former [9]. Les internautes ont repéré dans sa bibliothèque, lors de son adresse à la nation à la veille du nouvel an, deux ouvrages majeurs sur l’IA [10].

8 La Chine souhaite devenir une puissance d’innovation et son ambition ne se limite pas au seul champ du cyberespace. L’IA est l’une des technologies clés pour améliorer son pouvoir économique et militaire mais aussi le développement, la gestion des villes et des ressources, avec de nouvelles préoccupations environnementales sur lesquelles Pékin prend le leadership. Cette stratégie est d’abord portée par l’État, qui s’appuie sur les acteurs académiques et privés, contrairement aux États-Unis où les entreprises sont à la pointe des avancées mais dans une relation tendue avec l’État depuis les révélations Snowden. La Chine accélère son développement numérique au moment même où l’Administration Trump entend réduire les budgets de la recherche fondamentale et restreindre l’immigration, au risque de réduire le vivier de compétences dans lequel les entreprises américaines peuvent puiser. La stratégie chinoise se décline notamment par des investissements massifs dans l’IA et la promotion d’une route de la soie numérique.

2030 : la Chine, leader mondial de l’intelligence artificielle ?

9 En juillet 2017, le Conseil d’État chinois a annoncé un plan stratégique national pour l’IA en trois étapes, qui reprend les recommandations de rapports publiés par l’Administration Obama en 2016 [11]. La première consiste à développer, d’ici 2020, une nouvelle génération de théorie et de technologie d’IA. Ensuite, d’ici 2025, la Chine estime pouvoir réaliser une percée majeure en technologie IA – et ses applications – qui conduira à des progrès industriels et une transformation économique. Enfin, entre 2025 et 2030, la Chine ambitionne de devenir le leader mondial de l’IA, avec une industrie d’une valeur d’au moins 150 milliards de dollars. Eric Schmidt, le président d’Alphabet – entreprise mère de Google – prend le propos très au sérieux, estimant que la suprématie technologique des États-Unis n’est pas éternelle et que l’avenir appartiendra aux pays qui sauront prendre la vague de l’IA. Implorant le gouvernement américain d’agir, il a déclaré lors de l’Artificial Intelligence and Global Security Summit fin octobre 2017 : « Croyez-moi, ces Chinois sont bons [12]. »

10 La Chine dispose d’au moins quatre avantages structurels [13]. Le plus important est l’accès à un volume massif de données de par le très grand nombre d’internautes et une faible réglementation sur l’utilisation des données personnelles. Selon le cabinet chinois QuestMobile, la Chine compte environ trois fois plus d’appareils connectés que les États-Unis, et les Chinois en font bien plus souvent usage pour les transactions monétaires, les livraisons de nourriture et le commerce en ligne. Les entreprises peuvent collecter relativement librement des données personnelles et puiser dans les données nationales chinoises d’identification pour recouper leurs photos avec leurs propres données, développant ainsi des technologies de reconnaissance faciale qui se diffusent de manière impressionnante dans le pays. Les autres avantages sont un bassin de talentueux ingénieurs en IA en croissance rapide, une énorme industrie, des entrepreneurs parmi les meilleurs et les plus agressifs du monde, et un puissant soutien gouvernemental qui s’accompagne d’incitations financières conséquentes, aussi bien au niveau national que local. À titre d’exemple, la ville de Xiantang, dans la province du Hunan, a promis de consacrer 2 milliards de dollars pour le développement de ce secteur.

11 La Chine considère l’IA comme la technologie de transformation qui soutiendra dans le futur sa puissance économique et militaire. La littérature stratégique indique que l’armée chinoise considère l’avenir de la guerre non comme une confrontation armée mais comme un affrontement de systèmes dans lequel la maîtrise des données et des systèmes d’information et de communication est capitale [14]. L’IA et la robotique auront des applications dans les opérations cyber et militaires [15]. La Chine poursuit ainsi une stratégie de « fusion civilo-militaire » et dispose de toute une série de mécanismes politiques pour encourager la coopération industrielle. Il ne fait guère de doute que cette fusion contribuera aussi à la surveillance de masse pour assurer la sécurité intérieure et la stabilité du régime, faisant craindre aux défenseurs des droits de l’homme de sérieuses dérives.

La route de la soie numérique, outil d’influence et de pouvoir

12 L’autre pilier de la stratégie chinoise est le développement de la route de la soie numérique, dans le cadre du programme One Belt, One Road (OBOR). En marge de la conférence de Wuzhen en décembre 2017, Wang Huiyao, président du think tank Center for China and Globalisation (CCG) déclarait lors d’un entretien : « Beijing dirigera la construction de l’équivalent numérique de l’Organisation mondiale du commerce, en mettant en place l’infrastructure d’une route de la soie numérique », qui permettra aux technologies chinoises de s’étendre mondialement [16]. Les efforts chinois se concentrent sur les régions stratégiques que sont l’Asie centrale et l’Asie du Sud-Est, l’Afrique, les Balkans et le Moyen-Orient. Pour éviter d’apparaître comme une puissance dominatrice, la Chine a développé une rhétorique de coopération « gagnant-gagnant » à laquelle l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Turquie, le Laos, la Serbie ou encore les Émirats arabes unis ont souscrit. Le continent africain, et notamment son flanc oriental, est une priorité stratégique et, plus qu’une plate-forme de redistribution, un marché que la Chine souhaite s’approprier en participant à sa structuration et au développement de sa connectivité.

13 La Chine couvre ainsi tout l’éventail du numérique en développant aussi bien les infrastructures physiques que les services qui permettront à terme d’accumuler des masses de données, qu’il s’agisse de la construction des réseaux de fibres optiques, des satellites (dans le but de créer un « Space Information Corridor » via le système Beidou), du cloud, des services d’e-paiement, de l’e-commerce, des smart cities ou bientôt de la 5G. Outre les motivations commerciales, l’enjeu du projet est stratégique. La Chine et la Russie se sont associées pour construire des liaisons par câbles terrestres de fibre optique entre l’Asie et l’Europe, notamment le TransEurasian Information Superhighway (TASIM) et la Diverse Route for European and Asian Markets (DREAM). Les deux pays partagent le désir de se protéger des agences de renseignement occidentales et espèrent sécuriser leurs communications si les câbles traversent leurs propres territoires.

14 * * *

15 Les obstacles à l’expansion de la Chine dans le cyberespace ne manquent certes pas, à commencer par une compétition redoutable pour attirer les talents, les entreprises chinoises rivalisant avec des multinationales comme Google qui proposent des salaires mirobolants aux chercheurs. En 2016, le ministère chinois des télécommunications estimait que le pays avait besoin de 5 millions de travailleurs supplémentaires pour répondre aux besoins de l’industrie.

16 L’influence grandissante de la Chine suscite par ailleurs l’inquiétude de pays dont les intérêts ne sont pas en phase avec ceux de Pékin. La Chine se défend toutefois de toute velléité hégémonique. « Le nouveau plan de la Route de la Soie n’est pas et ne sera jamais du néocolonialisme déguisé », selon l’agence médiatique officielle Xinhua  [17]. La Chine met en avant les multiples applications en matière environnementale que pourrait apporter la collecte de données le long de la route de la soie numérique. Mais ce greenwashing ne doit pas occulter les aspects moins « verts » et altruistes de cette collecte au sein des infrastructures que la Chine construit, comme en témoignent les révélations sur l’espionnage du siège de l’Union africaine (UA) à Addis-Adeba, Éthiopie, entièrement équipé par les Chinois [18]. Quelles que soient les réserves que l’on peut émettre, force est de constater que la Chine, bien avant l’Europe, a pleinement pris conscience des enjeux de la révolution numérique et développé une stratégie d’État globale et ambitieuse, appuyée sur des coopérations public-privé et un déploiement à l’international pour assurer sa souveraineté dans le cyberespace et sa puissance économique, politique et militaire ; une stratégie qui en Europe, fait encore cruellement défaut.

Notes

  • [1]
    une carte en p. 10-11 « L’intelligence artificielle : une course mondiale à l’innovation » accompagne cet article.
  • [2]
    Adam Segal : « Chinese Cyber Diplomacy in a New Era of Uncertainty », Hoover Institution Essay, Aegis Paper Series, n° 1703.
  • [3]
    Jean-Loup Samaan : La menace chinoise : une invention du Pentagone ? ; Éditions Vendémiaire, 2012.
  • [4]
    Alix Desforges, Frédérick Douzet (dir.), Jérémy Robine, Kavé Salamatian & Candice Tran Dai : Géopolitique du Cyber en Asie ; Étude Prospective et Stratégique pour la DGRIS (ministère de la Défense), Paris, 2014.
  • [5]
    Le rapport publié par la société Mandiant publie les résultats d’une enquête sur les intrusions dans les systèmes de 141 entreprises par des groupes d’acteurs appelés « Advanced Persistent Threat » pour leurs pratiques d’espionnage sophistiquées. Le rapport se concentre sur APT1 dont il trace l’origine auprès de l’Unité 61398 de l’armée chinoise. Mandiant : « APT1. Exposing One of China’s Cyber Espionage Units, 2013 », février 2013 (https://lawfare.s3-us-west-2.amazonaws.com/).
  • [6]
    F. Douzet : « La course aux cyberarmes a commencé », Sécurité Globale, n° 23, ACL, septembre 2013, p. 43-51.
  • [7]
    Enquête de terrain Pékin, Nankin, Shanghaï, avril 2014.
  • [8]
    Lettre de félicitations distribuée lors de la conférence de Wuzhen, décembre 2017.
  • [9]
    Xinhua : « China must accelerate implementation of big data strategy: Xi », China Daily, 12 septembre 2017.
  • [10]
    James Vincent : « Chinese netizens spot AI books on president Xi Jinping’s bookshelf », The Verge, 3 janvier 2018 (www.theverge.com/).
  • [11]
    Gregory Allen, Elsa B.Kania : « China Is Using America’s Own Plan to Dominate the Future of Artificial Intelligence », Foreign Policy, 8 septembre 2017 (http://foreignpolicy.com/).
  • [12]
    Paul Scharre, Anthony Cho, Gregory C. Allen et Eric Schmidt : « Eric Schmidt Keynote Address at the Center for a New American Security Artificial Intelligence and Global Security Summit », Center for a New American Security, 13 novembre 2017 (www.cnas.org/).
  • [13]
    Eurasia Group : « China embraces AI », décembre 2017 (www.eurasiagroup.net/).
  • [14]
    Jeffrey Engstrom : « Systems Confrontation and System Destruction Warfare », RAND, 2018.
  • [15]
    Elsa Kania : « Artificial Intelligence and Chinese Power », Foreign Affairs, 5 décembre 2017.
  • [16]
    ABC Radio Australia : « One Belt, One Road: China heralds ‘Digital Silk Road’; foresees internet-era power shift soon », , 7 décembre 2017 (www.abc.net.au/).
  • [17]
    XinhauNet : « Is China’s B&R initiative just hegemony in disguise? », 13 mai 2017 (www.xinhuanet.com/).
  • [18]
    Joan Tilouine : « À Addis-Abeba, le siège de l’Union africaine espionné par Pékin », Le Monde, 26 janvier 2018.
Français

La Chine investit massivement dans le cyberespace et souhaite se positionner comme leader de l’intelligence artificielle. L’objectif est d’assumer, à terme, une capacité mondiale lui permettant d’accroître son rayonnement et sa souveraineté afin d’étendre son influence dans ce domaine d’avenir.

Frédérick Douzet
Professeure à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris VIII. Titulaire de la chaire Castex de cyberstratégie.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.812.0089
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...