CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le rythme accéléré d’acquisition de sous-marins par un grand nombre de pays asiatiques, dont ceux d’Asie du Sud-Est, est un phénomène stratégique amplement commenté [1]. Cette dynamique recouvre un processus tant quantitatif que qualitatif. Face à des acteurs navals de référence, établis de longue date dans le paysage politico-militaire asiatique comme les États-Unis ou la Russie, des flottes sous-marines se sont constituées, modernisées ou renforcées selon les cas. Le Viêt Nam a créé sa force ex nihilo avec les 6 sous-marins Kilo achetés à la Russie. Dernièrement, l’Australie vient de lancer un programme neuf de 12 unités Shortfin Barracuda d’un tonnage d’environ 5 000 tonnes avec Naval Group. Le Japon a décidé de stabiliser sa flotte autour de 18 à 22 unités.

2 Ce mouvement d’équipement régional fait qu’à brève échéance plus de la moitié de la flotte sous-marine conventionnelle mondiale sera déployée en Asie. Le phénomène n’est guère étonnant si l’on considère que c’est avant tout une réaction défensive face à l’expansion d’un ordre de bataille chinois actuellement estimé à une soixantaine d’unités. Le paradoxe tient à ce que, si la Chine est au cœur du dilemme de sécurité régional [2], elle y apporte une réponse inattendue en étant elle-même devenue en peu de temps un exportateur susceptible de vendre sous-marins [3] et bâtiments de surface.

Une suprématie américaine de plus en plus disputée

3 La montée en puissance de la marine chinoise et l’accroissement des tensions régionales sur les frontières maritimes en mers de Chine du Sud et de l’Est expliquent, pour une grande part, les choix asiatiques en faveur du développement de plateformes sous-marines. Celles-ci ont vocation à compléter des ordres de bataille déjà largement constitués d’unités combattantes de surface. La dynamique de construction navale chinoise semble avoir un effet d’entraînement sur l’ensemble de ses voisins, américain, japonais et indien [4].

4 Ces derniers ne peuvent que noter le rattrapage progressif opéré par Pékin par rapport à la flotte sous-marine américaine du Pacifique. Pour l’heure, la Chine met en œuvre 6 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et 57 sous-marins conventionnels. Face à l’avancée chinoise, la marine américaine peut compter sur la discrétion de ses sous-marins et les performances de ses systèmes de luttes anti-sous-marine (ASM), et sur une flotte d’avion de patrouille maritime P-3C Orion conséquente, capable de déceler la signature acoustique d’un sous-marin à très longue distance. L’US Navy possède encore l’avantage du nombre et de la performance technologique [5]. Sa composante sous-marine, qui ne compte que des unités à propulsion nucléaire, met en œuvre 14 SNLE, 4 sous-marins pouvant lancer des missiles de croisière (Tomahawk) et 52 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Par ailleurs, 60 % de la flotte sous-marine américaine est basée dans le Pacifique.

5 Au-delà de la Chine, la marine américaine doit tenir compte de la présence d’une autre marine de référence, d’un haut niveau technologique, la Russie. Celle-ci est toujours très active sur le théâtre Pacifique où ses intérêts, au moins momentanément, s’accordent avec ceux de la marine chinoise. Par ailleurs, Moscou reste un exportateur d’armement naval extrêmement compétitif en Asie notamment auprès de l’Inde et du Viêt Nam. La marine russe possède un ordre de bataille proche de celui des États-Unis avec 13 SNLE, 26 SNA et 18 unités conventionnelles. Elle se montre en outre très agressive et maintient un niveau de patrouille actif dans le Nord du Pacifique. D’ici 2020, Moscou a annoncé vouloir s’équiper de 8 SNLE supplémentaires.

6 À l’image de l’Australie, le Japon est déterminé à maintenir une solide flotte conventionnelle et ne craint pas de la déployer loin de ses bases. Les Forces maritimes d’autodéfenses japonaises (JMSDF) mettent en œuvre 22 unités sous-marines diesel de gros tonnage, mais étant donné ses capacités de construction, Tokyo pourrait très vite accroître son ordre de bataille. Par ailleurs, sa longue tradition en matière sous-marine et l’excellence de ses équipages en fait un acteur de référence. Enfin, l’archipel dispose d’une centaine d’avions de patrouille maritime. Cela constitue un sérieux atout pour les États-Unis et ses autres partenaires régionaux pour l’organisation d’exercices et d’entraînements conjoints ASM auxquels l’Inde apporte désormais sa participation. Depuis 2016, l’exercice annuel américano-indien Malabar auquel s’est récemment joint le Japon comporte en effet un volet anti-sous-marin. Delhi a noté avec agacement la présence plus visible de la marine chinoise dans l’océan Indien à la faveur de la lutte contre la piraterie avec une première escale de sous-marin chinois à Colombo en 2014, puis à Karachi en 2015. On le sait, le partenariat sino-pakistanais et l’appui militaire marqué de Pékin envers Islamabad sont une source d’irritation récurrente pour Delhi. Pékin vient notamment d’accepter de livrer 8 sous-marins conventionnels à la marine pakistanaise pour renforcer sa flotte vieillissante de 5 Agosta d’origine française. Prévue à horizon 2022, cette livraison restaurerait l’équilibre sous-marin conventionnel entre Delhi et Islamabad.

7 La Corée du Sud constitue un cas à part. Sa composante sous-marine, formée de 13 unités diesels technologiquement avancées, est avant tout destinée à contenir la menace navale nord-coréenne. Celle-ci est notamment constituée par des sous-marins de poche aptes à remplir des missions de commando ou autres forces spéciales engagées dans des opérations de sabotage (minages de ports ou de cibles sensibles). Depuis 2010 et le torpillage d’une frégate sud-coréenne entraînant le décès de 46 marins, la menace sous-marine nord-coréenne reste très présente pour l’état-major sud-coréen. Plus récemment, dans sa recherche d’une capacité de seconde frappe, Pyongyang aurait procédé au tir d’un missile balistique à partir d’un sous-marin SSB.

Les flottes sous-marines émergentes d’Asie du Sud-Est : une dynamique de modernisation régionale

8 Les dépenses militaires des pays de l’ASEAN ont doublé sur ces quinze dernières années et se sont traduites par l’acquisition d’équipements de défense majeurs au risque d’évoquer le spectre d’une course aux armements régionale [6]. Ce mouvement a notamment privilégié les forces navales et parmi elles, les sous-marins. Si ceux-ci sont destinés à un emploi dans le cadre de stratégie anti-accès liées aux tensions en mer de Chine du Sud, leur acquisition répond également à des motivations liées à des rivalités locales mais aussi au besoin de reconnaissance d’un statut de puissance régionale [7].

9 Singapour, la Malaisie et le Viêt Nam qui n’ont jamais possédé d’unités sous-marines se sont lancés dans la construction d’une sous-marinade. La Cité-État possède désormais une flotte de quatre unités. La Malaisie a acquis deux Scorpène. De son côté, le Viêt Nam [Vietnam] a progressivement pris livraison de 6 unités de type « Kilo » d’origine russe. La Thaïlande, qui n’a plus mis en œuvre de sous-marins depuis les années 1950, envisage d’acheter trois Yuan à la Chine tandis que l’Indonésie pourrait remplacer ses deux sous-marins diesels allemands par deux unités modernes d’origine sud-coréenne dont au moins une serait construite localement.

10 Ces plateformes sont parmi les plus modernes de la famille des sous-marins conventionnels et constituent ainsi de véritables multiplicateurs de puissance. Par exemple, les deux unités allemandes de type 218 SG acquises par Singapour sont équipées du système AIP (Air Independant Propulsion), qui permet de demeurer en patrouille plus longtemps que les unités classiques qui doivent refaire surface plus souvent pour recharger leur batterie. Les plateformes chinoises que la Thaïlande devrait acquérir seraient également dotées de l’AIP. Ces nouvelles unités seraient par ailleurs équipées de sonars actifs et passifs ainsi que d’un revêtement anéchoïque, au design plus moderne, qui devraient les faire gagner en puissance et en discrétion. Certaines devraient même avoir la capacité de lancer des missiles antinavires. Appelées à effectuer des patrouilles plus longues, ces unités devraient constituer des plateformes utiles pour des missions de surveillance, de recueil d’information ou servir de support à des opérations spéciales et à des activités de minage.

11 À brève échéance, les marines d’Asie du Sud-Est seront capables d’aligner une vingtaine de sous-marins diesels [8]. Cela signifie que le domaine maritime régional sera occupé par des submersibles dont certains opérés par des marines ayant peu d’expérience opérationnelle de l’usage d’un sous-marin et de la gestion de l’eau. Cette mise en œuvre dans des eaux chaudes, de faibles fonds et à la cartographie incertaine comporte des risques de collisions élevés. Cette perspective a suscité des commentaires alarmistes au regard de la situation tendue qui entoure la mer de Chine du Sud et de l’attitude agressive de la Chine. Certes, le Viêt Nam ou la Malaisie ne mettront pas la totalité de leurs unités à la mer en même temps. Par ailleurs, la zone de patrouille des sous-marins se révèle particulièrement vaste. L’archipel malais occupe une superficie de 2 500 km, d’est en ouest – avec une côte de plus de 2 500 km. Enfin, certains États ne sont pas tentés par l’acquisition d’une composante sous-marine, notamment les Philippines qui restent le principal opposant à l’expansion maritime chinoise dans les Spratleys.

12 Toutefois, la complexité de la zone en matière de navigation et ses dangers potentiels ont incité Singapour à proposer plusieurs initiatives visant à promouvoir la sécurité sous-marine [9], notamment en lançant des exercices de sauvetage sous-marins avec ses principaux partenaires. Dès 2012, Singapour a signé un accord de coopération dans le domaine du sauvetage des sous-marins avec l’Indonésie. L’idée d’un accord spécifique, sorte de code de conduite sous-marin, a émergé des diverses rencontres tenues avec l’ensemble des marines asiatiques [10]. Le Centre de fusion de l’information de Changi, Information Fusion Center, IFC, pourrait ainsi diffuser des informations de source ouverte sur les positions de bâtiments de pêches ou d’importants bâtiments de commerce susceptibles d’interférer avec l’activité sous-marine.

13 * * *

14 Au-delà du nombre, du tonnage et de la performance technologique, c’est bien l’expérience opérationnelle et la qualité des équipages qui fait la différence. En dépit de ses efforts en matière de professionnalisation de ses forces armées, dans le domaine très particulier de l’activité sous-marine, la Chine n’a pas de tradition d’opérations établie de longue date. Toutefois, étant donné son choix d’une stratégie anti-accès, elle devrait continuer à porter son effort sur la mise en œuvre de sous-marins de plus en plus discrets et la mise en place de moyens de lutte ASM, devenant une menace de plus en plus crédible, tant pour l’US Navy et ses partenaires japonais et indiens que pour les marines Sud-Est asiatiques. La marine de l’APL met en œuvre au moins huit sous-marins et plusieurs dizaines de combattants de surface au sein de la Flotte du Sud. À terme, la base navale de Sanya, sur l’île de Hainan, au cœur de la mer de Chine du Sud, est destinée à accueillir l’ensemble des SNLE chinois. En dépit de leur volonté de marquer leur territoire et d’affirmer leur droit, les flottes sous-marines d’Asie du Sud-Est apparaissent donc bien faibles face aux moyens chinois.

Notes

  • [1]
    Les données chiffrées et analytiques utilisées par l’auteur proviennent de sources ouvertes : Flottes de combat 2016, Jane’s Fightingships, rapports de l’Office of Naval Intelligence et du Congrès américains.
  • [2]
    Elias Grollet, Dan de Luce : « China is fueling a submarine arms race in the Asia-Pacifique », Foreign Policy, 26 août 2016.
  • [3]
    La Chine essaye depuis peu de se positionner sur le marché des pays exportateurs de sous-marins. Elle possède deux clients historiques avec le Bangladesh et le Pakistan, et serait actuellement en discussion avec la Thaïlande (voir l’article de Sophie Boisseau du Rocher). Le Japon tente également d’entrer dans le cercle des compétiteurs traditionnels d’origines européenne et russe. Tokyo possède une base industrielle solide et une offre crédible avec son modèle Soryu (2 900 tonnes) qui constitue actuellement le plus grand sous-marin conventionnel AIP (Air Independant Propulsion) sur le marché.
  • [4]
    Il manque à ce tableau global la situation particulière de Taiwan qui a les plus grandes difficultés, en raison des fortes pressions chinoises, à renouveler sa flotte de 4 SMD vieillissante.
  • [5]
    Stephen Biddle et Ivan Oelrich : « Future warfare in the Western Pacific », International Security, vol. 41, n° 1, été 2016, p. 7-48 ; Michael J. Connor : « Investing in the Undersea Future », Proceedings, vol. 137, n° 7, juin 2011 ; Owen R. Cote Jr. : « Assessing the Undersea Balance Between the U.S. and China », Thomas Mahnken (dir.), Competitive Strategies for the 21st Century: Theory, History and Practice, Stanford University Press, 2012, p. 184-205.
  • [6]
    Felix Heiduck : « Is Southeast Asia really in an arm’s race? », East-Asia Forum, 21 février 2018.
  • [7]
    Sam Bateman : « Submarines acquisition in Southeast Asia: the danger » in Geoffrey Till et Collin Koh, Naval Modernisation in Southeast Asia, Part 2 ; Palgrave MacMillan, 2018, p. 15-27.
  • [8]
    Au 1er janvier 2018, le chiffre se monte à 16 suivant l’édition 2017 du Jane’s Fightingships.
  • [9]
    Prashanth Parameswaran : « Where is Singapore’s new underwater naval protocol? », The Diplomat, 24 avril 2017 (https://thediplomat.com/).
  • [10]
    Cet accord pourrait s’insérer dans le document régissant les rencontres inopinées à la mer entre bâtiments de guerre de surface, Code for Unplanned Encounters at Sea, CUES signé lors d’une session du Western Pacific Naval Symposium à Qingdao en avril 2014 par une vingtaine de marines de l’Asie-Pacifique dont la Chine, les États-Unis, la France et le Japon.
Français

Face à la montée des tensions en Asie, plusieurs marines développent leur flotte de sous-marins pour à la fois mieux contrôler leurs propres eaux mais aussi pour dissuader ceux qui voudraient faire mainmise sur ces espaces maritimes. Les progrès techniques sont importants, mais reste la question de l’expérience opérationnelle.

Marianne Péron-Doise
Chercheure à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.812.0122
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...