CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cette contribution aborde la question de l’augmentation de l’homme sous l’angle de l’adaptation de l’individu à son environnement contraint et ce, dans une perspective dynamique et salutogénique. Plus précisément, elle propose un regard écologique sur trois besoins identifiés dans les travaux sur l’augmentation de l’homme du groupe de travail A : la gestion du stress, la perception de l’environnement tactique, la compréhension de la situation et la prise de décision.

La réponse de stress

2Plus encore que toutes les communautés humaines, le métier militaire, qui implique notamment de risquer sa vie et de donner la mort, soumet ses personnels à des menaces extrêmes et répétées. Ce métier nécessite que ceux qui l’exercent y soient préparés pour s’y adapter au mieux. Il s’agit non seulement d’une nécessité fonctionnelle en ce qu’elle détermine partiellement la réussite des opérations militaires mais aussi d’un facteur de salutogénèse en ce qu’il contribue au maintien de la santé psychique des militaires.

Comment comprendre le stress ?

Définition du stress

3Le stress est une réaction aspécifique de l’organisme exposé à un agresseur. Son évolution a été décrite par Hans Sélyé (1956) dans le syndrome général d’adaptation dans un modèle à trois phases successives : une phase d’alarme (ou activation), une phase de résistance et une phase de récupération. Cette dernière phase est susceptible d’aboutir à un épuisement si la contrainte est trop intense et/ou trop longue, ou encore si les capacités de réponse de l’individu stressé ne sont pas adaptées. Cette évolution implique de prendre en compte la double dynamique temporelle du stress : une régulation initiale en tendance, autorisant une réponse explosive aiguë au stresseur, et une régulation secondaire en constance, permettant de réduire la réponse de stress à ce qui est strictement nécessaire (eustress). Lorsqu’il est bien régulé, le stress traduit donc un mécanisme physiologique, activé par la contrainte perçue, gérant les coûts biologiques aigus et chroniques au minimum requis de la demande. Ces coûts entrent dans le cadre de la théorie de l’allostasie qui caractérise le processus de rétablissement de l’homéostasie [1] en présence d’une contrainte.

4La qualité de la régulation du stress sous-tend le risque ou pas d’émergence d’une pathologie de stress. Ainsi, un déficit d’activation initiale de stress rend l’individu vulnérable à l’agresseur. Inversement, l’excès d’activation ou le maintien du stress pendant une durée excessive induit des effets indésirables, expression du prix à payer de l’efficacité de sa fonction primitive. Le primum movens de toutes les pathologies est donc l’incapacité de l’individu à gérer sa réponse de stress (durée et/ou intensité). Le stress permet à d’autres mécanismes d’adaptation de s’installer. L’adaptation renvoie alors à la capacité d’un organisme de fonctionner dans un environnement contraignant à un coût biologique le plus bas possible.

Les stresseurs

5Le stresseur, ou contrainte, peut être extérieur au sujet, ou généré par son propre organisme. Les contraintes extérieures au sujet lui sont imposées par un changement de l’environnement. Elles sont de nature multiples, d’intensité variable et de durée plus ou moins longue. Ce sont les plus étudiées.

6Les contraintes internes au sujet font l’objet de moins d’attention. Elles posent la question de la représentation que l’homme a de son environnement interne et externe. De fait, chaque confrontation au monde implique pour le sujet l’existence ou non d’une congruence entre les représentations engrammées [2] et perçues. Le conflit traduit un écart entre ce que l’organisme considère comme normal (c’est-à-dire conforme à sa structure et à son fonctionnement modelés par l’habitude) et ce qu’il reçoit comme information qu’il peut considérer comme anormale.

Les mécanismes psychologiques du stress

7Il n’existe pas une relation linéaire simple entre le stresseur et le stress [3]. Chaque individu réagit à un stresseur selon la manière dont il perçoit le risque. La variable clé dans l’approche psychologique du stress est le stress perçu qui caractérise le résultat d’une balance individuelle et située entre la perception de la menace par un individu et la perception par cet individu des ressources dont il dispose pour faire face.

8Cette perception dépend de nombreux facteurs psychologiques en interactions, que l’on peut catégoriser en deux groupes :

  • Les caractéristiques psychologiques, sociobiographiques et biomédicales du sujet (antécédents) et les événements de vie aversifs (déclencheurs). Ces modérateurs agissent comme des « prédicteurs » de l’état de santé, qui représente quant à lui le « critère » d’efficacité des modalités d’ajustements du sujet.
  • Les stratégies de faire face à celle-ci, de nature perceptivo-cognitives, affectives, comportementales et/ou psychosociales. Ces stratégies peuvent modifier l’impact des antécédents et des déclencheurs et de ce fait ralentir ou accélérer l’évolution d’un processus délétère.

9La qualité de l’adaptation doit prendre en compte conjointement la nature des modérateurs, l’efficacité des médiateurs pour permettre une efficacité de la réponse, et ce dans une inscription temporelle. Les données de validation montrent que les médiateurs sont flexibles et modifiables dans une certaine mesure et donc susceptibles d’être optimisés.

Les conséquences opérationnelles du stress

10La théorie du traitement de l’information pose que le cerveau est doté de capacités de base pour la perception, pour la mémoire, l’attention, les raisonnements, la représentation du monde et les actions sur le monde extérieur. Le stress peut affecter la cognition de plusieurs façons, le résultat (facilitation ou altération) dépendant d’une combinaison de facteurs liés à la fois au stress et à la fonction cognitive cible. Parmi les facteurs identifiés comme particulièrement pertinents pour définir les effets cognitifs du stress figurent l’intensité ou l’ampleur du stress, son origine (déclenchée par la tâche ou externe) et sa durée (aiguë ou chronique).

11D’un point de vue opérationnel, il convient de considérer la coordination de ces capacités élémentaires nous permettant d’atteindre nos buts et d’interagir avec notre environnement. Elle permet le développement et la stabilisation de savoirs, savoir-faire et savoir être sur lesquels le stress agit différemment. Le savoir, ou ensemble des connaissances, est défini comme l’ensemble des connaissances acquises par l’apprentissage ou l’expérience. Il possède la précieuse qualité d’être communicable (savoir explicite). L’augmentation du savoir est une source d’enrichissement pour son détenteur et un support d’adaptation dans les situations inhabituelles. Il est stocké dans le cadre des mémoires sémantique et épisodique. Il est très sensible au stress. Le savoir-faire est le savoir acquis par imitation puis répétition jusqu’à acquisition des routines comportementales qui définissent les habiletés. Ce savoir-faire est de plus en plus acquis par l’entraînement en simulation. Ce savoir implicite est plus résistant aux émotions que le savoir explicite. Enfin, le savoir être désigne une manière de se comporter dans des situations difficiles. En l’occurrence, il renvoie à la gestion du stress et des émotions lorsque le métier possède une dimension émotionnelle importante. Il est essentiel dans les métiers pour lesquels les savoirs non techniques ont un véritable impact sur la sécurité, comme le métier de militaire.

La gestion du stress

12Au sein des armées, le SSA s’attache depuis quelques années à développer la santé de manière globale, en se référant à une conception positive de l’individu : il s’agit de s’intéresser aux ressources de l’individu pour mieux appréhender le maintien de sa santé et de ses capacités opérationnelles.

13L’approche opérationnelle s’appuie sur les programmes d’aguerrissement et s’inscrit dans la formation du militaire, per se. Ces programmes incluent la pratique d’une activité physique qui a été proposée depuis longtemps comme une méthode écologique pour réguler le niveau de stress des individus. Au-delà de la formation du militaire, deux types d’approches existent pour développer une gestion du stress efficace et protectrice de l’individu.

Les techniques d’optimisation du potentiel

14Pour l’ensemble des militaires, le corps au sens large est utilisé comme un levier opérant en termes préventifs par l’utilisation de Techniques d’optimisation du potentiel (TOP [4]). Les TOP constituent un ensemble de moyens et de stratégies mentales permettant de mobiliser au mieux les ressources physiques et psychologiques d’un individu en fonction des exigences des situations qu’il rencontre.

15Elles impliquent un programme de formation pour automatiser par l’entraînement régulier les processus de mise en cohérence des flux informationnels, l’automatisation étant le garant d’une efficacité en situation de stress. Les TOP et leur utilisation ont été définies clairement dans la directive n° 78/def/ema/cnsd/dehn/bref du 19 février 2008, et renforcée par la directive n° 13-009803/def/ema/cnsd/dehn/bref du 19 juillet 2013. Les objectifs opérationnels, une fois les techniques acquises, permettent une utilisation en situation, avec des outils adaptés à l’avant action, au pendant et à l’après action. Par ailleurs, les programmes de formation et de pratique sont conçus pour favoriser la dynamique opérationnelle du groupe (formation pédagogique en groupe, utilisation peu chronophage au quotidien, intégration dans les séances de sport). Enfin, ils respectent la dynamique individuelle de chacun au sein du groupe en mission (utilisation quotidienne adaptée au rythme de vie de chacun).

La formation à la pleine conscience

16La pleine conscience, ou mindfulness, c’est-à-dire la capacité de se percevoir instant après instant en tant qu’être agissant, est une propriété de l’individu susceptible d’entraînement par le biais de la méditation [5]. La personne en pleine conscience, ou mindful, est ainsi quelqu’un qui choisit de recevoir attentivement ce qui arrive à sa conscience avec une attitude d’ouverture, de réceptivité et de non-jugement. L’expérimentation des pensées, sensations, perceptions et émotions dans leur subjectivité et leur nature transitoire permettent de ne pas être prisonnier des affects négatifs. Considéré sous l’angle de la personnalité, le sujet résilient ressemble au sujet mindful par de nombreux traits : l’attention flexible au monde, l’optimisme et l’interaction empathique avec autrui [6].

17Dans le cadre du stress, les sujets mindful présentent une moindre anticipation des expositions aux agressions de la vie et, lorsqu’ils sont exposés, une moindre activation de stress et donc moins d’impact du stress sur le fonctionnement du système nerveux et, in fine, une meilleure récupération. Dans leur quotidien, les sujets mindful expriment bien-être somatique et psychologique concourant à une meilleure qualité de la vie. Enfin, dans le monde professionnel, la mise en œuvre de programme de méditation permet une amélioration du bien-être au travail et de la performance.

18La méditation consiste à se concentrer sur ses sensations lors d’exercices respiratoires représentant alors une ligne de base attentionnelle, permettant ainsi de notifier toute autre sensation corporelle par rapport à ce référentiel. Le focus attentionnel sur la respiration au cours de la méditation sert d’ancrage au sujet. Ce point focal lui permet, lorsqu’il prend conscience des sensations plus ou moins douloureuses, des émotions plus ou moins pénibles et surtout des pensées associées qui provoquent des jugements ou des ruminations, de prendre note, de laisser aller ces informations et de revenir au présent de sa respiration, comme élément de sa réalité, instant après instant.

19Enfin, il est important de noter que les TOP sollicitent le développement de la pleine conscience car chaque outil des TOP nécessite un recentrage de l’attention sur le corps et ses sensations ainsi qu’une acceptation en conscience des stresseurs internes (affects négatifs) et externes.

La motivation aux changements

20Force est, malheureusement, de constater que peu d’individus pratiquent les techniques de gestion du stress, que ce soit les TOP ou la méditation, par manque de temps ou parce que la pratique leur semble difficile et/ou ennuyante. D’autres modalités d’entraînement à la gestion du stress sont à l’étude s’appuyant notamment sur des exercices de méditation à l’aide de dispositifs de serious game en réalité virtuelle, voire de neurobiofeedback pour renforcer la pratique par des conditionnements opérant et répondant.

21Ce constat questionne directement la motivation au changement de l’individu qui ne modifie son comportement que sous une pression d’adaptation. Pour le profane ou le politique, la motivation apparaît comme une « baguette magique » qui permettrait de comprendre les comportements individuels, voire collectifs, et envisager comment les modifier en les orientant.

22La Théorie de l’autodétermination [7] (TAD) est un cadre pertinent pour penser le « comment » motiver les individus à pratiquer des exercices d’amélioration du stress. Elle présuppose que les individus sont naturellement enclins à intégrer les expériences qui leur permettent la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux d’autonomie, de compétences et d’appartenance. Cette intégration influence la forme motivationnelle sous-tendant les comportements (motivation intrinsèque vs motivation extrinsèque). La motivation intrinsèque à réaliser une action apparaît comme une motivation efficace notamment dans la durée. Renforcer la motivation intrinsèque est un support d’amélioration de la qualité de la gestion du stress dans le long terme.

La perception de l’environnement tactique

Le processus de perception

La perception de l’information

23Le système de traitement de l’information est appréhendé sous la forme d’une chaîne de transformations, qui opère par étapes et utilise les connaissances du sujet. Les processus définissent un schéma cognitivo-émotionnel agissant depuis la perception d’une information de l’environnement jusqu’à la réponse qui y est apportée, et qui met en jeu des traitements précoces bottom-up et top-down.

24Dans cette approche, l’information prélevée par le sujet est un élément qui rend compte de la prise en compte (consciente ou non) d’un changement dans l’environnement. La perception de l’information implique pour un sujet d’être capable de rendre compte de son environnement et de se situer dans cet environnement par le prélèvement d’informations entre lui-même et son environnement. Il faut donc considérer que percevoir une situation est une reconnaissance par le sujet de ce qu’il connaît et de la nouveauté de l’environnement qui se présente à lui. Ce changement est un écart à l’attendu du sujet qui émerge à un niveau de conscience suffisant pour conduire l’individu à réduire l’incertitude qui résulte de cette perception, afin de tendre vers une certitude et in fine un environnement familier, donc plus sécure.

La perception de l’environnement tactique

25La perception de l’environnement tactique est une action située dans l’ici et le maintenant pour répondre à un objectif particulier anticipé (attendu). Elle requiert la mise en œuvre de capacités cognitives parmi lesquelles on doit citer l’attention, la concentration, la mémoire de travail, les capacités de représentation des informations perçues et les fonctions exécutives d’anticipation et de planifications. Ces capacités doivent permettre une actualisation instant après instant des écarts à l’attendu. Cette mise à jour cognitive est donc dynamique pour être ajustée à chaque instant par la qualité des actions perceptives. Les mécanismes impliqués dans la perception de l’environnement tactique posent donc la perception simultanément comme le point de départ de la prise d’information sur l’écart perçu à l’attendu, et comme l’évaluateur de la résolution des écarts, dans une succession d’ajustements qui prend fin quand l’objectif est atteint.

La perception de l’information émotionnelle

26L’homme percevant est un être émotionnel. Les données récentes des neurosciences affectives montrent que dans le cas de la perception visuelle, l’impact de l’information émotionnelle survient très précocement dans la perception visuelle mais également à différentes étapes de l’élaboration de la représentation visuelle de l’environnement. Ces données montrent qu’il existe un biais affectif dès les phases précoces de perception qui dépendrait de la disposition anxieuse/déprimée des sujets : traitement accru des stimulations émotionnelles périphériques dans le cas de l’anxiété, évitement de ces mêmes stimulations dans le cas de l’anxiété-dépression.

27Les processus de perception impliquent également des processus top-down grâce notamment aux marqueurs somatiques [8]. Ces marqueurs seraient acquis via l’expérience individuelle, sous l’égide d’un système d’homéostasie interne et sous l’influence d’un ensemble de circonstances externes. La qualité de fonctionnement de ces marqueurs traduirait alors la qualité de l’intégration expérientielle au cours de la vie d’un individu pour permettre à l’organisme une réponse adaptée à un stimulus émotionnellement pertinent.

28Ainsi, les émotions doivent être considérées comme des facteurs de biais perceptifs mais également d’aide à la perception dès lors qu’elles s’appuient sur un marquage somatique de qualité. Ces éléments montrent :

  • que la réactivité émotionnelle est fortement liée à la représentation visuelle des stimulus qui s’opérerait dès les premières étapes de la perception ;
  • et que dès les phases précoces de l’induction d’un ressenti affectif, les réponses corporelles évoquées par la stimulation émotionnelle pourraient, en retour, être prises en considération par le cerveau pour ajuster la perception.

L’amélioration de la perception par la pleine conscience

29De façon générique, la tâche de méditation-pleine conscience est de maintenir l’attention sur un objet, qu’il soit interne ou externe, en conscience et de rediriger son attention sur cet objet, dès lors que l’esprit vagabonde. Ce mode de fonctionnement reflète des pensées indépendantes de tous stimuli externes et se désactive lors des tâches cognitives. La pleine conscience améliore la qualité de la relation du sujet à lui-même et au monde. Elle accroît la perception environnementale, du soi et des émotions. Ce faisant elle interrompt les réponses affectives automatiques et permet la diminution de leur intensité et de leur durée [9].

30Les bénéfices perceptifs de la pleine conscience impliqueraient également l’optimisation des capacités d’autorégulation attentionnelle via la modulation des trois composantes attentionnelles principales : l’alerte, l’attention orientée et l’attention exécutive. Cette modulation permettrait au sujet d’acquérir un point de vue objectif sur la situation présente et favoriserait la détection d’un signal pertinent dans le bruit des stimulus de l’environnement.

La compréhension de la situation et la prise de décision

31La prise de décision est un processus adaptatif fondamental et complexe. Ce processus de choix est engagé lorsque nous devons agir mais que nous ne savons pas comment. Le résultat de ce processus cognitif dépend notamment de l’environnement dans lequel il se déroule et de la connaissance/maîtrise des conséquences du choix d’action. Le choix peut aboutir à une action simple ou complexe, ou une opinion de choix, ou une inhibition d’action. Ainsi, étudier la décision renvoie à la compréhension des choix qu’opèrent des individus confrontés à un problème.

32De nombreux modèles ont été proposés pour décrire le processus de prise de décision. Quels que soient les aspects psychologiques et comportementaux des décideurs, et particulièrement les biais cognitifs inhérents à tout fonctionnement humain pris en compte, certaines décisions demeurent incompréhensibles. Des approches naturalistes montrent que chez des experts confrontés à des situations urgentes, risquées et complexes la grande majorité des décisions se traduit par l’évaluation d’une seule solution potentielle et non par un choix. De surcroît, il apparaît que les décideurs possédant le moins d’expérience ont recours à plus de comparaison d’options que les experts du domaine. Ces constats posent qu’en situation, la décision n’est pas un choix entre options, mais qu’elle s’inscrit davantage dans un modèle dit de la première reconnaissance (traduction de « Recognition-Primed Decision »). Ce regard conduit à considérer que, dans une situation réelle de décision, la compréhension de la situation constitue un prérequis à la compréhension de la décision humaine et à toute réflexion visant à améliorer la décision en situation.

La compréhension de la situation

33Lorsque certaines situations demandent une action (un pompier face à un incendie, un pilote face à une avarie moteur, un médecin en situation de diagnostic, etc.), le décideur compare instinctivement cette situation avec ce qu’il a déjà vécu et appris auparavant. Deux cas de figure sont possibles :

  • Lorsque cette situation lui rappelle une expérience vécue, il va se référer à la solution qu’il avait mise en œuvre précédemment. Il vérifiera si cette solution peut s’appliquer au cas présent. Il va simuler mentalement l’application de cette solution à la situation à résoudre et la mettre en œuvre dès lors qu’il estime qu’elle convient. Cette prise de décision s’effectue sans comparaison entre différentes options.
  • Lors des cas où la solution envisagée ne convient pas, une autre solution de l’éventail des possibles sera simulée mentalement, sans qu’il y ait là-encore de comparaison entre options.

34Le primum movens du processus de prise de décision est bien la compréhension de la situation problématique, et non la proposition et l’analyse de solutions potentielles, au tout début de ce même processus. Ce constat place la conscience de la situation au cœur de la décision. Avoir conscience d’une situation signifie l’atteinte des trois niveaux suivants :

  • la perception des éléments de l’environnement dans un volume de temps et d’espace ;
  • la compréhension de leurs significations ;
  • et une anticipation de leur évolution future.

35Cette description est compatible avec la conception des neurosciences computationnelles qui postulent que l’être humain est comparable à une machine probabiliste ou « Bayésienne ». L’idée est que notre cerveau manipulerait constamment des hypothèses et effectuerait des calculs impliquant le degré de confiance qui doit leur être accordé pour prendre des décisions. Pour prédire l’environnement et agir en lien avec ces prédictions, il semble que le cerveau prenne en compte l’incertitude associée aux signaux qu’il reçoit pour les intégrer de manière (quasi-)optimale et certaines connaissances a priori qui sont constamment mises à jour.

Développer le Flow pour améliorer la compréhension de la situation

36Le Fonctionnement optimal ou Flow[10] caractérise un épisode d’attention totale qui « absorbe » entièrement les ressources cognitives, se traduit par un pic de performances avec un sentiment de bien-être majeur. Il survient immédiatement avant et pendant une action dès lors que certaines conditions sont présentes : lorsque le sujet perçoit ses compétences personnelles comme égales au défi fixé, et simultanément élevées pour être motivantes ; et lorsqu’un sujet est complètement immergé dans la réalisation de sa performance. En situation de challenge, le Flow apparaît plus facilement lorsque les processus cognitifs et les mouvements impliqués dans l’action se déclenchent de manière automatique.

37Cet état de fonctionnement est décrit comme favorisant la maîtrise d’une action complexe, le sujet dans le Flow se retrouvant dans des conditions extrêmement favorables de concentration, d’automatisation des gestes et de sensation d’équilibre entre le défi et ses habiletés. Dans le cadre plus général du travail, le Flow se traduit par une succession de courtes périodes d’expériences optimales alliant l’absorption dans le travail, le plaisir dans le travail ; une motivation intrinsèque dans le travail. L’absorption fait ici référence à un état de concentration total dans lequel se trouvent les personnes durant leur travail. Pendant ces périodes, le sujet n’est pas sensible aux interférences environnementales, et ne prend en compte que les informations en relation étroite et directe avec l’action en cours. Ce fonctionnement améliore le sentiment d’efficacité personnelle [11], défini comme la croyance d’un individu dans ses capacités à organiser et à réaliser une tâche dans des situations spécifiques. Il est décrit comme un indicateur prédictif de performance. Enfin, il est important de considérer que l’entrée dans le Flow s’entraîne, et que l’expérience du Flow est enrichissante au point que ceux qui en font l’expérience s’attachent à la prolonger et/ou à la retrouver pour rester à un niveau de performances très élevé.

38Au-delà, le team Flow est apparu récemment comme pouvant être pertinent dans le cadre de la prise de décision de groupe. Au-delà, le team Flow favoriserait le sentiment d’efficacité collective qui est connu pour influencer positivement la sélection des activités par le groupe, l’effort produit par celui-ci dans ses activités et sa persévérance face à l’adversité. Il participe, de ce fait, à la qualité de la motivation du groupe.

39***

40Le stress est indissociable de la vie opérationnelle mais ses conséquences sur la cognition de haut niveau peuvent être désastreuses. Cette cognition de haut niveau peut-être extrêmement opérante en situation nominale, même si elle est extrêmement dépendante des qualités individuelles. Elle se développe et se maintient par son interaction écologique permanente avec le monde. Le principe d’énaction [12] pose que toute modification des interactions de l’homme avec son environnement est susceptible de s’inscrire dans le très long terme (mémorisation énactive). Cela oblige à prendre en compte un risque énactif de l’augmentation de performances altérant les mécanismes naturels d’adaptation.

41Ce regard place enfin la motivation au cœur des comportements humains. Cette force interne qui conduit les comportements dans l’ici et le maintenant tout en permettant leur maintien dans le temps est une cible qui se justifie dès lors que l’objectif est de modifier de manière salutogénique le fonctionnement humain.

Notes

  • [1]
    Définition de « homéostasie » : état d’équilibre intérieur d’un organisme face à des modifications du milieu extérieur (Cordial).
  • [2]
    Définition de « engramme » : trace laissée dans le cerveau par un événement du passé et qui constituerait le support de la mémoire (Larousse).
  • [3]
    J.-M. Thurin, « Les mécanismes d’ajustement au stress », EMC Psychiatrie, 2008 ; p. 1-13.
  • [4]
    Édith Perreaut-Pierre, Comprendre et pratiques les Techniques d’optimisation du potentiel, InterÉditions, 2012, 304 pages.
  • [5]
    Jon Kabat-Zinn, Wherever You Go, There You Are: Mindfulness Meditation in Everyday Life, Hyperion, New York, 1994, 304 pages.
  • [6]
    Marion Trousselard, Dominique Steiler, Damien Claverie et Frédéric Canini, « Pleine conscience, stress et santé » [Mindfulness : effets sur la santé et les comportements de santé], Revue Québecquoise de Psychologie, vol. 35, n° 2, 2014, p. 21-45.
  • [7]
    Edward L. Deci et Richard M. Ryan, « The “What” and “Why” of Goal Pursuits: Human needs and the Self-Determination of Behavior », Psychological Inquiry, vol. 11, n° 4, 2000, p. 227-268.
  • [8]
    Antonio R. Damasio, L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Éditions Odile Jacob, 1995, 368 pages.
  • [9]
    Dan J. Stein, Victoria Ives-Deliperi et Kevin G.F. Thomas, « Psychobiology of Mindfulness », CNS Spectrums, vol. 13, n° 9, septembre 2008, p. 752-756.
  • [10]
    Mihály Csíkszentmihályi, Flow: The Psychology of Optimal Experience, HarperPerennial, New York, 1990, 303 pages.
  • [11]
    Albert Bandura, Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle ; De Boeck Université, Paris, 2003.
  • [12]
    Définition de « énaction » : cognition incarnée, ni complètement objective ni complètement subjective, référant à la façon dont les humains s’organisent eux-mêmes en interaction avec l’environnement (Cordial).
Français

Le groupe de travail A s’est penché plus spécifiquement sur l’augmentation des capacités cognitives et le soutien psychologique du futur combattant. Cette étude s’organise en 3 parties : la méthodologie de sa réflexion et les résultats obtenus, le cadre théorique scientifique sur lequel il est possible de s’appuyer et les études complémentaires à envisager, et enfin quelques illustrations à partir de la veille scientifique, technologique et industrielle en cours. Cette contribution doit permettre d’apprécier les fonctions à considérer prioritairement, comment les aborder et en s’appuyant sur quelles innovations technologiques.

Marion Trousselard
Médecin en chef, professeur agrégé de l’École du Val-de-Grâce et chef d’unité de Neurophysiologie du stress, Département des Neurosciences et Contraintes opérationnelles, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/03/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.hs03.0096
Pour citer cet article
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