CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Chine est en train de devenir un acteur international de plus en plus influent. Il est cependant difficile de parler, à son sujet, de nouvelle puissance ; il s’agit plutôt d’une puissance ré-émergente. En ce qui la concerne, le statut de grande puissance semble relever à la fois d’une question de nécessité et d’un retour naturel à la normalité. L’actuel pouvoir chinois a manifesté une détermination accrue à exploiter, dans sa politique étrangère, la puissance grandissante du pays. Faut-il en déduire que la Chine entend jouer dans le monde un rôle moteur ? Et quel type de leadership devrait et pourrait alors être le sien ? Afin de résoudre le problème conceptuel posé par cette question, nous allons nous efforcer de développer la notion de « leadership facilitateur », qui nous paraît de nature à assurer à la Chine, dans les affaires du monde, une position motrice aussi durable que constructive. Un leadership facilitateur, c’est en substance un leadership moins hégémonique que collectif, attrayant plutôt que coercitif, gagnant-gagnant et non égocentrique, émancipateur, enfin, plus que paternaliste.

Le déclin et le retour de la Chine

2 L’avènement de la dynastie Qin (221-207 av. J.-C.) a marqué un tournant dans l’histoire de la Chine, qui lui doit l’établissement d’un vaste empire unifié rassemblant une population « de quelque cinquante à soixante millions d’habitants », sous l’autorité d’une administration centrale. Depuis lors, si la Chine a connu des époques de division et de chaos, comme cela s’est produit pendant la célèbre période des Trois Royaumes (220-280), les dynasties unifiées qui se sont succédé au pouvoir ont en règle générale préservé leur statut de puissance dominante et écrasante au centre du système international hiérarchique en vigueur en Asie. Cette Pax Sinica s’est traduite, au plan institutionnel et diplomatique, par le système tributaire, apparu sous la dynastie Han (202 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.) après la fin de la courte dynastie Qin ; le système des tributs se caractérise par la position hiérarchique centrale de la Chine, l’autonomie des États tributaires, l’octroi par les empereurs chinois d’avantages matériels importants et l’obligation faite à l’Empire de préserver la sécurité nationale des États tributaires.

3 uand bien même cet ordre hiérarchique international centré sur la Chine valut à l’Asie orientale une stabilité substantielle, contrairement à l’Europe de la même époque, le fondement même du système – la prépondérance du pouvoir chinois et l’isolement de l’Asie par rapport au reste du monde – s’est évanoui au XIXe siècle. L’arrivée des puissances coloniales occidentales, renforcées par les technologies modernes issues de la révolution industrielle et nanties de forces militaires avancées, a obligé la dynastie chinoise, chancelante, à entériner la perte progressive de sa centralité en Asie. Dès la première guerre de l’opium (1840-1842), la Chine connaîtra des défaites répétées dans ses conflits avec les puissances occidentales. Elle sera contrainte de céder aux puissances coloniales des droits commerciaux et extraterritoriaux, et même des territoires, tandis que ses États tributaires tomberont sous la coupe d’anciens et nouveaux États impériaux.

4 Cette chute d’une position de royaume central à un « siècle d’humiliation » déclenchera un mouvement nationaliste soucieux de sauver l’État chinois, sinon l’Empire. C’est finalement le Parti communiste chinois (PCC), combinant son aura communiste au projet nationaliste, qui s’imposera comme la force victorieuse dans le conflit contre le Japon et la guerre civile à venir. La République populaire de Chine (RPC), fondée en octobre 1949, édifiera de nouveau un gouvernement central fort, capable d’exercer un contrôle direct sur les vastes terres de la Chine continentale.

5 Si la nouvelle Chine a reconstruit l’État chinois avec succès, le pays est resté très pauvre pendant trois décennies. En 1978, sous la direction de Deng Xiaoping, les dirigeants chinois ont décidé d’axer leurs efforts sur le développement économique, par la réforme et l’ouverture. En conséquence, la diplomatie chinoise s’est transformée : les intérêts nationaux et plus particulièrement les intérêts économiques ont pris le dessus sur les calculs géopolitiques. Tout au long de la période de réforme, la diplomatie chinoise s’est vu charger par le nouveau pouvoir de créer un environnement international pacifique favorable au développement économique, d’attirer les investissements extérieurs et de conquérir des marchés étrangers dans l’intérêt d’une stratégie de développement tournée vers l’exportation. Depuis lors, le pragmatisme a dominé la diplomatie chinoise, qui s’est attachée en priorité à éviter les affrontements inutiles avec d’autres pays et à assurer un environnement international stable et propice à la modernisation nationale. Une fois venues l’ère de l’après-guerre froide et la mondialisation d’un ordre libéral et occidental régi par les États-Unis, la politique étrangère chinoise a « adopté une posture discrète » et s’est montrée « essentiellement défensive et réactive », dans un rôle de « bénéficiaire passif de l’ordre mondial ». La Chine s’est évertuée à ne pas affronter les puissances occidentales et à cultiver avec elles des relations de partenariat. Elle a libéralisé son économie pour rejoindre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Elle a même adhéré à de nombreux traités internationaux afférents aux droits de l’homme, même si elle n’a toujours pas ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), signé en 1998.

6 En 2010, après plus de trente ans d’un développement économique accéléré, la Chine est redevenue la plus grande économie d’Asie, devançant le Japon. Elle occupait également, toujours devant le Japon, la deuxième place mondiale – vingt ans après la fin de la guerre froide. Pour Pékin, le moment revêtait une portée historique, d’autant que l’Occident connaissait sa pire crise économique depuis des décennies. L’économie chinoise, en 2014, pesait 10 billions de dollars en termes nominaux (10 000 milliards), soit près de 60 % de l’économie des États-Unis ou de l’Union européenne, ou deux fois la taille de l’économie japonaise. En parité de pouvoir d’achat (PPA), le Fonds monétaire international considère que l’économie chinoise, cette même année 2014, a dépassé l’économie américaine. Dans la mesure où elle représente désormais un nouveau centre de gravité économique, la Chine peut renforcer d’autant une influence politique et militaire déjà attestée – et symbolisée par son siège avec droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU – pour s’imposer comme une puissance globale et une nouvelle force dans l’élaboration de l’ordre mondial.

7 La montée en puissance chinoise a été néanmoins si rapide, surtout depuis 2009, que les experts et dirigeants du pays, pour la plupart, y étaient fort peu préparés, faute de l’avoir anticipée. En 2013, Yan Xuetong a écrit que lorsqu’il évoqua, dès 1998, cette ascension vers un statut de grande puissance, rares ont été ceux qui se rallièrent à son pronostic : comment imaginer que douze ans plus tard, le PIB de la Chine dépasserait celui du Japon pour faire d’elle la deuxième économie du monde ? Plusieurs raisons expliquent cette prudence excessive et passée des observateurs et dirigeants chinois dans l’anticipation de la future puissance économique du pays. En premier lieu, le gouvernement avait coutume de fixer un objectif de croissance du PIB (8 % par an) inférieur au taux de croissance réel de ce PIB (10 %). Ensuite, ils se focalisaient généralement sur la croissance réelle exprimée à prix constants, sans tenir compte d’un taux d’inflation plus rapide que celui des autres grandes économies. Enfin, ils négligeaient le plus souvent l’impact de l’appréciation du yuan, dont on a vu qu’elle a joué un rôle déterminant dans l’essor spectaculaire de la puissance économique chinoise exprimée en dollars courants.

8 Ainsi en 2007, lors du 17e Congrès du PCC, le parti s’était fixé l’objectif d’avoir quadruplé en 2020 le PIB par habitant par rapport au niveau de 2000, soit un bond de moins de 1 000 à quelque 3 500 dollars. Or, cet objectif a été atteint dès 2010, avec dix ans d’avance. Toutefois, pas à pas, consciente d’une force et d’une influence mondiale fraîchement acquises, et sous une nouvelle direction, la Chine, à partir de 2013, a fini par s’engager formellement sur la voie de la diplomatie des grandes puissances, officiellement baptisée « diplomatie de grand pays avec des caractéristiques chinoises ».

La Chine face à la crise du leadership international

9 Un monde de plus en plus complexe requiert un leadership international d’autant plus puissant. En la matière, pourtant, force est de constater une crise de l’offre. Avant l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, certains experts jugeaient déjà l’action collective internationale « affectée par un grave déficit de leadership international ». D’autres faisaient valoir qu’« alors que la coopération internationale et le multilatéralisme sont cruellement nécessaires, les États affichent égoïsme, réticence à coopérer, déni de responsabilité, difficulté à mettre en place de nouvelles institutions et faible efficacité des institutions en place ».

10 Le déficit de leadership international relève principalement d’une série de carences : la communauté internationale n’a pas apporté de solutions suffisantes aux problèmes de sécurité régionale, de lutte contre le terrorisme, de développement économique, de changement climatique, de développement durable, etc. Il est aussi le fruit d’une inadéquation. La guerre froide terminée, l’offre, en matière de gouvernance mondiale, s’est limitée aux États-Unis et aux puissances occidentales. Lesquels, du fait d’un leadership excessif fondé sur ledit ordre libéral occidental, ont été à la source de graves problèmes. Les États-Unis ont promu le néolibéralisme et réclamé l’adoption d’une régulation aussi souple que possible ; il en est résulté la crise financière la plus grave de l’histoire récente. Avec leurs alliés, ils ont déclenché plusieurs guerres antiterroristes et interventions humanitaires qui ont débouché sur l’apparition de plusieurs États en déliquescence, et même de l’État islamique, sans parler de la crise des réfugiés, la plus massive que l’Europe ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Autre problème associé au leadership américain : le système international n’évolue pas comme il le devrait pour tenir compte des déplacements de pouvoir mondiaux. Par voie de conséquence, les puissances émergentes telles que la Chine, l’Inde et le Brésil n’ont pas reçu leur juste part du leadership international.

11 D’une façon générale, la victoire de Trump à l’élection présidentielle aggrave la situation. Certes, une Amérique recentrée sur elle-même et plus égoïste, délaissant l’interventionnisme excessif en faveur d’une contraction stratégique, contribuera à la résolution du problème ci-dessus énoncé : ses interventions mal conçues seront moins amenées à créer le chaos dans le monde. Mais dans le même temps, l’Administration Trump s’exonérera de responsabilités auparavant assumées par les États-Unis, comme leur soutien au libre-échange et à la gestion du changement climatique. Le problème de leadership, dans un certain nombre de domaines où doit s’exercer la gouvernance mondiale, s’en trouvera d’autant plus exacerbé.

12 Au début des années 1990, le numéro un chinois Deng Xiaoping a recommandé à la diplomatie de « conserver un profil bas », politique étrangère globalement suivie au cours des vingt années suivantes. À mesure que croissaient sa puissance et son influence, la Chine s’est convertie à la « diplomatie de grand pays ». En septembre 2016, elle a accueilli à Hangzhou le Sommet du G20. Le président Xi Jinping y a pris la parole et souligné que « face à une économie internationale complexe et stimulante ainsi qu’aux attentes de la communauté internationale à l’égard du G20, la Chine espère travailler avec d’autres partenaires pour trouver une solution au développement économique international et rendre l’économie internationale forte, durable et inclusive ». Au Forum économique mondial de Davos, en janvier 2017, Xi a prononcé un autre discours pour défendre la mondialisation, l’Accord de Paris et les Objectifs de développement durable des Nations unies – le Programme 2030. Pour Amitav Acharya  [1], Xi « a critiqué le protectionnisme commercial et défend la mondialisation, ce qui montre que la Chine s’apprête à combler le défaut de leadership international laissé par l’Administration de Trump ».

13 De notre point de vue, la question de savoir si la Chine devrait ou non assumer une plus grande responsabilité internationale et un rôle moteur ne se pose plus. En fait, cette responsabilité de leader international, la Chine a déjà commencé à la faire sienne en devenant non seulement l’un des principaux acteurs de la consolidation de l’Accord de Paris sur le climat, mais aussi le deuxième contributeur au budget de maintien de la paix de l’ONU et l’un des plus importants pourvoyeurs d’aide aux pays en développement. Après que Trump soit devenu le président des États-Unis, la communauté internationale a rehaussé ses propres attentes quant au rôle de la Chine en matière de leadership international. La question la plus importante consiste donc à savoir comment la Chine va exercer cette responsabilité. En nous penchant sur la littérature consacrée à cette notion de leadership international, nous allons proposer ici un cadre analytique inédit, bâti autour d’un argument central : la Chine aurait intérêt à adopter un nouveau type de leadership international, que l’on qualifiera de « facilitateur ».

Un nouveau cadre d’analyse du leadership international

14 Afin de parvenir à une définition plus claire du leadership international, nous dirons qu’il désigne la capacité d’un ou plusieurs acteurs internationaux à favoriser au sein de la communauté internationale la réalisation d’objectifs communs spécifiques, par l’exercice de leur influence et avec l’appui d’autres protagonistes. Si l’on se fonde sur cette définition, la notion de leadership international se comprend en vertu des facteurs suivants : le nombre de leaders internationaux, l’objectif du leadership considéré, sa méthode, son style, son domaine d’intervention, sa performance et enfin, sa légitimité (tableau page suivante).

15 • Nombre de leaders : le leadership international peut être détenu par un ou plusieurs acteurs, collectivement. Après la fin de la guerre froide, les États-Unis, en leur qualité d’unique superpuissance, ont déployé tous les efforts possibles pour asseoir un ordre international libéral placé sous leur autorité. Primauté américaine et leadership unique composaient la priorité centrale de la stratégie extérieure de Washington. Or, un système unipolaire constitue une anomalie au sein de l’ordre mondial : au fur et à mesure que d’autres pays se développent, la structure internationale doit être décentralisée ou « multipolarisée ». Même lorsque les États-Unis étaient au faîte de leur puissance, ils ne parvenaient pas toujours à dicter leur volonté aux autres nations. Au moment où le système international est en train d’adopter une structure multipolaire et non plus unipolaire, le leadership international unilatéral doit être remplacé par un leadership pluriel. En d’autres termes, pour les grandes puissances du monde d’aujourd’hui, la seule solution qui permette de faire face aux défis communs est une gouvernance partagée.

16 On peut imaginer quatre types de leadership international pluriel. Le premier, concerté, met l’accent sur un leadership coopératif institutionnalisé, comme on peut le voir lorsque les grandes puissances se retrouvent au G20 et dans d’autres institutions internationales. Le deuxième, qu’on appellera leadership international complémentaire, permet aux principaux acteurs d’exercer ce pilotage dans des domaines distincts, ou sur diverses questions politiques au sein d’un domaine spécifique. Troisième type envisageable : le leadership international parallèle, grâce auquel, comme son nom l’indique, les principaux acteurs assument leur responsabilité dirigeante dans différentes régions en parallèle (voir Chen, 2016). Enfin, le leadership compétitif, axé sur un nivellement par le haut, encourage les dirigeants à rivaliser de manière positive afin d’élargir l’offre de biens collectifs internationaux.

Modèles de leadership international

Tableau 1
Indicateurs Catégories Sous-catégories Nombre de leaders Leadership unilatéral Leadership coopératif Concerté Complémentaire Parallèle Compétitif Objectif Leadership solipsiste Leadership gagnant-gagnant Méthode Leadership attractif Pourvoyeur de bénéfices Créateur de solutions Institutionnel Conceptuel Leadership coercitif Coercition militaire Coercition économique Coercition normative Style Leadership paternaliste Leadership émancipateur Domaine d’intervention Leadership thématique Sécurité Économie Environnement Leadership régional Performance Élevée, moyenne, faible Légitimité Élevée, moyenne, faible

Modèles de leadership international

Source : synthèse de l’auteur.

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  •  Objectif : la mission du leadership international consiste à atteindre un objectif spécifique. Cependant, si l’on rencontre toutes sortes de définitions du leadership international, c’est souvent en raison d’une compréhension erronée de sa vocation même. Le plus important, ici, c’est la façon dont ce but est déterminé. Par le passé, les grands pays ont pris l’habitude de définir l’objectif commun à la société internationale en fonction de leurs propres préférences et intérêts. Mais lorsqu’un tel objectif ne correspond pas aux intérêts des autres pays, cette forme de leadership échoue à résoudre les problèmes du monde et, très souvent, elle les exacerbe, voire en crée d’autres. Nous allons donc tenter de distinguer deux types d’objectifs assignables au leadership international, qui déterminent dans un cas le leadership solipsiste et dans l’autre le leadership gagnant-gagnant. Le premier, dans l’établissement des objectifs, privilégie son intérêt personnel. Il s’emploie à définir les buts communs en fonction de sa propre expérience, de ses valeurs et intérêts bien compris, tandis que le second met l’accent sur une définition collective de l’objectif à affecter aux actions communes, en fonction de l’expérience des différents États, de leurs valeurs et de leurs intérêts partagés. Les principaux acteurs concernés s’attachent alors activement à influer sur la redéfinition des perceptions et des intérêts des autres nations, afin de parvenir à une coopération internationale élargie et plus profonde. Mais ce leadership gagnant-gagnant s’appuie avant tout sur la dimension édifiante de ses expériences, de ses valeurs et de ses normes, ainsi que sur le choix volontaire des autres pays, alors qu’un leader solipsiste recourt souvent à la coercition lorsqu’il entend imposer sa volonté aux autres.
  • Méthode : le leadership international, en fait, revient à une question d’influence, et à la façon dont on l’utilise. On peut en dégager deux types : l’attraction et la coercition. Le leadership international, lui aussi, peut se partager entre leadership attrayant et leadership coercitif. Quand les États-Unis, pour influencer, utilisent leur pouvoir d’attraction, leur leadership gagne en popularité. L’ouverture de leur vaste marché intérieur à leurs partenaires commerciaux constitue de longue date l’une des clés de leur attractivité et de leur influence dans le monde. En revanche, lorsque les États-Unis emploient des méthodes coercitives, qu’elles soient militaires ou économiques, leur réputation et la légitimité de leur leadership s’émoussent. Rien n’exige que les deux méthodes soient mutuellement exclusives, ce qui signifie que les États pourraient très bien concilier pouvoir d’attraction et pouvoir de coercition. Toutefois, si un pays dominant en venait à renforcer le caractère coercitif de son leadership, celui-ci risquerait d’être remis en question et fragilisé dans sa pérennité même.
  • Style : la relation entre les leaders et leurs sympathisants, qu’on appellera suiveurs, constitue un élément important du leadership international. Rien de plus normal, au sein d’un système politique intérieur hiérarchique, qu’une relation leader-suiveur. Mais dans un système international où tous les pays sont légalement égaux, la dichotomie leader-suiveur devient vite très controversée. La raison pour laquelle le gouvernement chinois a hésité à adopter le concept de « leadership international », à nos yeux, est largement imputable au caractère hiérarchique de cette dichotomie. Historiquement, le leadership international s’est le plus souvent construit sur ce mode hiérarchique, en vue d’exercer une domination. Or, dans un système international composé d’États souverains, le véritable leadership devrait être fondé sur le droit international qui fait de ces États des égaux. Les pays devraient se considérer mutuellement tels des partenaires plutôt que de potentiels suiveurs. Un vrai leader considérera les autres pays comme des partenaires égaux dans la recherche d’un objectif partagé.

18 Autre question à prendre en considération : l’ampleur de la responsabilité et du coût à assumer par le leader. Le leadership international peut être exercé par un seul pays assumant la totalité des responsabilités et des coûts – il s’agit là d’un leadership paternaliste et hiérarchique. Il peut aussi se réduire à une externalisation de la responsabilité et des coûts aux suiveurs : on est alors dans le cas, toujours hiérarchique, d’une gouvernance fondée sur la sous-traitance. Il arrive également que le leader contraigne ses suiveurs à assumer la plupart des responsabilités et des coûts pendant que lui-même occupe sa position sans prendre ses responsabilités. D’une certaine manière, l’Administration Trump s’oriente vers ce style de leadership international. Il existe enfin un leadership émancipateur et non hiérarchique qui nous paraît représenter, en la matière, la meilleure option. Un leader émancipateur assumera ses responsabilités et les coûts associés en fonction de ses capacités, mais d’abord en renforçant les capacités des autres acteurs internationaux dans les efforts qu’ils déploient pour relever les défis nationaux et planétaires. Et ce d’une manière mutuellement respectueuse.

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  • Domaine d’intervention : tout domaine spécifique – sécurité, économie, développement, changement climatique, etc. – exige un leadership international. D’un point de vue géographique, le leadership international peut être aussi bien asiatique ou européen, qu’africain.
  • Performance : le leadership international a-t-il atteint l’objectif préalablement défini ? C’est la réponse à cette question qui devrait servir à évaluer son action. Pour juger efficace le leadership international, il est impératif qu’il ait rempli son objectif. Dans un monde de plus en plus complexe, les populations s’attendent à ce que les dirigeants internationaux relèvent ces défis. Et le leader doit trouver la meilleure façon d’améliorer l’efficacité de son leadership. L’idéal, c’est un leadership international qui réussisse à régler les problèmes et à parvenir au développement durable. Avant que n’apparaisse un système d’évaluation plus complet, nous attribuerons ici à ces performances trois types de note : élevée, moyenne, faible.
  • Légitimité : la puissance dirigeante est-elle reconnue par les autres membres de la communauté internationale ? La question est essentielle. Un niveau élevé de reconnaissance, c’est la probable garantie d’un soutien volontaire et affirmé de la part des autres acteurs, ce qui se traduira par une plus grande efficacité. Une faible reconnaissance, à l’inverse, générera moins de coopération de la part des autres protagonistes : la capacité du leader à diriger s’en trouvera amoindrie. Pour asseoir sa légitimité, le leader doit intégrer les intérêts et les aspirations de ses suiveurs lorsqu’il fixe l’objectif de son leadership. Il aura de surcroît intérêt à adopter, pour l’essentiel, une méthode de leadership attrayante et un style non hiérarchique.

Le leadership facilitateur et la Chine

20 Confronté à une situation de déficit de leadership, tout autre pays que les États-Unis devrait contribuer davantage au leadership international. L’ordre international dirigé par les États-Unis a été soutenu principalement par ses alliés occidentaux, notamment les États-membres de l’Union européenne. L’UE, néanmoins, est confrontée à de nombreux défis – conflit géopolitique avec la Russie, terrorisme, crise des réfugiés, Brexit, populisme, reprise économique, crise de la dette souveraine… Donald Tusk, président du Conseil européen, a admis que l’UE faisait face à ses trois plus grands défis depuis le Traité de Rome : la menace géopolitique extérieure, la conjonction au sein des États-membres de sentiments anti-européens, anti-immigration, anti-réfugiés et la perte de confiance en l’UE parmi les élites du continent. Les élections néerlandaises et françaises, en 2017, n’ont pas vu la victoire des extrêmes politiques : c’est un signal positif pour la stabilisation de l’Union et des pays européens, qui leur permet de rester d’importants acteurs de la gouvernance mondiale. Les puissances émergentes, ces dernières années, ont, elles aussi, rencontré des difficultés de développement économique. Il n’en reste pas moins qu’en leur sein, certains États-clés, comme la Chine et l’Inde, continuent de progresser avec régularité. Ces pays n’ont cessé de déplorer de ne pas bénéficier d’un statut approprié dans l’ordre international dirigé par les États-Unis. L’Amérique de Donald Trump se désintéressant des affaires du monde, les puissances émergentes devraient prendre davantage de responsabilités, non seulement au profit de leurs propres intérêts, mais aussi dans l’intérêt partagé de la communauté internationale.

21 Après la fin de la guerre froide, Deng Xiaoping a souligné que la Chine devrait se montrer modeste autant que sensible et « ne pas être le leader ». À l’époque, le PIB chinois représentait moins de 2 % de la richesse mondiale. Vingt ans plus tard, il est le deuxième, toutes nations confondues, et représente 15 % du PIB mondial. La Chine est également la première en termes de réserves de devises étrangères, de commerce international, d’émissions de gaz à effet de serre, et elle est l’un des trois plus grands investisseurs mondiaux. Elle jouit, par ailleurs, du statut de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. À l’évidence, si la Chine ne prend pas la responsabilité qui lui revient dans le leadership international, on pourra y voir une occasion manquée et une fuite devant ses devoirs de grande puissance. C’est pourquoi il ne faut pas se demander si la Chine doit ou non tenir un rôle de leader international, mais quelle est la meilleure manière, pour elle, de définir ce rôle et de l’assumer. Longtemps, dans l’histoire, elle a fait office de chef de file en Asie orientale, et c’est à elle que l’on doit le développement du système des tributs – qui s’apparente à une sorte de leadership hiérarchique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont mis en place un leadership hégémonique mondial. L’Union européenne, une fois rassemblés vingt-huit États en son sein, opta pour sa part, en matière de leadership mondial, pour un « pouvoir normatif ». Aujourd’hui, il est impossible de restaurer le système tributaire chinois. Et il est difficile à la Chine de reproduire le leadership hégémonique mondial des États-Unis. Tenante du pluralisme, la Chine accorde une grande importance au principe de souveraineté nationale ; dès lors, elle n’a pas l’intention de fixer les normes et standards à imposer au monde entier. Quant à l’UE, il n’est pas nécessaire de rappeler que les crises internes qu’elle a connues et le Brexit ont rétréci sa marge de manœuvre normative. L’histoire ne fournit donc à la Chine aucun modèle de leadership dont elle puisse tirer profit pour exercer le leadership international.

22 Nous pensons ici que la Chine a besoin d’un nouveau modèle de leadership international. Un nouveau modèle, à même d’orienter la participation chinoise à la gouvernance mondiale, un modèle capable de permettre à la Chine d’exercer sa compétence en la matière et, corrélativement, d’éviter les malentendus qui identifient le leadership à la domination, à l’égoïsme, à la coercition et au paternalisme. Certains chercheurs ont émis des contributions en ce sens. Kejin Zhao définit le « leadership constructif » chinois à travers trois évolutions constatées en termes de politique étrangère. Ce modèle peut se résumer comme suit : la Chine crée un environnement international en faveur de son propre développement pacifique afin de conserver à son développement l’élan qui est le sien, en vue de protéger ses intérêts à l’étranger et pour promouvoir sa réputation et ses compétences à l’échelle internationale.

23 John Kirton a passé en revue l’histoire du G20 et de ses conférences annuelles ; d’après lui, trois épithètes suffisent à décrire le leadership de la Chine : sensible, accru et coopératif.

24 C’est un rôle de leader facilitateur que nous proposons ici à la Chine de tenir. Un leadership international facilitateur, cela signifie que la Chine se sert de son influence substantielle pour faire progresser les objectifs partagés par les membres de la société internationale et parvenir à un développement et à un progrès communs, d’une façon collaborative, attrayante et émancipatrice – aboutir en somme à une situation gagnant-gagnant.

25 La principale caractéristique du leadership facilitateur, c’est la manière coopérative dont les acteurs clés doivent diriger. On a connu par le passé des situations dans lesquelles un État seul dirigeait un bloc de pays. Ainsi, pendant la guerre froide, les deux superpuissances dominaient leurs blocs respectifs. Puis la guerre froide terminée, les États-Unis et leurs alliés ont considéré le monde comme un système unipolaire : un leadership international américano-centré a pu se perpétuer. Or, le leadership international des États-Unis est en voie de perdre l’assise même de son pouvoir, qu’il soit politique ou économique, ainsi que sa légitimité. Et le monde a besoin d’un leadership coopératif. Le G20 est une nouvelle institution qui s’oppose par nature au leadership unilatéral. Le leadership facilitateur requiert une pluralité de leaders et s’évertue à créer une gouvernance collective : avec la montée en puissance des pays émergents, le système international tend à devenir multipolaire ou décentré, à tel point que toute tentative de rétablissement d’un leadership unilatéral se verra inéluctablement freinée et qu’un leadership collectif plus fort sera exigé, afin de faire face aux risques et aux défis de cette période de transition. En tant qu’État signataire du Traité de non-prolifération (TNP), la Chine a contribué de façon significative à la non-prolifération nucléaire et au traitement de la question iranienne, aux côtés d’autres grandes puissances comme les États-Unis, la Russie et l’Allemagne (Pang, 2012). En matière de gouvernance économique mondiale, face à la stagnation économique, à la montée du protectionnisme et à l’élargissement de l’écart qui sépare riches et pauvres, la Chine a plaidé en faveur du développement inclusif lors du Sommet du G20 organisé à Hangzhou en 2016.

26 Le leadership facilitateur est un leadership gagnant-gagnant qui a vocation à promouvoir les objectifs partagés par la communauté internationale. Autrefois, le leadership international servait le plus souvent l’intérêt national du leader en titre, en particulier sa quête du pouvoir. Même lorsqu’un pays s’évertue à obtenir la reconnaissance de son rôle dominant en se faisant producteur de biens collectifs internationaux, son leadership reste solipsiste si son seul objectif est de conforter sa puissance et le statut qui va avec. La pérennité et la légitimité de ce type de leadership solipsiste demeurent incertaines. En revanche, contrairement au leadership solipsiste, le leadership gagnant-gagnant est plus durable et légitime, ce dont le développement des autres pays ne peut que tirer parti. Dans un discours prononcé lors de sa visite au Parlement de Mongolie en 2014, le président chinois Xi Jinping a déclaré : « Vous pouvez prendre notre train express ou simplement faire de l’auto-stop, tout le monde est le bienvenu » et « Nous n’agirons jamais de façon à ce que “l’un gagne et l’autre perde” ou que “l’un gagne plus que l’autre ne reçoive”. Nous prendrons en considération les intérêts de l’autre partie sur certains projets spécifiques. »

27 Le leadership facilitateur fait reposer l’assise du leader, quel qu’il soit, sur la promotion d’un développement gagnant-gagnant de son pays et de tous les autres. De même, dans l’idéal, le leader fera évoluer les normes internationales et les intérêts de chaque pays. Par exemple, les idées de « communauté de destin commun » et de « croissance inclusive » telles que les propose la Chine mettent l’accent sur un relèvement du niveau de coopération afin de parvenir à un développement gagnant-gagnant.

28 Pour jouer de son influence et diriger, le leadership facilitateur se sert d’abord de l’attraction qu’il peut susciter. Dans le cas de la Chine, l’économie constitue la principale source de l’attraction qu’elle suscite dans le monde. Grâce à une coopération mutuellement bénéfique, la Chine peut exploiter son immense marché intérieur pour offrir aux autres des possibilités d’exportation et d’investissement. Elle peut aussi utiliser ses ressources financières et sa technologie afin d’aider d’autres pays à se développer et, en même temps, promouvoir son propre développement. Sur la base de cette idée, l’initiative « La Ceinture et la Route » – les Nouvelles Routes de la Soie – a fait l’objet d’un accueil favorable auprès d’États toujours plus nombreux, ce qui témoigne de l’attractivité du leadership économique chinois.

29 La Chine devrait prêter une attention non moins particulière à son leadership institutionnel. Au cours des dernières années, elle a contribué à la création de la Nouvelle banque de développement et de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, qui ont toutes deux leur siège sur son territoire. Pékin, on l’a vu, a aussi joué un rôle clé dans l’Accord de Paris sur le changement climatique et le Programme 2030 (les objectifs de développement durable des Nations unies). En tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle a fourni la plupart des effectifs militaires employés aux opérations de maintien de la paix onusiennes – au budget desquelles elle est le deuxième donateur le plus important. Et elle est le troisième contributeur au budget ordinaire de l’ONU. Cette participation active ne peut que renforcer le leadership de la Chine, en matière institutionnelle, sur la scène internationale. Elle a tout, par ailleurs, pour devenir un leader important dans la recherche de solutions. Lors du Sommet du G20 organisé à Hangzhou et du Forum économique mondial de Davos, elle a démontré qu’elle pouvait et souhaitait assumer un tel rôle.

30 Pour ce qui concerne le style du leadership en question, la Chine a intérêt à être un chef de file émancipateur plutôt que hiérarchique et paternaliste. Le leader hiérarchique paternaliste est celui qui, non seulement, détermine de nouveaux objectifs communs à la place des autres, mais imagine au surplus posséder la solution à tous les problèmes. Dans la période de l’après-guerre froide, les pays occidentaux ont prétendu qu’il suffisait d’adopter leur système économique et politique pour résoudre les problèmes intérieurs. Et si un tel système ne fonctionne pas, ils proposent de substituer à la gouvernance nationale une gouvernance mondiale. Au XXIe siècle, les interventions occidentales ont semé le chaos dans un certain nombre de pays en développement. La preuve est faite qu’un leadership hiérarchique paternaliste est incapable de résoudre réellement les problèmes. La Chine doit être un chef de file qui responsabilise les pays et reconnaît les différences qui les séparent. Il n’est pas concevable qu’un État étranger impose aux autres nations ses solutions : il doit respecter leur prééminence dans la gestion de leurs propres difficultés. Autrement dit, un leader émancipateur respecte la souveraineté des autres, soutient le développement de leurs capacités et les aide à trouver leurs propres solutions aux problèmes qui se posent à eux. Ainsi responsabilisés et soutenus, ces pays accepteront beaucoup plus facilement un tel leadership facilitateur.

31 Pour être efficace, le leadership international facilitateur a aussi besoin de légitimité. Un leader légitime devra recevoir un appui plus ou moins volontaire des autres pays. Tout État aspirant à ce leadership perdra sa légitimité s’il se contente de forcer les autres à le suivre : ce type de soutien est contraint et ne constitue donc pas un choix délibéré. La coercition même s’en trouve affaiblie, de sorte que le leadership coercitif ne peut alors ni entretenir ni atteindre ses objectifs.

L’initiative « La Ceinture et la Route » et le leadership international de la Chine

32 Présentée par la Chine, l’initiative « la Ceinture et la Route » (Belt and Road Initiative – BRI) consiste à édifier, en coopération avec les pays concernés, une « ceinture économique » de la Route de la Soie et une « Route de la Soie maritime du XXIe siècle ». Elle a été dévoilée par le président Xi Jinping lors de ses visites en Asie centrale et du Sud-Est en septembre et octobre 2013. La « ceinture économique » ouvrira, entre la région Asie-Pacifique et les économies européennes développées, le plus long corridor économique au monde. La Route de la Soie maritime reliera la Chine à l’Asie maritime, l’Europe, l’Afrique du Nord-Est et l’Océanie. Selon les documents officiels, la BRI entend surtout mettre l’accent sur la coordination des politiques, la connectivité des infrastructures et des équipements, le commerce sans entrave, l’intégration financière et le rapprochement des peuples par le biais de consultations approfondies, de contributions communes et d’avantages partagés, afin que tous en tirent profit.

33 Au même titre que la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, la BRI est considérée comme l’une des principales initiatives de politique étrangère du nouveau Président chinois et fait l’objet d’une réflexion à l’échelle mondiale. Le détail du programme continue d’évoluer, mais fin 2016, plus de cent États ou organisations internationales et régionales avaient exprimé leur intérêt à y participer et signé, pour plus de quarante d’entre eux, des accords de coopération avec la Chine. Il ne fait aucun doute que la BRI est devenue la priorité de la politique étrangère chinoise et qu’elle le demeurera au cours des cinq prochaines années au moins.

34 En vertu du cadre analytique que nous avons choisi, il est clair que la Chine, à travers cette initiative, s’est dotée des attributs caractéristiques du leader facilitateur : premièrement, nous faisons face ici à un leadership coopératif et non unilatéral. Par l’intermédiaire de la BRI, la Chine a lancé dans le vaste continent eurasien et ses régions adjacentes un appel au développement conjoint, et elle est disposée à soutenir la participation des pays concernés à cet effort collectif. La BRI ne se fera pas sans la coopération et la participation volontaire des pays jalonnant les deux Routes de la Soie. Dans la déclaration commune émise à l’occasion du Belt and Road Forum, le Sommet qui s’est tenu à Pékin en mai 2017, les dirigeants présents se sont accordés sur cinq principes de coopération : consultation sur un pied d’égalité, avantage mutuel, harmonie et inclusivité, fonctionnement basé sur le marché, équilibre et durabilité.

35 Ensuite, il s’agit d’un leadership gagnant-gagnant quant aux objectifs poursuivis. Le succès de la BRI pourrait certainement contribuer au développement de la Chine occidentale et à la restructuration de l’économie nationale, mais l’initiative constitue aussi l’occasion de fournir à d’autres pays les ressources et possibilités nouvelles qui leur permettront de parvenir, par la coopération, à un développement commun.

36 Troisième caractéristique : l’avancement du projet repose avant tout sur la dimension attractive de la puissance économique de la Chine, par les dons, les prêts concessionnels, les investissements et le libre accès au marché chinois. Il s’appuie également sur l’attrait que suscitent les solutions choisies par la Chine en matière de développement économique, telle la priorité donnée à la construction d’infrastructures et à la connectivité. Cette aura matérielle autant que conceptuelle a assuré la participation à la BRI de nombreux pays du monde.

37 Quatrième point : ce leadership est émancipateur. La Chine encourage la motivation de tous les acteurs concernés par l’initiative : chacun d’entre eux a le pouvoir et le loisir de décider quel type de développement et de projet il désire. L’initiative « La Ceinture et la Route » a pour ligne directrice la coordination des stratégies nationales de développement suivies par la Chine et les pays participants, de façon à aider ces derniers à accroître encore leur potentiel de développement intérieur.

38 Enfin, le leadership dont nous parlons ici est à la fois thématique et limité. L’initiative « La Ceinture et la Route » couvre un espace qui va de l’Asie-Pacifique à l’Europe de l’Ouest, en donnant la priorité à la connectivité, notamment en matière de développement des infrastructures. Elle intéresse essentiellement les questions de coopération économique et d’échanges entre les peuples, sans insister directement sur la coopération en matière de sécurité.

39 Deux défis – au moins – attendent l’initiative « La Ceinture et la Route » et la Chine dans son nouveau rôle de « leader facilitateur ». Le premier porte sur les résultats à attendre de la BRI. Bien qu’il soit trop tôt pour les évaluer, l’exécution des projets envisagés suscite naturellement certaines questions. Comme nous l’avons mentionné dans la troisième section, le leadership international consiste à apporter des solutions aux divers problèmes qui se posent au monde et à réaliser le développement durable. Par conséquent, l’efficacité potentielle en ce sens des projets de la BRI doit être dûment examinée. Ils sont à ce jour de plus en plus nombreux. Et parmi eux, il en est qui rencontrent des difficultés de mise en œuvre. Ainsi, en 2013, la Chine a signé un protocole d’accord avec la Serbie et la Hongrie pour bâtir et moderniser conjointement une voie ferrée à grande vitesse reliant Belgrade, la capitale de la Serbie, à Budapest, la capitale hongroise. La liaison ferroviaire, dont la construction devait prendre fin en 2018, réduira de huit à trois heures le temps de parcours entre les deux villes. La connectivité, on l’a dit, est l’une des priorités de la BRI. De tels projets ferroviaires peuvent aider les pays à mieux se connecter entre eux comme avec la Chine : la circulation des biens et des personnes en sera accélérée et facilitée d’autant. Or, ce projet phare a fait l’objet d’une enquête de l’UE en février 2017. Il s’agissait, selon elle, d’« évaluer la viabilité financière de la ligne de chemin de fer d’un coût de 2,89 milliards de dollars américains et d’examiner si le projet a enfreint la législation de l’UE stipulant que des appels d’offres publics doivent être lancés pour les grands projets de transport ». À l’heure où elle s’engage dans un monde plus vaste, la Chine doit être consciente des divers obstacles, juridiques et en tout genre, auxquels sera confrontée la mise en œuvre de ses projets. À elle également de s’assurer d’une meilleure coordination avec les principaux acteurs impliqués dans l’initiative « La Ceinture et la Route ».

40 Le second défi qui attend la Chine et la BRI renvoie à la légitimité de cette dernière. Parce que c’est une initiative chinoise et relativement nouvelle, certains pays, en l’état actuel des choses, pourraient se montrer réticents à l’approuver, ou à en valider tel ou tel aspect. Il se trouve des chercheurs pour y voir une menace à l’endroit de certaines régions : ceux-là sont très critiques vis-à-vis de sa mise en œuvre. Lors du Sommet de mai 2017 à Pékin, l’Inde était absente et certains États-membres de l’UE ont refusé de signer un communiqué commun consacré au commerce, parce qu’il « ne [comprenait] pas d’engagements en matière de transparence et de viabilité sociale et environnementale ». De toute évidence il reste encore beaucoup à faire pour améliorer le niveau d’acceptation des pays situés le long des Routes de la Soie. Beaucoup d’autres chercheurs, cependant, ont une vision plus optimiste. Compte tenu du nombre de pays qui ont signé des accords sur la BRI avec la Chine et adhéré à l’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank), on peut considérer que l’initiative est d’ores et déjà largement reconnue et soutenue. Si la Chine, par l’exécution réussie des projets prévus, pouvait démontrer au monde entier les avantages de cette initiative, il est tout à fait envisageable que la BRI parvienne à susciter l’adhésion de davantage de pays encore. La présence des délégations du Japon et des États-Unis au Sommet de Pékin atteste que ces deux pays eux-mêmes commencent à s’intéresser à l’initiative « La Ceinture et la Route ».

Conclusion

41 Le leadership facilitateur, le nouveau type de leadership international proposé par ces lignes, n’est pas le seul choix qui s’offre à la Chine. Elle peut, bien sûr, suivre la voie des États-Unis et exercer un leadership unilatéral, solipsiste et coercitif. Il lui sera toutefois extrêmement difficile, sous cette forme traditionnelle, de réaliser son ambition de devenir un véritable leader international. Ce dont elle a besoin, c’est d’incarner un nouveau type de leadership international ; le leadership facilitateur, tel que nous le soutenons ici, est le plus approprié à la Chine, à court et à moyen termes.

42 Les organisateurs de la Conférence de Munich sur la sécurité, en 2017, ont publié à cette occasion le Munich Security Report, sous-titré « Post-vérité, post-Occident, post-ordre ? » (Post-Truth, Post-West, Post-Order?). Les auteurs y exprimaient leur profonde préoccupation quant à la pérennité de l’ordre international occidental. Conduit par les États-Unis, le monde occidental exerce le leadership international depuis la fin de la guerre froide. Ce leadership est en crise, à un niveau intérieur autant que mondial. Et la Chine aurait de nombreuses raisons de s’en plaindre. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle doit se limiter à rester en dehors du jeu. L’ordre international en vigueur comporte des aspects appréciables : une économie internationale ouverte, la gouvernance du changement climatique, le maintien de la paix assuré par les Nations unies et le programme dédié au développement durable. La Chine et la plupart des autres pays ont participé à la création de ces institutions qui servent l’intérêt général. Lorsque le leadership est déficient, il devrait revenir à la Chine, naturellement, d’assumer davantage de responsabilités. Il lui faudrait alors tirer les leçons des erreurs commises dans le passé par les États-Unis et les pays occidentaux, et veiller à ne pas exercer un leadership international unilatéral, égoïste, coercitif ou monopolistique. Au contraire, c’est un type de leadership international plus éclairé que la Chine a tout intérêt à adopter – un leadership facilitateur qui soit à la fois collectif, gagnant-gagnant, attrayant et émancipateur.

Notes

  • [1]
    Amitav Acharya (CDN) est professeur en relations internationales à la School of International Service, American University, Washington.
Français

La Chine a repris sa place sur la scène internationale après des années d’effort visant à développer son économie. Pékin revendique désormais de participer aux affaires d’un monde multipolaire en proposant un nouveau type de leadership qui serait « facilitateur », donc mieux adapté que l’influence américaine jugée unilatérale.

Éléments de bibliographie

  • En ligne Zhimin Chen, et al : « Facilitative Leadership and China’s New Role in the World », Chinese Political Sciences Review (ESCI), Vol. 3, n° 1, 2018, 2018.
  • En ligne Zhimin Chen : « China, The European Union and the Fragile World Order », Journal of Common Market Studies (SSCI), 2016, Vol. 54, n° 4, p. 775-792.
  • Zhimin Chen : « China’s diplomacy », in Costas M. Constantinou, Pauline Kerr & Paul Sharp (eds.), The SAGE Handbook of Diplomacy, 2016.
  • Zhimin Chen : « Assessing China’s Power from a Chinese Perspective: Back to the Center Stage », in Jae Ho Chun (ed.), Assessing China’s Power ; Palgrave, 2015.
  • Zhimin Chen & Lulu Chang : « The Power Strategy of Chinese Foreign Policy », NFG Working Papers n° 3/2013.
Zhimin Chen
Vice-président associé et titulaire de la Chaire Jean Monnet à l’Université Fudan, Shanghai.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.811.0039
Pour citer cet article
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