CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’occasion de la visite d’une promotion de saint-cyriens à l’Académie française, Mme Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel [1] de la prestigieuse institution créée par Richelieu en 1635, a déploré l’absence de militaires dans ce haut lieu de la culture. Pourtant, jusqu’à une époque récente, l’armée française a souvent été représentée sous la coupole par des personnalités qui ont su mêler une carrière sous les armes et une œuvre littéraire.

Des militaires sous la coupole

2 La Marine nationale éprouve toujours une grande fierté d’avoir eu dans ses rangs trois académiciens. Le premier, Pierre Loti (1850-1923), officier de Marine, entré à l’École navale en 1867, s’est nourri de ses nombreux voyages pour écrire des romans. Le Sénégal lui a inspiré Le romand’un spahi (1881), le Japon Madame Chrysanthème (1887), la Turquie Les désenchantées (1906), un récit saisissant sur les harems turcs. Mais son plus grand chef-d’œuvre reste Pêcheur d’Islande (1886) qui lui vaudra son admission à l’Académie française en 1891 au fauteuil numéro 13 (celui qu’occupera Simone Veil en 2008). Le mérite du militaire écrivain est d’autant plus fort qu’il battra de quelques voix au deuxième tour de l’élection le célèbre romancier Émile Zola. Pierre Loti a terminé son parcours militaire comme capitaine de vaisseau après avoir commandé le bâtiment Vautour.

3 Claude Farrère (1876-1957) est le deuxième officier de Marine, entré à l’École navale en 1894, qui a siégé sous la coupole. Élu en 1935 au fauteuil 28, il bat de justesse Paul Claudel à l’issu d’un scrutin très serré. À l’instar de Pierre Loti, ses multiples périples ont alimenté son imagination pour écrire une abondante littérature : Les civilisés, prix Goncourt (1905), La bataille (1909), Dix-sept histoires de marins (1914), Quinze histoires de soldats (1916), La nuiten mer (1938)… On doit aussi à Claude Farrère, qui termina sa carrière militaire avec le grade de capitaine de corvette, un document très fouillé sur une Histoire de la marine française (1934).

4 Michel Serres est le troisième « immortel » de la Marine. Le célèbre philosophe, historien des sciences et homme de lettres, a intégré l’École navale en 1949 à dix-neuf ans, puis l’École normale supérieure en 1952 avant d’obtenir l’agrégation de philosophie. Ce touche-à-tout de génie a servi comme officier de Marine entre 1956 et 1958 sur différents vaisseaux dans l’escadre de l’Atlantique puis de la Méditerranée. Il a ensuite quitté la vie militaire pour se consacrer à des activités d’enseignant, d’écrivain et de conférencier dans de prestigieuses universités. Auteur de près d’une centaine d’ouvrages, il a été élu à l’Académie française en 1990.

5 L’Armée de terre a surtout fourni des maréchaux. Il y a d’abord Hubert Lyautey (1854-1934) admis sous la coupole en 1912 au fauteuil 14 (celui qu’occupera Hélène Carrère d’Encausse en 1990). Ce sont surtout les qualités exceptionnelles, humaines et littéraires, du premier résident général du protectorat français au Maroc qui lui ont valu son admission à l’Académie française. Son esprit d’ouverture dans le champ culturel est très bien résumé dans sa citation culte : « Celui qui n’est que militaire est un mauvais militaire. […]. L’homme complet, celui qui veut remplir sa pleine destinée et être digne de mener des hommes, être un chef en un mot, celui-là doit avoir ses lanternes ouvertes sur tout ce qui fait l’honneur de l’humanité. » Sa première publication parue en 1891, Le rôle social de l’officier, a secoué les consciences dans le monde intellectuel. Pour la première fois, un officier en activité osait prôner la nécessité d’un engagement social du chef militaire et son « rôle d’éducateur résolu ». À juste titre, le général de Gaulle rendit au maréchal Lyautey un hommage appuyé à l’occasion du transfert de ses cendres aux Invalides (10 mai 1961) : « Ce que fit ce grand romantique de la pensée et de l’action porte l’empreinte d’une œuvre classique, c’est-à-dire valable en tous cas et en tous temps parce que ce fut une œuvre immense. »

6 Puis il y eut Ferdinand Foch (1851-1929) qui a occupé le fauteuil 18, dix jours après l’armistice. Polytechnicien, docteur honoris causa de l’université de Cracovie, le commandant en chef des forces alliées sur le front Ouest pendant la Grande Guerre, élevé à la dignité de maréchal de France le 6 août 1918, a laissé de nombreux écrits militaires qui ont servi de référence : Les principes de la guerre, conférences faites à l’École supérieure de guerre (1903, réédité sous une forme plus complète en 2007), La conduite de la guerre (1905)… Certaines de ses citations sont restées gravées dans le marbre de la postérité : « Les peuples cessent de vivre quand ils cessent de se souvenir », « J’aime mieux une armée de moutons commandée par un lion, qu’une armée de lions commandée par un âne. »

7 Le maréchal Franchet d’Esperey (1856-1942) a succédé au fauteuil de Lyautey en 1934. L’ancien commandant en chef des armées d’Orient en 1918 fut aussi inspecteur général des troupes d’Afrique du Nord (1923-1931). À ce titre, il est considéré comme le créateur de la nouvelle armée d’Afrique. Son œuvre culturelle peut se mesurer dans la présidence de la société de géographie (1931-1939), une fonction renommée qui a été aussi occupée par d’éminentes personnalités des sciences et des lettres (Laplace, Chateaubriand, Cuvier, Ferdinand de Lesseps). Pour sa part, le maréchal Joffre, élu à l’Académie française en février 1918, a exprimé ses talents littéraires à l’issue d’un parcours militaire très riche. La notoriété culturelle du vainqueur de la bataille de la Marne s’est manifestée dans deux publications : Mémoires du maréchal Joffre, 1910-1917 (1932), Charleroi et la Marne (édition posthume, 1938).

8 Alphonse Juin (1888-1967) est le dernier militaire d’active français à avoir occupé un fauteuil sous la coupole (1952). Sa nomination au sein de l’illustre institution n’est pas seulement due à ses qualités de chef de guerre qu’il a notamment déployées à la tête du corps expéditionnaire français en Italie (1943-1944). Elle est aussi le fruit de sa réussite exemplaire dans la fonction de résident général au Maroc sur les traces de Lyautey (1947-1951). La présence du dernier maréchal de France à l’Académie française lui servira de formidable tremplin pour écrire des ouvrages biographiques et historiques de grande valeur : Le Maghreben feu (1957), Je suissoldat (1960), La campagned’Italie (1962), Trois siècles d’obéissance militaire, 1650-1963 (1964)…

9 Pierre Messmer (1916-2007), colonel de réserve, n’était pas un officier d’active, mais il a servi à la 13e demi-brigade de Légion étrangère pendant la Seconde Guerre mondiale où il a participé aux campagnes d’Érythrée, de Syrie et de Tunisie. L’ancien ministre des Armées du général de Gaulle et Premier ministre de Georges Pompidou, auteur d’ouvrages historiques et biographiques, notamment Les Blancs s’en vont, récits de décolonisation (1998), est entré à l’Académie française en 1999.

L’art du commandement et la culture générale

10 Tous ces sociétaires de l’Académie française ont su conjuguer l’action et la réflexion, manier la plume et l’épée, « le sabre et l’esprit » selon la formule de Napoléon. Ils ont fait honneur à l’institution militaire et mis en pratique l’observation judicieuse exprimée par de Gaulle sur l’importance de la culture générale dans l’art du commandement : « La véritable école du commandement est donc la culture générale. […]. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » (Le filde l’épée).

11 Beaucoup de commentateurs ont trop souvent considéré les militaires comme des gens incultes qui ne se distinguaient que sur les champs de bataille. Or, l’histoire démontre que beaucoup d’officiers ont pu mener en parallèle une activité littéraire. Pendant la monarchie, Choderlos de Laclos (1741-1803) s’est distingué par une brillante carrière d’officier d’artillerie et un parcours littéraire fourni qui lui a valu une notoriété planétaire après la parution des Liaisons dangereuses (1782). À la même époque, Jacques-Antoine de Guibert (1743-1790), général et auteur prolifique, reste l’un des grands théoriciens de la tactique militaire. Son traité didactique, Essai général de tactique (1770), est considéré comme un document fondamental sur la guerre. Des historiens ont prétendu qu’il aurait influencé Napoléon.

12 Au XXe siècle, la pensée stratégique a été marquée par trois grandes personnalités militaires qui, bien qu’elles ne soient pas entrées à l’Académie française, ont impressionné le monde intellectuel par l’étendue de leur culture générale. La plus connue est le général de Gaulle (1890-1970) dont les écrits rédigés dans un style clair, précis, élégant et riche en formules restées dans la postérité demeurent des modèles de la langue française. Le fil de l’épée (1932), Vers l’armée de métier (1934), Mémoires de guerre (1954-1959), Mémoires d’espoir (posthume) et ses discours sont considérés comme des œuvres historiques et des événements littéraires. La deuxième personnalité marquante est l’amiral Raoul Castex (1878-1968) qui doit sa renommée, d’une part aux Théories stratégiques qu’il a publiées entre 1929 et 1935, d’autre part à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) dont il a été l’un des fondateurs et le premier président en 1936. Ses analyses ont précédé celles du général André Beaufre (1902-1975) dans les années 1960 : Introduction à la stratégie (1963), Dissuasion et stratégie (1964), Stratégie de l’action (1966)... Tous ces travaux de réflexion sont toujours étudiés dans de nombreuses académies militaires.

13 À la même époque, des militaires ont aussi rédigé des témoignages vécus et des récits qui ont été des grands succès de librairie. Dans ce registre, il faut citer Erwan Bergot (1930-1993), officier parachutiste qui a combattu en Indochine et en Algérie, et qui nous a laissé une quarantaine de documents poignants (romans, œuvres historiques, biographies captivantes comme celle consacrée à Bigeard).

14 * * *

15 De nos jours, des officiers publient régulièrement des essais, manifestent des opinions pertinentes dans des conférences dont la notoriété dépasse le cadre national et enseignent une matière de leur domaine d’expertise dans des instituts d’études politiques. Pendant trop longtemps, le droit d’expression de « la grande muette » a été verrouillé, en particulier à la suite du conflit algérien. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il est en effet normal et sain que des articles ou livres traitant de défense ou de stratégie ne soient pas uniquement l’apanage des civils. Cette remarque est largement partagée par certains membres de l’Académie française où, depuis le décès du maréchal Juin en 1967, il n’y a plus de militaires pour « porter la pensée stratégique des armées » au sein de la noble institution culturelle. Le souhait de combler cette lacune, exprimé solennellement par Mme Hélène Carrère d’Encausse à des officiers saint-cyriens (précisément de la promotion « Maréchal Juin », 1966-1968), doit être pris en considération. Actuellement, trois fauteuils sont vacants sous la coupole depuis la disparition de Simone Veil, Max Gallo et Jean d’Ormesson. Pourquoi cette opportunité ne profiterait-elle pas à l’un de nos généraux écrivains ?

Notes

  • [1]
    Mme Carrère d’Encausse a tenu à garder au masculin le titre de « secrétaire perpétuel ».
Français

L’Académie française a vu d’éminents militaires sur ses fauteuils. Mais depuis la disparition du Maréchal Juin (1967) et hormis Michel Serres, ancien bordache (École navale), l’institution militaire n’est plus représentée, ce qui est dommage, alors même que désormais des officiers prennent la plume pour porter une pensée stratégique française.

Michel Klen
Ancien officier d’active, docteur en lettres et sciences humaines, essayiste.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.815.0116
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