CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 État souvent réduit à ses très controversés programmes nucléaires, balistiques et spatiaux, la République populaire et démocratique de Corée (RPDC ; Corée du Nord), peine à attirer l’attention sur un élément pourtant central dans la stabilité de la péninsule : son économie. Dans l’optique de Pyongyang et de son élite politique, renforcement des capacités militaires (dont le programme nucléaire) et développement économique sont deux objectifs distincts, poursuivis « en parallèle » par la Corée du Nord, comme le veut la politique dite de « pyongjin » (« lignes parallèles »). L’élaboration de cette fiction politique a pour difficile objectif de dresser des parois étanches entre, d’une part le développement de « garanties de sécurité » nucléaires perçues comme menaçantes par une large partie de la communauté internationale, et d’autre part la recherche de nouveaux partenariats économiques et la promotion de l’ouverture de la RPDC. Pyongyang a en effet commencé une timide, mais réelle politique d’attraction d’investissements étrangers il y a plus de vingt-cinq ans, remise sur le devant de la scène depuis l’arrivée de Kim Jong-un au pouvoir en 2012. Les pays occidentaux, eux, associent presque systématiquement développement économique et militaire, comme en témoigne le recours à une politique de sanctions économiques uni- et multilatérales visant à fortement limiter l’accès de Pyongyang aux devises étrangères pouvant alimenter son programme nucléaire. L’objectif principal de ces sanctions est de contraindre, via des pressions économiques, la RPDC à remiser son programme nucléaire. Un rappel de certains faits historiques ainsi qu’une analyse de la situation actuelle confirment la nature très interdépendante des programmes de développement économiques et militaires ; l’objectif du système politico-économique nord-coréen étant précisément de garantir la pérennité et la sécurité du système, et son indépendance vis-à-vis de l’étranger. Cela étant, au vu des pratiques historiques et actuelles de la Corée du Nord, la politique de sanctions économiques pourrait se révéler contre-productive et paradoxalement pousser Pyongyang à la prolifération nucléaire ainsi qu’à l’exportation de matériel sensible : ce qui a longtemps constitué une garantie sécuritaire pourrait en effet bientôt devenir un moyen d’obtenir des devises étrangères, raréfiées par les sanctions onusiennes et unilatérales.

Rôles et fonction des programmes d’armement en Corée du Nord

2 Directement issue du creuset historique que fut la guérilla de libération anticoloniale ayant porté le fondateur de l’État nord-coréen Kim Il-sung vers les sphères du pouvoir, l’Armée populaire de Corée (APC) occupe très vite un rôle de pilier au sein du système politique nord-coréen. Formée, dès 1945, par des experts militaires soviétiques, l’APC est très vite « coréanisée » et considérée comme un levier permettant de garantir une meilleure indépendance politique au sortir de la période coloniale : le nombre de conseillers militaires soviétiques en RPDC passe ainsi de plus de 200 à environ 50 entre 1946 et 1947 (cf. B. Cumings). En résulte un manque de préparation qui transparaît clairement dans les sévères et rapides défaites subies par la Corée du Nord lors de la guerre de Corée, nécessitant l’intervention de volontaires chinois à qui est remis le contrôle opérationnel de l’ensemble des troupes, les Nord-Coréens ayant été relégués au rang d’observateurs (cf. Z. Shen). La Corée du Nord ayant été « détruite en tant que société industrielle » (cf. C. Armstrong) par les bombardements américains, elle s’est vite montrée incapable de fournir le moindre matériel militaire et a été forcée de remettre son destin dans les mains de Pékin, qui fournissait les hommes (dont le fils de Mao Zedong, tué au front) et de Moscou, qui fournissait le matériel et les conseils.

3 Problème encore relatif lors de « l’âge d’or » économique nord-coréen, alors que la reconstruction du pays progresse à la « vitesse de Pyongyang » (pyongyang sokdo) et que l’économiste Joan Robinson parle de « miracle nord-coréen », la faiblesse de l’industrie d’armement encore balbutiante de la RPDC devient beaucoup plus préoccupante quand le militaire Park Chung-hee prend le pouvoir en Corée du Sud lors du coup d’État de 1961. Jusqu’alors, la Corée du Sud, « trou noir » de l’aide américaine, accuse un retard économique marqué sur son voisin du Nord (qu’elle rattrapera au milieu des années 1970). Mais l’arrivée au pouvoir d’un militaire « à poigne » ayant fait ses armes lors du conflit intercoréen change la donne, d’autant plus que le dirigisme étatique de la Corée du Sud se révèle rapidement être un bon choix de développement économique.

4 Ce choc, dans l’environnement externe de la RPDC, pousse Pyongyang à rediriger une partie très importante de ses ressources dans la création d’une industrie d’armement massive et dans le développement de ses forces armées, quitte à mettre un brusque coup de frein à ses activités économiques extramilitaires – les objectifs du plan septennal de 1961-1967 ont nécessité un délai supplémentaire de trois années pour être atteints (cf. K. Il-sung). En 1970, de l’aveu des Nord-Coréens eux-mêmes, la RPDC était devenue le pays le plus militarisé du monde en termes de dépenses militaires par habitant (cf. A. A. Agov). C’est à la suite de ce développement militaire ruineux et accéléré que Pyongyang s’est lancé dans l’exportation d’armements peu onéreux, mais relativement fiables (souvent des déclinaisons nord-coréennes de matériel militaire soviétique), avec son croissant réseau d’alliés « révolutionnaires » à travers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine (cf. C. Armstrong).

Programme nucléaire nord-coréen et risque de prolifération

5 La situation militaro-économique de la RPDC au début des années 1960 offre de nombreux parallèles avec la situation actuelle, dans le contexte des très controversés programmes balistiques et nucléaires nord-coréens. Si le coup d’État de Park Chung-hee en 1961 et le redressement économique de la Corée du Sud dans les années 1960-1970 ont constitué des « chocs externes » mettant en lumière les faiblesses du système nord-coréen (armée faible, alliés chinois et soviétiques instables et peu fiables), la réponse nord-coréenne, une forme de balancing militaire interne (cf. R. A. Pape), s’est révélée plus tard être un moyen de faire rentrer des devises pour un pays chroniquement déficitaire et coupé de l’accès au crédit international depuis 1973 : l’exportation de matériels d’armement a constitué, pour la RPDC, un moyen « d’amortir » les immenses détournements nécessaires de l’économie industrielle classique vers les programmes d’armement. Toutes proportions gardées, la genèse du programme atomique nord-coréen s’inscrit dans un contexte semblable : si les scientifiques nord-coréens ont été initiés à la maîtrise de l’atome dès les années 1960 (un petit réacteur nucléaire soviétique ayant été transféré à la RPDC en 1964), les premiers doutes de la communauté internationale et de l’Agence internationale de l’énergie atomique concernant l’utilisation de ces compétences scientifiques à des fins militaires datent de la fin des années 1980. Cette chronologie n’est bien évidemment pas un hasard, l’environnement international de la Corée du Nord s’étant particulièrement dégradé tout au long des années 1980 (apogée politique des réformateurs chinois et soviétiques peu enclins à fournir à Pyongyang l’aide économique et militaire dont il a besoin, percée diplomatique sud-coréenne dans le bloc de l’Est), et l’écroulement des pays socialistes en 1989-1991 a pour effet un brusque ostracisme de la RPDC au sein de la communauté internationale. Ce nouveau changement dans l’environnement externe de Pyongyang appelle à un nouvel acte de balancing interne, nucléaire et balistique cette fois-ci : outre leur potentiel de dissuasion militaire, les programmes militaires nord-coréens sont autant de leviers de négociation vis-à-vis de la communauté internationale (et de Washington en particulier) en vue d’obtenir plus d’assistance économique, technologique (comme lors de l’Agreed Framework de 1994) ou pour débloquer certains dossiers diplomatiques (traité de paix de la guerre de Corée, question des soldats américains stationnés en Corée du Sud, etc.).

6 Si la situation économique nord-coréenne s’est améliorée depuis la période de famine de la fin des années 1990, il demeure certain que le détournement présumé massif de ressources vers les programmes nucléaires et balistiques a eu un effet réel sur le développement économique de la Corée du Nord. Kim Jong-un ayant remis sur le devant de la scène la volonté de son grand-père de transformer la RPDC en une puissance exportatrice (condition sine qua non d’un développement « autocentré »), le fait que Pyongyang cherche à « amortir » le coût de ses programmes grâce à l’exportation de matériels fissibles et de technologie balistique semble d’autant plus probable. Si la commercialisation de système de missiles et de technologie militaire nord-coréenne est en partie connue et documentée depuis plusieurs années (cf. M. Elleman), la nouvelle, préoccupante, de mise sur le marché informel de lithium-6 par un vendeur qui s’est révélé être l’attaché politique de l’ambassade nord-coréenne à Pékin (cf. D. Sanger, W. Broad) mérite d’être soulignée. Cet « aboutissement » presque nécessaire des programmes militaires nord-coréens, s’il semble encore dans ses premiers balbutiements, doit être pris en compte dans l’évaluation des stratégies occidentales visant à contraindre la RPDC à abandonner ses errements nucléaires et balistiques : si Pyongyang cherche à limiter ses pertes économiques en exportant des matériels militaires sensibles, les sanctions économiques, armes préférées du Conseil de sécurité de l’ONU pour punir la Corée du Nord, constituent-elles la meilleure approche possible ?

L’aspect contre-productif des sanctions économiques

7 Outre quelques épisodes de négociations potentiellement prometteurs (sous les Administrations Clinton et Bush), mais déçus à la fois par l’attitude très méfiante des Nord-Coréens à l’égard de Washington et des réticences du Congrès américain, les outils privilégiés par la communauté internationale pour mettre un terme aux programmes nucléaires, balistiques et spatiaux nord-coréens, restent les sanctions économiques. Longtemps réticente à sanctionner le pays qui demeure à l’heure actuelle son seul allié militaire formel, la Chine a récemment rompu avec une longue tradition diplomatique de non-ingérence officielle et transcrit en droit local le contenu des résolutions onusiennes visant à sanctionner la Corée du Nord. Soumise à un embargo américain depuis les premières heures de la guerre de Corée, la RPDC est aujourd’hui l’économie la plus sanctionnée du monde, chaque essai nucléaire ou balistique d’importance étant systématiquement suivi de mesures uni- et multilatérales visant à étreindre encore plus l’économie nord-coréenne. Indubitablement, ces efforts concertés se révèlent être des échecs : non seulement Pyongyang continue de progresser sur la voie du nucléaire militaire, mais affiche de plus une santé économique modeste, mais insolente. Le constat du spécialiste John Delury de l’Université Yonsei de Séoul est sans appel : les sanctions sont « inutiles, dangereuses et contre-productives » (cf. J. Delury). Inutiles, car sans efficacité réelle, si ce n’est peut-être pour freiner le développement des programmes nord-coréens. Contre-productives, car elles « justifient » la mentalité de siège de Pyongyang et, paradoxalement, son réflexe de recourir à des garanties de sécurité et de souveraineté, y compris nucléaires. Les sanctions seraient de surcroît aussi dangereuses, car elles inciteraient Pyongyang à persévérer dans la voie de la prolifération, voire même d’en tirer profit.

8 Au vu du mécanisme historique décrit plus haut, on pourrait ajouter que les sanctions sont dangereuses à plus d’un titre. Le cercle vicieux « provocation-sanction » constitue certes un risque en soi, comme en témoigne l’actuelle escalade des tensions en Asie du Nord-Est. Cependant, le fait que les sanctions économiques interdisent de facto la poursuite par Pyongyang de ses objectifs de coopération économique avec le monde extérieur favorise paradoxalement le risque de prolifération. La RPDC pourrait en effet se montrer tentée de reproduire le scénario des années 1960-1970, et essayer d’exporter du matériel militaire et/ou nucléaire à ses différents alliés, partenaires internationaux (Palestine, Iran, Pakistan, Syrie…) voire au plus offrant. S’il est évident que la communauté internationale ne peut rester passive devant l’indifférence nord-coréenne vis-à-vis du droit international, il faudrait être attentif au fait de ne pas utiliser d’outils diplomatiques dont l’emploi diminue sensiblement les possibilités d’atteinte des objectifs finaux. Empêcher la RPDC d’accéder à l’atome, mais lui laisser des perspectives de développement et de coopération avec le reste du monde pourrait être le moyen de lui montrer que si son programme nucléaire ne sera jamais accepté, les réformes, elles, sont les bienvenues.

Français

La Corée du Nord est soumise à une politique de sanctions économiques strictes mais qui, au final, n’empêche pas le régime de progresser dans ses programmes militaires, en particulier nucléaires et balistiques. En renforçant la mentalité de citadelle assiégée, ces sanctions se révèlent peu efficaces

English

Economy and the Militarisation of North Korea: is the Sanctions Policy Counter-Productive?

North Korea is subject to a policy of strict economic sanctions which, it seems, are not stopping the regime from pushing ahead with its military programmes, and in particular the nuclear and ballistic missile programmes. Since such sanctions appear to be strengthening the mentality of a country under siege, they are having little of the desired effect.

Éléments de bibliographie

  • Bruce Cumings : Korea’s Place in the Sun : a Modern History, W.W Norton, New York, 1997, p. 226.
  • Zhihua Shen : « Alliance of “Tooth and Lips” or Marriage of Convenience? The Origins and Development of the Sino-North Korean Alliance, 1946-1958 », US-Korean Working Paper Series, 2008 (http://uskoreainstitute.org/).
  • Charles Armstrong : Tyranny of the Weak, Cornell University Press, Ithaca, 2013, p. 53.
  • Kim Il-sung : Rapport d’activité du Comité central présenté lors du 5e Congrès du Parti du travail de Corée [novembre 1970], Œuvres, vol. 25, Éditions en langues étrangères, Pyongyang, 1986.
  • Avram Asenov Agov : North Korea in the Socialist World: Integration and Divergence, 1945-1970, The Crossroads of Economics and Politics (Ph.D Thesis, unpublished yet), 2010, p. 370 (https://circle.ubc.ca/).
  • Charles Armstrong : « Juche and North Korea’s Global Aspirations », North Korea International Documentation Project Working Paper Series, n° 1, Woodrow Wilson International Center for Scholars, 2009, (www.wilsoncenter.org/).
  • En ligne Robert A. Pape : « Soft Balancing Against the United States », International Security, vol. 30, n° 1, 2005, p. 7-45.
  • Michael Elleman : « North Korea-Iran Missile Cooperation », 38th North, 2016 (www.38north.org/).
  • David Sanger, William Broad : « North Korea’s Nuclear Strength, Encapsulated in an Online Ad for Lithium », The New York Times, 3 avril 2017 (www.nytimes.com/).
  • John Delury : « North Korea sanctions: Futile, counterproductive and dangerous », CNN, 2 décembre 2016 (http://edition.cnn.com/).
Théo Clément
Junior Research Fellow, Institut d’Asie Orientale, ENS de Lyon, Université de Vienne.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.804.0065
Pour citer cet article
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