CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1 Docteur en anthropologie sociale et historique, Jeanne Teboul nous plonge avec cet ouvrage dans le cœur de la « fabrique du soldat ». En appliquant une approche ethnologique rigoureuse à une riche moisson de matériaux collectés durant plusieurs immersions de terrain dans les centres de formation initiale des troupes parachutistes, l’auteur met à jour les mécanismes à l’œuvre durant les quelques semaines de transformation d’individus civils atomisés en une promotion d’engagés prêts à intégrer un régiment parachutiste.

2 Au premier chef, le processus de (trans)formation est analysé : entre l’avant et l’après, c’est selon l’auteur un « rite de passage » qui s’opère, de façon quasi irréversible. En étudiant les objectifs explicites et implicites de la formation des jeunes engagés, elle montre comment formation professionnelle et transformation humaine se complètent pour produire, à partir d’individus vierges, des soldats professionnels tout à la fois guerriers virils et individus accomplis. C’est ainsi toute la pertinence du mécanisme de transmission de l’institution militaire qui ressort : « Institution totale » au sens sociologique, l’armée n’en permet pas moins à chaque individu de s’accomplir, de se révéler. En ces temps de crise de la « transmission » [1], on comprend ainsi, en creux, le pouvoir d’attraction de l’idée d’un service militaire comme dernier ciment social.

3 Jeanne Teboul s’attache ensuite à étudier le « comment » de cette transformation, en distinguant deux processus : la production « des » corps (physiques) et la reproduction du « corps » (militaire). Incontestablement, le formage du corps des individus est au cœur du processus de production du soldat parachutiste : après être passé par le sas de la modification de l’apparence – dont les deux marquants sont le rite de la coupe de cheveux et la perception de l’uniforme, les engagés passent pendant plusieurs mois au filtre de la technicité militaire pour acquérir l’efficacité au combat. L’analyse de cet art tout d’exécution qu’est l’action militaire trouve sous la plume de l’ethnologue un éclairage subtil : rapport au temps, rôle de la voix, rôle de la répétition, distanciation du corps, rôle de la souffrance… autant de procédés largement implicites qui se révèlent au prisme de l’analyse sociale. S’agissant de la reproduction du corps, l’auteur décompose l’alchimie qui permet de « faire corps » : rôle du cérémonial, pouvoir d’attraction du béret rouge, infusion permanente de l’esprit de corps par la contemplation des modèles et par le chant, rôle de la popote… tous ces marquants identitaires sont passés en revue pour dégager une double logique de transmission horizontale – le cercle – et d’héritage vertical – la lignée. Dans ce rapport structurant au passé, l’auteur relève toutefois que celui-ci est vidé de sa substance historique pour se réduire à un corpus d’exemples intemporels, ce qui permet in fine une appropriation plus rapide par les engagés.

4 En complément, l’ethnologue propose une étude pertinente de la dialectique à l’œuvre entre l’uniformité de l’institution et le particularisme lié aux signes. Constatant la myriade de signes distinctifs qui bourgeonnent sur les tenues militaires, Jeanne Teboul montre l’importance de l’équilibre entre l’uniformité à l’œuvre durant la formation des engagés et le besoin ultérieur d’affirmation de son appartenance à plusieurs groupes emboîtés – parachutistes, marsouins, régiment, arme, compagnie – au sein même de l’institution. La double analyse du rôle social de la « lourdeur » de l’uniforme comme révélateur de la valeur d’un individu et du tatouage comme marqueur d’appartenance et de virilité est, entre autres, très bien menée.

5 En dernier lieu, c’est l’antagonisme entre l’impératif esthétique et l’activité guerrière qui est analysé. Cette étude des rapports ambivalents du militaire à l’harmonie et au chaos ouvre une réflexion originale sur les « deux corps » du militaire. D’un côté, un « corps parade » caractérisé par l’ostentation, la séduction et la perte d’énergie. De l’autre, un « corps combattant » caractérisé par l’enfouissement, la terreur et l’économie d’énergie. Cette dualité du corps militaire, à l’œuvre à chaque instant chez tous les hommes portant l’uniforme, est ici parfaitement cernée.

6 Au bilan, un ouvrage original et pertinent qui met des mots sur certaines « évidences génétiques » ancrées dans l’ADN des militaires. Les formateurs y trouveront une source utile de réflexion et sans doute d’inspiration. Jeanne Teboul contribue à cerner les forces – mais aussi les limites – de la fabrique institutionnelle au sein des armées, tout en révélant l’épaisseur de la figure du soldat. Gageons que cette étude puisse être élargie aux milieux maritimes et aériens, qui disposent également de « marques de fabrique » propres.

Notes

  • [1]
    François-Xavier Bellamy : Les déshérités ou l’urgence de transmettre ; Plon, Paris, 2014 ; 207 pages.
Thibault Lavernhe
Capitaine de frégate, issu de la promotion 2001 de l’École navale et breveté de la 24e promotion de l’École de guerre. Affecté à la Direction des ressources humaines du ministère des Armées.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.806.0118
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