CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Chine est une puissance nucléaire reconnue depuis la première explosion en 1964 suivie des premiers déploiements d’armes opérationnelles en 1966 et de l’accès au thermonucléaire l’année suivante. Elle dispose depuis quelques années d’une « triade », qui présente toutes les caractéristiques des triades russe et occidentale (américaine et anciennement française), avec cependant des moyens aéronautiques et sous-marins moins performants, car en retard d’une à deux générations. En revanche, la composante balistique semble de niveau quasi équivalent, la Chine ayant accédé assez rapidement à la maîtrise des technologies spatiales y compris MIRV (Multi Independant Rentry Vehicules).

2 Elle se distingue de la triade américaine actuelle et se rapproche de la triade russe sur un aspect essentiel dans le concept de la dissuasion : celui de la capacité de survie (ou résilience) après une frappe adverse préemptive sans préavis d’alerte, que celle-ci soit massive et décapitante ou au contraire asymétrique. Cette capacité de survie garantissant une frappe en second en toutes circonstances était l’un des fondamentaux posés par les pères fondateurs de la dissuasion nucléaire (A. Wohelstetter et H. Kahn aux États-Unis, V. Solkolovky en URSS, les généraux A. Beaufre, P. Gallois et L. Poirier en France).

3 Le concept de résilience existant au niveau du vivant (Darwin) a commencé à être formalisé dans son application aux systèmes complexes (von Bertalanffy) puisa été étendu aux systèmes technologiques et organisations depuis moins de deux décennies (I. Prigogine, N. Wiener, E. Morin). Il fait en France l’objet d’études par le Haut comité français pour la défense civile (HCFDC) et le Centre d’ingénierie, recherche et études en résilience organisationnelle (Ciréro). Dans le domaine militaire, le concept de résilience est appliqué de facto depuis la création des forces armées organisées à l’image de tout organisme vivant confronté à des agressions. Les marins y sont particulièrement sensibilisés, un navire en mer ne pouvant compter que sur ses propres ressources pour faire face à l’imprévu. Il fait l’objet d’un document de réflexion doctrinale interarmées (RDIA) du Centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE).

Le concept de triade stratégique

4 La triade chinoise comprend une composante aéroportée à base de bombardiers Xian H-6 (copie du Tu-16) et missiles de croisière DH-10 ; une composante sol-sol balistique (IRBM et ICBM) composée de systèmes en silos (DF-5/CSS-4) et de systèmes mobiles (entre autres DF-21/CSS-5 et DF-31A/CSS-10) mis en œuvre par l’« Armée des fusées » (ex « Seconde artillerie ») ; une composante océanique composée à terme de 6 SNLE classe « Jin » (dont 4 en service), armés de missiles SLBM (JL-2/CSS-N-4) de 8 000 km de portée. Le « Jin » dérive du prototype « Xia » resté au stade expérimental.

5 Chacune des composantes de la triade offre des avantages et des inconvénients. La composante aéroportée présente l’avantage de la souplesse, de la démonstrativité et de la réversibilité (rappel toujours possible d’avions en vol) ; en revanche, les bases aériennes classiques sont vulnérables à une attaque préemptive et les avions en vol le sont aux défenses aérienne et antiaérienne.

6 La composante sol-sol balistique stratégique (SSBS) en silos présente l’avantage d’une réactivité quasi instantanée permanente et son niveau de durcissement oblige l’adversaire à une frappe préemptive majeure, mais elle est vulnérable à des armes spécifiques nucléaires ou conventionnelles de très grande précision (bunkerbuster). La protection de la composante mobile repose sur la dilution dans l’environnement et le secret des mouvements, plus facile à maîtriser dans un régime politique autoritaire qu’en démocratie. Elle est très vulnérable dès qu’elle est localisée.

7 Les SNLE de la composante océanique sont quasi invulnérables en plongée, mais vulnérables dans les passages obligés, les approches en surface et plus particulièrement au port base. Ils nécessitent en outre des moyens de transmissions terrestres (VLF, LF) [1] seuls en mesure d’être reçus en immersion, dont les systèmes antennaires d’émission sont par nature vulnérables du fait de leur taille (pylônes de plus de 300 mètres de haut). C’est la synergie des avantages de ces trois composantes, pour éviter les « alignements de fenêtres de vulnérabilités » identifiés par James Reason [2], qui a conduit les grandes puissances à maintenir le principe de la triade [3] avec un très haut niveau d’alerte pour la composante océanique dont la permanence à la mer et la condition première d’une capacité de riposte, c’est-à-dire de crédibilité.

8 Dans cette approche, le concept occidental de dissuasion océanique repose exclusivement sur la survivabilité des SNLE à la mer capables d’une riposte massive à une première frappe adverse. Il impose conceptuellement, comme pour le système SSBS en silos, un très haut niveau d’alerte, et de ce fait le maintien à la mer en permanence de SNLE, pour compenser leur vulnérabilité intrinsèque au port base. En France, le discours officiel constant des responsables politiques et militaires a toujours été que « seuls les SNLE à la mer dissuadent » [4]. Ce point capital justifie une analyse plus détaillée, car il est la clé pour comprendre le concept chinois.

Le concept de dissuasion chinois : résilience et sécurité maxima, « no first use » et stricte suffisance

9 La Chine, comme le Japon, au début du XXe siècle et comme l’URSS après 1945, rattrape son retard technologique et militaire en faisant étudier par ses experts, dans une démarche de rétro-ingénierie, les réalisations et doctrines étrangères. Cette analyse menée avec la volonté de comprendre le « pourquoi » permet de déceler également par son regard extérieur critique des failles qui finissent par échapper par routine, préjugés ou dogmes aux concepteurs et opérateurs [5]. L’analyse de l’approche géostratégique chinoise par le général Daniel Schaeffer [6] et Michel Jan [7], sinologues reconnus, est révélatrice, car elle met en évidence une approche systémique, voire holistique, sur le long terme du concept de dissuasion nucléaire qui se distingue de l’approche analytique, cartésienne, réductrice et parfois dogmatique occidentale.

10 Le concept chinois tel qu’affiché publiquement s’appuie sur trois postulats fondamentaux [8] : une résilience militaire et une sécurité nucléaire maxima en toutes circonstances ; une doctrine de non-emploi en premier (« no first use »), affichage politique d’une doctrine strictement défensive ; une politique de stricte suffisance, très proche du concept français, à l’opposé des concepts américain et soviétique du temps de la guerre froide.

11 Selon le professeur et physicien nucléaire Li Bin [9], la Chine a cherché, sous l’impulsion de Deng Xiao Ping, à bien comprendre la démarche conceptuelle occidentale de la dissuasion en termes de niveau d’alerte, de résilience à une première frappe adverse, de sûreté et de sécurité nucléaire [10]. Selon lui, ces deux dernières fonctions ne peuvent être dissociées dans la culture chinoise, l’objectif global étant d’éviter un accident nucléaire, quelle que soit son origine, interne ou externe. La séparation sémantique entre sûreté nucléaire intrinsèque de temps de paix, sûreté sous menace d’origine naturelle, technologique ou hostile, sécurité nucléaire (visant la prévention et la limitation des effets d’un accident) et protection militaire est perçue comme artificielle dans la pensée chinoise. La Chine, à l’opposé du concept occidental, a délibérément donné la priorité à la sécurité globale dans une approche systémique en adoptant le principe de protection militaire maximum, active et passive, de ses forces nucléaires, au détriment d’un niveau d’alerte élevé jugé trop risqué, aussi bien en matière de lancement accidentel qu’en termes de vulnérabilité aux agressions, quelles que soient leurs origines accidentelles, naturelles ou hostiles. Dans cette approche, la protection passive présente l’intérêt majeur d’être permanente et efficace contre les agressions sans préavis (dans la limite de son dimensionnement), tandis que la protection active par moyens militaires est contrainte par le cadre juridique du temps de paix. Cette disposition permet de stocker indépendamment vecteurs et charges afin, d’une part, de s’affranchir des risques de lancement par erreur et, d’autre part, d’éviter les effets dominos ou amplificateurs en cas d’incident affectant un élément du système.

Le projet « Grande Muraille »

12 La Chine exclut en conséquence dans son concept, tout au moins actuel, tout lancement sur détection d’alerte – sur les modèles « launch under attack » ou « dead-hand launch » du concept MAD (Mutual Assured Destruction) envisagés du temps de la guerre froide – jugé trop risqué comme l’ont mis en évidence les fausses alertes du NORAD (North American Aerospace Defense Command) survenues dans les années 1980 aux États-Unis [11]. Ce qui n’exclut pas dans le concept chinois la capacité de représailles mortelles qui peuvent ne pas être immédiates, mais au contraire différées pour accroître l’incertitude chez l’adversaire.

13 Cette approche a conduit la Chine à adopter un niveau très élevé de protection passive (durcissement et camouflage) pour ses bases aériennes aménagées en souterrain [12] ou plus exactement « sous montagne », UGH/AR (UnderGround Hangar/Alert Runway) comparables aux bases suédoises, suisses et ex-yougoslaves, durcies contre les impacts kilotonniques directs. À partir de 1995, la Chine a lancé le pharaonique projet « Grande Muraille » (Underground Great Wall 2) de déploiement de missiles mobiles en galeries profondes [13]. Ce concept original avait été imaginé à la fin des années 1950 en France par l’ingénieur du Génie maritime Camille Rougeron [14], repris ensuite au cours des années 1970-1980 dans des études de faisabilité ICBM Deep-basing aux États-Unis et Taupinière en France, et mis en œuvre dès les années 1960 en Chine pour ses premiers missiles à courte portée (SRBM). De source américaine la longueur cumulée des galeries souterraines du projet « Grande Muraille » atteindrait plus de 5 000 kilomètres jusqu’à une profondeur (ou couverture montagneuse) de plus de 1 000 mètres, avec de multiples puits de lancement et accès aux aires de déploiement parfaitement camouflés aux vues aériennes et satellites. Ce concept offre une capacité de survie proche de celle des SNLE tout en facilitant la transmission de l’ordre d’engagement en permettant de se passer de stations VLF/LF. Le système « Grande Muraille » a fait l’objet de multiples publications et informations par les autorités chinoises, notamment sur la chaîne CCTV, mais reste peu connu des experts et décideurs politiques en Occident.

La composante océanique « Strategic Fleet in being »

14 En ce qui concerne les SNLE, la Chine se trouve sensiblement dans la configuration soviétique des années 1970-1980, c’est-à-dire avec des sous-marins nucléaires de première génération, au taux de disponibilité relativement faible par rapport à leurs homologues occidentaux et en outre vulnérables aux moyens de détection et lutte ASM actuels. Bien que l’objectif de la Chine soit d’atteindre, à terme, un niveau technologique comparable aux réalisations occidentales [15], il a paru vital aux dirigeants chinois non seulement d’assurer leur sûreté en surface et en plongée dans les approches avec la sanctuarisation de la mer de Chine méridionale qui permet un déploiement dit « en bastion ». Cette stratégie de « déni d’accès » (A2/AD) aux forces anti-sous-marines américaines vise essentiellement les SNA qui seraient en mesure de pister les SNLE dès leurs appareillages. Il s’agit de mesures de précaution identiques à celles pratiquées dans les approches pour les forces océaniques stratégiques occidentales, mais étendues sur une zone beaucoup plus vaste. Cette protection, à la différence des marines occidentales, est prolongée en amont, par un niveau de protection très élevé du port base de stationnement.

15 La Chine a, dans cette logique, adopté pour ses bases de sous-marins nucléaires de Xiaopingdao (près de Dalian), Jianggezhuang/Laoshan (province de Shandong) et pour la base de SNLE de Longpo/Yulin dans l’île d’Haïnan, le concept de base navale souterraine, ou plus exactement « sous roc », inspirées de la base navale suédoise de Muskö et des bases sous-marines soviétiques de Balaklava (Ukraine) et selon certaines sources américaines de la région de Mourmansk [16]. La Chine a adopté pour sa composante océanique un concept de « dissuasion potentielle » ou « Strategic Fleet in being » [17] plutôt que de « dissuasion active » sur le modèle occidental de « Strategic Fleet at sea ». La Chine avec un déploiement en bastion dans une mer de Chine méridionale sanctuarisée semble donc avoir donné une priorité absolue à la sécurité et à la résilience de sa force océanique en s’accommodant d’un bas niveau d’alerte dans une logique de « no first use ». Les autorités chinoises laissent entendre, tout au moins en l’état actuel de la technologie, que les SNLE ne seraient déployés « armés nucléaire » qu’en période de crise (selon un concept proche des « circonstances exceptionnelles » adopté en France dans les années 1980 pour la composante aéroportée et le système SRBM Hades).

16 Outre la protection contre les agressions sans préavis, le stationnement des SNLE en bases souterraines présente l’avantage d’une discrétion parfaite. Il est impossible pour un observateur extérieur – notamment par reconnaissance aérienne ou satellite – d’évaluer le niveau de déploiement opérationnel en temps réel.

17 La Chine applique là un principe connu depuis l’Antiquité. Le port militaire de Carthage était conçu sous forme d’un vaste hangar rotonde abritant les quais et cales de radoub de manière à ce qu’il soit impossible d’observer le stationnement des galères de combat à partir de l’extérieur et notamment du port marchand voisin [18]. Cette préoccupation de discrétion des mouvements de sous-marins est appliquée partiellement par les marines occidentales qui ont supprimé tout marquage de coque de leurs sous-marins, sans aller cependant jusqu’aux masquages des sous-marins eux-mêmes lorsqu’ils sont au port (hormis la marine suédoise jusqu’en 2005 à Muskö et la FOST à l’Île Longue dans les bassins couverts).

La surprise stratégique « hors limites » du 11 septembre 2001 et l’adaptation du concept chinois de dissuasion

18 Le 11 septembre 2001 a radicalement changé la donne dans la mesure où une action terroriste, donc non étatique, mettant en œuvre des moyens civils banalisés pouvait, en temps de paix et sans préavis, générer des effets destructeurs comparables à ceux d’actions majeures de temps de guerre. Ce scénario, jusque-là totalement exclu par postulat, est devenu techniquement possible. Il constitue une rupture stratégique majeure, tout comme le fut le contournement de la Ligne Maginot par les Ardennes en 1940 ou l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, malgré des signaux faibles précurseurs. On peut même le considérer comme une « révolution copernicienne » en affaires militaires, bien au-delà de la RMA (Revolution in Military Affairs) américaine des années 1990, axée sur la recherche d’une asymétrie limitée à la technologie.

19 Du jour au lendemain, le scénario impensable est devenu une réalité concrète. L’invulnérabilité en haute mer des SNLE est contournée dans la mesure où ces derniers peuvent être détruits lors de leurs stationnements périodiques au port base par des actions non étatiques ou « par procuration », qui s’apparentent par leurs effets à des actions de type guerre, mais applicables sans préavis hors de tout contexte de crise interétatique [19]. Si le nombre de SSBN (Sub-Surface Ballistic Nuclear) en service dans les deux premières puissances nucléaires peut supporter la perte de quelques unités (sans préjuger des conséquences sur l’environnement), il n’en est pas de même pour les forces océaniques stratégiques des puissances nucléaires moyennes (Royaume-Uni, France, Chine) ou émergentes (Inde, Pakistan, Israël, Corée du Nord) qui appliquent, par nécessité budgétaire ou technique, le principe de stricte suffisance.

20 La composante océanique constitue alors un enjeu vital qui exige en contrepartie une protection quasi absolue vis-à-vis de toutes formes d’agressions y compris asymétriques. À cet égard, le terrorisme d’origine islamiste radicale pose un problème nouveau en raison de son installation dans le temps long et des modes d’action adoptés (notamment l’action suicide par voie aérienne) [20] qui peuvent être sans préavis et qui contournent les dispositifs habituels de sécurité et de protection défense du temps de paix soumis à un cadre juridique très contraignant (Droits de l’Homme, OACI, Convention de Chicago), même si les régimes autoritaires s’y estiment moins contraints que les régimes démocratiques.

21 Face à cette nouvelle menace protéiforme, les États occidentaux ont réagi plus ou moins rapidement, les États-Unis avec le Patriot Act et l’identification des « infrastructures critiques », concept repris par l’Union européenne en 2016 avec le projet ERNCIPImprover (European Reference Netwok for Critical Infrastructure Protection) et la France avec le décret SAIV (secteurs d’activité d’importance vitale), mais paradoxalement sans pour autant remettre en cause le dogme de non-protection aux agressions de type « guerre » des SSBN au port, comme on peut le constater sur Internet[21].

22 Les modes d’action du terrorisme ont fait l’objet de nombreuses études et nous n’y reviendrons pas ici, notant seulement que les installations nucléaires militaires représentent des cibles potentielles d’autant plus attractives que leurs vulnérabilités sont ostensibles et identifiables « à vue » ou à partir de documents et photos diffusées dans le domaine public. En son temps, le général Étienne Copel avait à deux reprises appelé l’attention sur ce point crucial concernant les installations à hauts risques pour l’environnement et la population en cas d’attaque terroriste [22], question reprise par le HCFDC dans son rapport 2012.

23 Les stratèges et penseurs chinois, bons connaisseurs de l’histoire militaire, et plus particulièrement de l’histoire militaire occidentale, familiers de Sun Zi comme des guerres révolutionnaires et insurrectionnelles, avaient parfaitement perçu l’intérêt de la guerre asymétrique au point de la conceptualiser dans un ouvrage de doctrine intitulé La Guerre hors limites rédigé à la fin des années 1990, donc avant les événements du 11 septembre 2001, par les colonels Qiao Liang et Wang Xiangsui [23]. On peut donc raisonnablement imaginer que les dirigeants chinois convaincus de l’efficacité du concept de guerre asymétrique ont pris, en retour, toute mesure pour s’en prémunir même si leur objectif est d’atteindre à terme la parité technologique avec le modèle américain. Familiers des opérations de déstabilisation pratiquées lors des guerres révolutionnaires et de décolonisation-libération (Indochine, Vietnam) les dirigeants chinois sont, comme leurs homologues russes, particulièrement sensibilisés à la menace interne terroriste « hors limites » d’un Islam radical.

24 La menace cyber, en mesure de contourner les dispositifs de protection physique, car immatérielle, est prise en compte de manière pragmatique. La Chine a bien identifié les risques induits par une agression cyber sur un système d’arme nucléaire maintenu à un haut niveau d’alerte, en extrapolant les fausses alertes du NORAD comme les récentes cyberattaques (Stuxnet). Situation dans laquelle le risque d’erreur de représentation sur les intentions de l’adversaire est particulièrement élevé, malgré les systèmes de sécurité et de contrôle gouvernemental lorsqu’ils existent.

En guise de conclusion

25 La Chine en rendant publique l’existence d’une protection quasi absolue de sa base de SNLE, comme l’existence de son système mobile en galerie profonde du projet « Grande Muraille », montre qu’elle a parfaitement analysé et compris le concept occidental de la dissuasion tout en identifiant ses vulnérabilités. Elle a pris très au sérieux la capacité de survie de ses forces de dissuasion vis-à-vis des menaces extrêmes, à l’instar des puissances nucléaires occidentales, mais aussi de manière plus globale, vis-à-vis de scénarios asymétriques « hors limites » qui pourraient contourner par le bas la dissuasion via des actions non étatiques ou « par procuration » en tenant compte de la surprise stratégique du 11 septembre 2001.

26 L’approche chinoise apparaît comme systémique, donc plus globale que l’approche occidentale qui reste analytique et cartésienne en pratiquant la séparation des variables et le principe du tiers exclu. Cette dernière approche a tendance à focaliser ses efforts sur la haute technologie, au détriment parfois des règles élémentaires de l’art militaire, considérées comme obsolètes ou trop rustiques.

27 L’approche systémique, proche de la culture asiatique et de la philosophie bouddhiste (« Tout est interactions »), est à la fois téléologique, heuristique et holistique. Elle prend en compte la complexité et le phénomène d’émergence (événements ou ruptures d’origine déterministe, mais imprédictibles). Cette différence de cultures entre Extrême-Orient et Occident avait été soulignée par le général Pichot-Duclos concernant la guerre de l’information [24], elle s’applique également aux systèmes stratégiques.

28 La démarche chinoise s’inscrit dans l’application du principe vital résumé par Darwin, « ce n’est pas le plus fort ni le plus intelligent qui survit, mais celui qui sait le mieux s’adapter au changement ».

Notes

  • [1]
    Very Low Frequencies ou TBF (très basses fréquences, autrefois « Grandes ondes »).
  • [2]
    James Reason : Managing the risks of organizational accidents ; Ashgate Publishing Group, 1997.
  • [3]
    Bernard Molisier : « Triade ou binôme nucléaire, ou pourquoi Albion », Défense Nationale, décembre 1995.
  • [4]
    Rappelé par divers intervenants du colloque « Résistance et dissuasion » organisé par la FRS à la BNF le 5 octobre 2017.
  • [5]
    Gilles Teneau (dir), Nicolas Dufour et Max Pierre Moulin : L’erreur humaine, modèles et représentations ; L’Harmattan, 2015.
  • [6]
    Daniel Schaeffer : « Mer de Chine Méridionale, une sanctuarisation chinoise » (Tribune n° 14), Revue Defense Nationale, juin 2010.
  • [7]
    Gérard Chaliand et Michel Jan : Vers un nouvel ordre du monde ; Points, 2014.
  • [8]
    Entretien avec le CA2 Camille Sellier, ancien conseiller militaire du CEA/DAM.
  • [9]
    Dr Li Bin : « Chinese Thinking on NuclearWeapons », Arms Control Association, 21 décembre 2015 (www.arms-control.org).
  • [10]
    La sécurité nucléaire comprend cinq éléments : la sûreté nucléaire intrinsèque, la prévention, la radioprotection, la protection contre la « malveillance », les actions de sécurité civile en cas d’accident (www.defense.gouv.fr/).
  • [11]
    US House of Representative, « Report to the Chairman Committee on government Operations NORAD’s missile Warning system, why it went wrong? », 15 mai 1981 (http://archive.gao.gov/) ; « GAO Attack Warning. Better management required to resolve NORAD integration deficiencies » (http://archive.gao.gov/).
  • [12]
    Chris Mills : « F35, F22 and B2 vs China’s Undergound Airbases », Air Power Australia NOTAM, 16 février 2011.
  • [13]
    Dr Phlipp A. Karber : Strategic implications of China’s underground Great Wall ; Georgetown University, 12 septembre 2011.
  • [14]
    Camile Rougeron : « Une force de frappe pour pays pauvres », Science et vie, n° 384, juillet 1960.
  • [15]
    Projet chinois de SNLE futur « type 96 ».
  • [16]
    Norman Polmar : « Guide to Soviet Navy » ; Soviet Military Power 1987, US Naval Institute, 1987.
  • [17]
    Max Pierre Moulin : « Chine, dissuasion nucléaire océanique et guerre hors limites », La Revue Maritime, n° 506, juillet 2016.
  • [18]
    Alain Guillerm : La Marine dans l’Antiquité ; PUF, 1995.
  • [19]
    Max Pierre Moulin : « Dissuasion, asymétrie et contournement », Défense nationale et sécurité collective, juillet 2009.
  • [20]
    Anne de Luca : « L’emploi de la force contre les aéronefs civils, du terrorisme aérien à la défense légitime », Penser les ailes françaises, CESA, 2006.
  • [21]
    Alors que dans le même temps, en France, les pouvoirs publics spécifiaient une 4e enceinte résistante à la chute d’avion de ligne pour l’EPR et la bunkérisation des fonctions de sécurité sur les centrales en service.
  • [22]
    Étienne Copel : Le nécessaire et l’inacceptable, Balland, 1991 ; Prévenir le pire : éviter les catastrophes terroristes, Michallon, 2003.
  • [23]
    Qiao Liang et Wang Xiangsui : La Guerre hors limites ; Pékin, 1999, traduction française Payot Rivages 2003, préface de Michel Jan.
  • [24]
    Jean Pichot-Duclos : Les guerres secrètes de la mondialisation ; Lavauzelle 2002.
Français

La Chine a développé sa propre dissuasion en s’appuyant sur une analyse poussée des politiques conduites par les autres puissances. Elle a élaboré à la fois ses propres outils – vecteurs et armes – et une doctrine spécifique adaptée à ses moyens, ses capacités d’ingénierie mais aussi à sa propre philosophie stratégique.

Max-Pierre Moulin
Capitaine de vaisseau (H), ingénieur en Génie atomique (INSTN), ancien auditeur de l’IHEDN. Expert auprès du HCFDC de 2007 à 2012, secrétaire du Ciréro et enseignant au Cnam.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.806.0085
Pour citer cet article
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