CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En juin 2017, 76 terminaux opérés par Maersk dans les plus grands ports mondiaux sont contraints de revenir à une exploitation manuelle. Le rançongiciel Petya a, ainsi, désorganisé l’économie globalisée tributaire de la maritimisation des échanges. Le 20 juin 2017, un voilier de 40 pieds appartenant à une structure criminelle internationale abandonne sur une plage landaise une tonne de cocaïne d’une valeur marchande de 100 millions d’euros. Ces deux exemples illustrent les troubles majeurs portés par la mer à l’ordre public socio-économique et l’atteinte à la souveraineté nationale. Ils dessinent une menace nouvelle portée par la maritimisation de nos sociétés, s’exerçant avec une intensité inédite jusqu’à l’intérieur des continents.

2 De fait, ces nouvelles menaces maritimes ne constituent plus seulement des atteintes à la défense nationale, mais leurs effets pèsent sur la sécurité intérieure des États et sur les équilibres interétatiques.

3 Saisissant les potentialités infinies des océans, elles s’appellent criminalité organisée, terrorisme, atteinte à la sécurité maritime et cybermenace. Convergence des stratégies de défense avec celle de la sécurité intérieure et coopération internationale cristallisent les solutions d’avenir.

Intenses, globales et hybrides, telles sont les caractéristiques des menaces maritimes

4 Leur intensité considérable est rendue possible par les progrès de la navigation maritime et de la construction navale, mais aussi par la dissimulation qu’offrent les océans.

Le CMA CGM Bougainville, équivalent ferroviaire de 100 kilomètres

5 Désormais, accessible en tous points, l’océan mondial est en cours de constitution avec le passage à travers le pôle Nord. La navigation n’est plus réservée à des happy few mais se démocratise. La construction navale encourage cette course à la mer généralisée à laquelle nous assistons actuellement. Témoignant du gigantisme voire de la démesure, le porte-conteneurs CMA CGM Bougainville transporte un équivalent ferroviaire de 350 kilomètres. Grâce à la révolution du conteneur, unité logistique multimodale universelle, la massification du fret maritime offre un coût d’acheminement dérisoire [1].

6 Ensuite, la menace maritime se dissimule parfaitement dans la navigation maritime. Quoi de plus normal qu’un conteneur chargé sur un navire ou disposé sur un quai ? Quoi de plus anonyme qu’un voilier croisant dans les archipels paradisiaques de la Polynésie ? En outre, le droit international de la mer régit les rapports sur l’eau en fonction du statut juridique des espaces maritimes [2]. Précisément, la convention de Montego Bay [3] énonce des principes fondateurs qui, malgré eux, facilitent la manifestation de ces menaces : territorialisation de l’espace maritime, liberté de circulation, primauté du droit du pavillon, passage inoffensif dans les eaux territoriales ou en transit dans les détroits internationaux.

Dakar est l’escale suivante après… Le Havre

7 De plus, les menaces maritimes témoignent d’une globalisation à la fois géographique et numérique. Rappelons qu’elles prennent place dans un espace stratégique, fluide et continu, qui occupe les deux tiers de la surface du globe. Deuxième milieu à très fort potentiel de développement avec le cyberespace, elles s’inscrivent dans le contexte de la mondialisation où 90 % des échanges sont portés par les mers. Cet espace s’est contracté sous l’effet des progrès techniques comme de l’organisation du travail. La mer unit les hommes et les territoires, séparés par les océans. Ainsi, Dakar au Sénégal ou Carthagène en Colombie ne constituent que l’escale après… Le Havre. La France est, ainsi, projetée dans les réalités géopolitiques d’un autre continent.

8 De plus, centrale et vulnérable, la data est au cœur de la maritimisation des échanges. Omniprésente, la marétique [4] repose sur l’interconnexion des systèmes d’information [5], embarqués ou à terre et, corrélativement, sur une dépendance croissante du bord avec les techniciens restés à terre.

L’hybridation criminelle

9 Enfin, les menaces s’appuient sur un échange de savoir-faire et de compétences. Cette « hybridation » permet aux opérateurs malveillants d’évoluer, d’une part d’une activité licite à illicite, et d’autre part d’une activité illicite à une autre. Ainsi, un navire de pêche à la mer convoie en sus des produits de la mer des stupéfiants. Un agent portuaire, cédant à la corruption, ferme les yeux sur des chargements de fret illicite.

Les océans, théâtre et vecteur d’opération malveillante

10 Cherchant le pouvoir et le profit, ces nouvelles menaces considèrent les océans comme le théâtre ou comme le vecteur d’opération malveillante.

La mer, espace stratégique à haute valeur ajoutée

11 Les océans ont pour effet de démultiplier les conséquences de l’acte répréhensible : les zones touchées par une catastrophe ou le nombre de personnes impliquées, le retentissement médiatique ou diplomatique de l’événement… sont très supérieurs à ce que la « terre » permet. À ce titre, la mer est un espace à haute valeur ajoutée. Ainsi, les atteintes à la sécurité maritime [6] se traduisant, par exemple, par des rejets d’hydrocarbures en mer, génèrent des catastrophes écologiques majeures visibles jusque sur les rivages [7]. Elles peuvent être envisagées comme la conséquence désirée ou non d’une action malveillante comme la piraterie ou le terrorisme maritime.

12 Le crime en mer constitue un facteur de puissants déséquilibres environnementaux, socio-économiques et géostratégiques. Il peut donner lieu à des conflits interétatiques d’ampleur régionale, voire internationale. Ainsi en est-il de la pêche illégale, pratique criminelle très répandue à travers le monde. Selon la FAO, la pêche illégale représente 20 à 30 % des prises mondiales, soit 10 à 20 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel. Aujourd’hui, 61,3 % des stocks halieutiques mondiaux sont exploités à leur seuil maximum de renouvellement et 28,8 % des stocks sont surexploités.

13 La piraterie et le terrorisme maritime sont deux manifestations de la violence en mer.

14 Agissant pour le profit, la piraterie exerce des menaces sporadiques, mais constantes, opérées par des acteurs aux moyens limités. Imposant un risque permanent à la sûreté des voies de communication, elle trouble l’ordre public maritime et, de fait, dérègle l’économie mondiale. Les escortes de flottes militaires ou l’accroissement de la sûreté au sein des armements viennent en contrepoint à cette menace qui ne peut interrompre définitivement le transport maritime international. Ainsi, Hervé Coutau-Bégarie [8] affirme que « la guerre de course n’était considérée que comme une martingale, incapable de causer des dommages majeurs au commerce de l’ennemi et de produire des effets stratégiques ».

15 Menace crédible dans le contexte de la menace djihadiste, le terrorisme maritime est une forme d’expression violente de revendications politiques ou religieuses, choisie par des groupes non étatiques, visant les gens de mer, les bâtiments de l’État ou des navires de commerce ou de plaisance ainsi que les infrastructures portuaires et maritimes sans négliger pour autant les intérêts immatériels de l’écosystème maritime.

16 La cyber-piraterie constitue la menace prégnante aujourd’hui. La démocratisation de la cyber-malveillance introduit une stratégie du faible au fort renversée : des pirates, investissant quelques centaines d’euros, sont en mesure de causer des préjudices s’élevant à plusieurs dizaines de millions d’euros et de provoquer une désorganisation des flux commerciaux internationaux.

La mer, multiplicateur de puissance

17 Les structures criminelles conçoivent aussi l’océan comme un vecteur par lequel transitent leurs acquis criminels. Par ses facilités, l’océan démultiplie l’intensité du crime, lui offrant des perspectives infinies de développement et d’expansion territoriale. Créant par lui-même des flux maritimes propres ou s’immisçant dans le flot commercial globalisé, il se présente alors comme un opérateur anonyme.

18 La massification et l’internationalisation des flux, les bas coûts du transport de grande quantité, la sécurité ainsi que la fragmentation organisationnelle entre le port origine et le port destination facilitent l’acheminement de biens illicites vers la zone de « commercialisation » distante de la zone de production comme de prédation. Dans ces porte-conteneurs, le fret illicite se « légalise » dans les flux licites de biens. Véhicules volés, armes, stupéfiants, produits de consommation contrefaits ou objet d’embargo, déchets, biens culturels… Tel est le fret criminel qui transite dans les ports et les navires avant d’intégrer l’économie réelle.

19 En facilitant le franchissement des frontières, aidées par les nouvelles technologies, des organisations criminelles proposent leur service à des candidats, toujours plus nombreux, avides d’un eldorado. Ainsi, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime en septembre 2012, les revenus générés par le trafic illicite de migrants sont estimés à 6,75 milliards de dollars – uniquement le long des deux routes principales utilisées pour ce trafic – respectivement de l’Afrique de l’Est, du Nord et de l’Ouest vers l’Europe, et de l’Amérique du Sud vers l’Amérique du Nord. Cette évaluation mérite en 2017 d’être revue à la hausse au regard de l’actuelle pression migratoire très forte observée sur les rives de la mer Méditerranée.

La sécurité du territoire national commence au large

20 Le continuum criminel terre-mer est une vérité comme celui des flux marchands qui le sous-tend. L’agilité criminelle permet de jouer simultanément sur deux théâtres éloignés, mais reliés par l’océan. La mer n’a en vérité pas fondamentalement changé la nature du crime, mais elle a considérablement démultiplié son intensité comme son impact géographique sur des espaces jusque-là préservés.

La fertilisation croisée de l’intelligence

21 Conscient que la menace maritime n’a de sens que mise en perspective avec une géoéconomie terrestre, la fertilisation croisée de l’intelligence apparaît comme la parade à opposer aux fauteurs de trouble à l’ordre public maritime comme terrestre, national comme international. Ainsi, le renseignement d’intérêt maritime mérite d’être enrichi avec le renseignement criminel [9]. Ainsi, l’action de l’État en mer opérée en Guyane constitue un laboratoire innovant. L’opération Halicorne consacrée à la lutte contre la pêche illégale agrège les capacités d’intervention spécialisée de la Marine nationale à celles d’investigation de la gendarmerie maritime (GMar). Les techniques de recueil du renseignement maîtrisées par les OPJ de la section de recherches de la GMar, à terre, guident, à la mer, l’action de vive force sur des cibles à haute valeur ajoutée.

De l’administratif au judiciaire : la complétude de capacités opérationnelles

22 Ces menaces appellent une réponse forte et globale. La sécurité nationale exige une neutralisation durable et dissuasive de ces réseaux. En complément d’une action militaire de nature administrative, le chef d’état-major de la Marine dispose de capacités judiciaires offertes par « sa » gendarmerie spécialisée.

23 Sous l’autorité du procureur de la République, la police judiciaire consiste à « constater les infractions à la loi pénale, à rassembler les preuves et à rechercher les auteurs » [10]. La finalité principale de ce processus, se concluant par un procès public, est le maintien de l’ordre public de la société, en réparant, avec justice, le préjudice causé à une victime par l’auteur de l’infraction. Les sanctions infligées, peines privatives de liberté comme confiscation de biens, contribuent à produire des effets durables et dissuasifs sur la structure criminelle. La définition préalable d’une stratégie judiciaire autorise le recours à des techniques spéciales d’enquête et valorise, en retour, les capacités militaires d’intervention et de renseignement mobilisées dans ce cadre.

Le crime organisé, défi de la communauté internationale

24 Conçue durant la guerre froide, la CNUDM visait à prévenir, avec succès il est vrai, tout conflit armé en mer. Sans pour autant l’exclure, les menaces maritimes prédominantes proviennent d’acteurs non étatiques. Qu’il s’agisse de multinationales par leur activité commerciale ou de structures criminelles organisées transnationales par des trafics illicites, des actes de terrorisme maritime ou cyber-malveillant. Alliée de circonstance, la mer a démultiplié les capacités du crime, affranchissant distance et frontière, séduisant par les effets de la massification du transport maritime. À tel point que la menace projetée par la mer sur la sécurité nationale pourrait, demain, être considérée comme majeure.

25 De fait, le crime organisé en mer invite instamment à une convergence entre les stratégies de défense et de sécurité intérieure. L’action de l’État en mer mérite encore d’être enrichie pour la France. Dans cette perspective, la police judiciaire maritime et portuaire apparaît, plus que jamais, comme un outil de souveraineté sur les eaux territoriales et un levier de performance et d’anticipation en sécurité intérieure.

26 Enfin, irriguant les flux logistiques, financiers ou informationnels, le crime déstabilise l’économie du commerce international et pervertit les équilibres géo-économiques et géopolitiques. Défi jeté à la communauté internationale, il est urgent que la CNUDM intègre ces nouvelles menaces maritimes.

Notes

  • [1]
    Le prix du transport d’un conteneur de Shanghai au Havre est équivalent au trajet Le Havre-port de Gennevilliers (92).
  • [2]
    Relevant de la souveraineté pleine et entière des États, les eaux territoriales s’étendent de la ligne de base jusqu’aux 12 milles nautiques. La haute mer est régie par le droit de l’État du pavillon.
  • [3]
    Signée, en Jamaïque, le 10 décembre 1982, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) entre en vigueur le 16 novembre 1994 suite à la ratification par 60 États.
  • [4]
    La marétique, contraction de numérique et maritime, désigne l’ensemble des systèmes d’informations et de traitement de données relatifs aux activités maritimes et portuaires.
  • [5]
    L’écosystème technologique maritime repose sur la multiplication des SCADA, système de télégestion à grande échelle qui permet de traiter en temps réel un grand nombre de télémesure et de contrôler à distance des installations techniques.
  • [6]
    La sécurité maritime ou safety désigne la prise en compte des risques d’origine naturelle ou provoquée par la navigation maritime. Elle se distingue de la sûreté ou security qui est « la combinaison des mesures préventives visant à protéger le transport maritime et les installations portuaires contre les menaces d’action illicite intentionnelle ».
  • [7]
    L’Amoco Cadiz, supertanker battant pavillon du Liberia, talonne le 16 mars 1978, un récif sur les côtes bretonnes, en face de Portsall (29) avec 200 000 tonnes de pétrole brut.
  • [8]
    In Bréviaire stratégique, 2012.
  • [9]
    Consultation de fichiers de police, techniques spéciales d’enquête avec des précautions juridiques.
  • [10]
    Article 14 du Code de procédure pénale.
Français

Les espaces maritimes jouent un rôle majeur dans la mondialisation des échanges, en facilitant les transits et en abaissant les coûts. Cependant, cela signifie un accroissement des menaces avec notamment le crime organisé. La sécurité de nos territoires commence donc en mer et nécessite une réponse globale.

English

A Panorama of New Maritime Threats

Sea space plays a major role in the globalisation of trade by easing transit and reducing costs. Hand-in-hand with that comes an increase in the number of threats, notably among which is organised crime. Security of our territories therefore begins at sea and demands a wide-reaching solution.

Florian Manet
Colonel (Gendarmerie), commandant la section de recherches de la gendarmerie maritime
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.804.0083
Pour citer cet article
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