CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Du soldat techniquement augmenté

1 Après avoir exposé dans une première partie les différentes possibilités d’augmentation génétiques de l’homme, nous abordons ici les possibilités d’augmentations techniques du soldat susceptibles de se faire sous deux angles différents mais complémentaires : une augmentation physique par le recours à la bionique au vu des applications robotiques ; une augmentation des capacités cérébrales par la greffe de neurones artificielles et/ou l’interconnexion avec des serveurs dotés d’intelligence artificielle (IA).

De l’augmentation physique par le recours à la bionique au vu des applications robotiques…

2 La « Robotique » connaît des progrès fulgurants. Le Robot « Atlas » de Boston Dynamics, l’auteur d’un salto arrière avec réception, constitue sans aucun doute l’illustration la plus parlante de ce que la technique est en train de morpho-imiter parfaitement les capacités de l’homme en termes de déplacement et de mouvement en conciliant force, souplesse et précision. Naturellement, la question de l’apport technique afin d’augmenter les capacités physiques de l’homme s’inscrit dans la suite logique de ces recherches. Toutefois, il faut dissocier ici deux logiques : une logique exogène allant de l’exosquelette à la lentille de contact dynamique  [1] en passant par l’implant sous-cutané (géolocalisation) permettant d’être connecté en permanence avec des soldats en opération ; et une logique endogène ou connectée qui implique un apport technique en liaison dynamique avec le corps humain, que ce soit pour remplacer un membre défaillant, endommagé ou détruit, ou pour modifier techniquement les capacités d’un organe afin d’en accroître ses performances. C’est ici à la bionique, dénomination que l’on doit à un officier américain, le major Jack E. Steele de l’U.S. Air Force, qu’il faut s’intéresser. Tout d’abord parce que le soldat est aussi un blessé qu’il faut reconstruire tant psychologiquement que physiquement. Or, les blessures physiques les plus graves non létales, notamment du fait de mines ou d’engins explosifs improvisés, entraînent des handicaps à vie affectant en particulier les membres inférieurs, les parties génitales  [2], la vue, l’audition, etc. La technique peut naturellement contribuer à apporter des réponses à ces séquelles via des greffes mécaniques pour restaurer des fonctionnalités perdues. Mais, elle peut aussi vouloir imiter la nature en en reprenant la mécanique architecturale tout en lui ajoutant une amélioration via une greffe mécanique à l’instar de la « lentille » envisagée par Google  [3]. Celle-ci est en réalité un implant oculaire cyborg remplaçant le cristallin humain afin de corriger définitivement la vue, mais permettant aussi une vision nocturne, le tout en liaison éventuelle avec un récepteur d’image. Cet implant qui remplace les lunettes et toute forme de correction, est susceptible de mise à jour et s’inscrit ainsi dans une logique que la société civile réclamera et que le commandement des forces spéciales, parce qu’il garantira une acuité visuelle en toutes circonstances (diurne, nocturne voire infrarouge) et la transmission de données sans aucun autre appareillage, exigera. La bionique va aussi s’inscrire dans cette logique existante de l’imagerie entière du corps humain qui permet aujourd’hui par résonance électromagnétique (IRM) de cartographier et de modéliser les particularités physiques de tout individu. Avec une telle précision d’image en trois dimensions, il est possible d’envisager la création de pièces de rechanges identiques via une imprimante 3D dans des matériaux composites qui pourront être substitués, durablement ou temporairement, aux os, aux parties molles, aux tendons, aux nerfs et ligaments par d’autres matériaux plus résistants aux chocs ou à l’effort. La possibilité de connecter des membres artificiels en substitution de membres endommagés à nos centres nerveux pourrait devenir une réalité simple : en effet, en 2014, une expérimentation recourant à l’utilisation d’un alliage de métal liquide (gallium-indium-sélénium) qui imite les fluides corporels a pu ainsi reconnecter le nerf sciatique sectionné (volontairement) chez des grenouilles par des chercheurs de l’Université Tsinghua en Chine  [4]. Quoique le suivi de ce genre d’expérience n’est pas simple, elle laisse entrevoir une interconnexion électrique possible et facile entre le biologique et l’artificiel pour tous les organes. L’amputation d’un blessé pourrait ainsi être suivie d’une greffe bionique avec des membres élaborés en matériaux de synthèse capable de donner des facultés physiques inconnues à ce jour.

À l’augmentation des capacités cérébrales par la greffe de neurones artificielles ou l’interconnexion  avec des serveurs IA

3 Cette évolution amène à entrevoir une autre évolution ou révolution. Au-delà des capacités physiques qui permettent notre mouvement dans la dimension physique donc terrestre, la technique s’intéresse de très près à l’augmentation des capacités cérébrales de l’homme. Scientifiquement, toutes les possibilités sont ouvertes et font appel aux mêmes procédés allant de l’utilisation de substances dopantes, jusqu’au recours aux moyens artificiels en passant par des modifications génétiques. Cependant, les avancées fulgurantes en intelligence artificielle (IA) laissent entrevoir une double révolution avec des effets détonants à un horizon évalué, selon les cas, entre vingt-cinq et cinquante ans. La première révolution concerne justement le fait que l’IA n’est pas simplement un supercalculateur capable de traiter des quantités de données à une vitesse exponentielle, l’IA devient un système réflexif capable d’évaluer des données pour rechercher et créer des solutions avec une faculté d’amélioration permanente. En clair, la mise au point des neurones artificiels et leur connexion en couche profonde permettent de copier le fonctionnement du cerveau humain en termes d’apprentissage et donc de démarche empirique mais avec une puissance dépassant largement celle du plus puissant des cerveaux humains. La machine est ainsi capable de découvrir par objectif mais elle serait aussi capable de « sérendipité », bref de découvrir aussi de manière fortuite non conduite et d’intégrer cette découverte dans ses propres données pour les faire évoluer.

4 L’ensemble de cette évolution fait de l’IA un concurrent hors norme de l’intelligence humaine qu’elle supplante à tout point de vue. Si le secteur de la défense est en train de recourir à de l’IA spécialisée pour le fonctionnement de certains équipements militaires (centres de commandement, robots, drones et missiles en particulier), il faut bien comprendre que la supériorité IA de certains équipements sur l’intelligence humaine oblige à s’interroger sur la nécessité de, sinon remettre à niveau, au moins améliorer le niveau d’intelligence de l’homme et du combattant en particulier. Dans cette perspective, l’hypothèse développée, et c’est là la deuxième révolution, est de doter l’homme de neurones artificiels ou de faire en sorte qu’il soit en interconnexion avec de l’IA afin d’augmenter sa capacité cognitive mais aussi sa connaissance en temps réel d’une situation donnée. C’est la seule parade que laisse entrevoir un certain nombre de personnalités, comme Elen Musk  [5], Stefen Hawking, Brian Johnson qui considèrent que l’IA présente un danger pour l’humanité : en d’autres termes, l’idée serait d’augmenter le quotient d’intelligence de l’humain en le dotant de neurones artificiels ou en étant interconnecté avec un réseau neuronal artificiel. Aussi surprenants et délirants que puissent apparaître ces projets en cours de financement sur fonds privés à la demande ou avec les encouragements du département de la défense américain, il faut retenir leur caractère dual. Cela présuppose aussi une faculté de connexion individuelle des forces humaines et techniques (drones, robots, bots…) en réseau susceptible d’accéder instantanément à des millions de données sur des serveurs, cela en cours d’opération militaire. Une telle approche s’oppose frontalement au soldat rustique, isolé de son commandement, ne jouissant que d’une information imparfaite, et se trouvant dans l’incapacité à rechercher des solutions pragmatiques aux cas non conformes de combat qu’il rencontre au contact de l’ennemi. Cette perspective d’application tactique et stratégique ne peut laisser indifférent les penseurs de la guerre de demain.

5 Selon une vision cynique, mais sans doute réaliste, de l’historien Yuval Noah Harari, qui enseigne actuellement au Département d’histoire de l’Université hébraïque de Jérusalem en Israël : « (…) il est probable que dans les 200 prochaines années l’Homo sapiens va se perfectionner dans une certaine idée d’un être divin, soit par manipulation biologique ou génie génétique de par la création de cyborgs : partie organique, partie non-organique (…) Ce sera la plus grande évolution en biologie depuis l’apparition de la vie. Rien n’a vraiment changé en quatre milliards d’années sur le plan biologique. Mais nous serons aussi différents des humains d’aujourd’hui que les chimpanzés le sont maintenant de nous. »  [6] La seule question qui vaille est in fine d’ordre éthique. Mais, ce dernier pense que la Silicon Valley et l’argent vont peser de tout leur poids dans une évolution qui écartera in fine les valeurs religieuses et morales laïques pour répondre à une éternelle insatisfaction de l’humanité avec des risques inégalitaires profonds. En matière militaire, le débat civil transpirera indéniablement sur la vitesse avec laquelle il sera décidé de recourir à certaines options. De ce point de vue, se dessinent deux logiques : la première asiatique, avec en tête de file la Chine, qui ne voit pas dans l’amélioration de l’homme, plus encore à des fins militaires un problème particulier mais plutôt la continuité de l’application du progrès à l’homme ; la seconde, occidentale, avec en tête de file les pays européens, qui raisonne en termes d’homo (humanisme), de philo (sagesse), d’ethos (cadre normatif de réflexion culturel et moral) et de pathos (compassion à la souffrance), qui conduira à réglementer l’articulation entre homme et progrès technique en limitant les applications possibles, voire en contingentant le domaine même de la recherche exploratoire  [7]. De cette dualité d’approche, s’en suivront une dystopie et une dissymétrie cognitive reposant sur un décrochage technique au profit de la première logique au risque d’une supériorité eugéniste lato sensu à vocation militaire, que l’on ne peut ignorer.

LE SOLDAT AUGMENTÉ

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En complément de cet article, nous vous proposons un Cahier de la RDN, disponible gratuitement en téléchargement (www.defnat.com), en coopération avec le Centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, qui présente le résultat des travaux menés depuis 2015 et restitués lors de la journée d’étude du 19 juin 2017 au ministère des Armées.

Notes

  • [1]
    Jaesa : « Sony brevette des lentilles de contact mimant un appareil photo », Transhumanisme et intelligence artificielle, 10 juillet 2016 : « Sony a déposé un brevet pour une “lentille de contact appareil photo” qui permettrait à l’utilisateur de prendre des photos d’un simple clignement délibéré de l’œil et de les stocker sur un dispositif smartphone ou une tablette sans fil. » ( https://iatranshumanisme.com/).
  • [2]
    Ainsi des chirurgiens américains de la faculté de médecine de Johns Hopkins (Baltimore) ont-ils annoncé, fin 2015, se préparer à effectuer une première greffe de pénis aux États-Unis, suivie d’une soixantaine d’autres, au profit de soldats blessés en opération.
  • [3]
    Jaesa : « Un brevet de Google révèle la vision pour un implant oculaire cyborg », Transhumanisme et intelligence artificielle, 2 mai 2016 ( https://iatranshumanisme.com/).
  • [4]
    « Liquid Metal Used to Reconnect Severed Nerves », MIT Technology Review, 28 avril 2014 ( www.technologyreview.com/).
  • [5]
    Rolfe Winkler : « Elon Musk lance Neuralink pour connecter les cerveaux avec les ordinateurs. L’initiative du PDG de Tesla et SpaceX vise à implanter des électrodes minuscules dans les cerveaux humains », The Wall Street Journal, 27 mars 2017 (www.wsj.com/).
  • [6]
    Sarah Knapton : « Humans “will become God-like cyborgs within 200 years” », The Telegraph, 25 mai 2015 (www.telegraph.co.uk/).
  • [7]
    Les États-Unis suivront probablement le chemin de la Chine pour des raisons stratégiques patentes mais aussi pour des raisons économiques et financières liées à sa culture entrepreneuriale et capitalistique.
Français

Les progrès de l’Intelligence artificielle (IA) pourraient avoir un impact sur le soldat avec la recherche de nouvelles performances. Ce type d’évolution est désormais possible avec une confrontation éthique probable entre des approches techniques et financières, et une autre humaniste. D’où la nécessité d’une vigilance face aux risques de dérapage.

Éric Pourcel
Docteur en droit, officier réserve opérationnelle.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.811.0129
Pour citer cet article
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