CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En novembre 2017, la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA) organise un « Hackathon » [2] afin de bénéficier des compétences des développeurs civils en matière de radiologicielle. En effet, cette agence est arrivée à la conclusion que, dans ce domaine, les recherches conduites selon un mode classique ne peuvent rivaliser avec le foisonnement d’idées au sein des communautés ayant désormais un large accès à des matériels « grand public » et des logiciels libres performants. Au-delà de l’anecdote, quels enseignements pouvons-nous tirer de cet événement ? Il démontre qu’un organisme tel que la DARPA, pleinement dédié à l’innovation et disposant de moyens considérables, peut se faire surprendre par une communauté technologique émergente.

2 De telles communautés correspondent à des groupes plus ou moins formalisés de personnes ayant des ambitions, des passions ou des intérêts convergents autour d’une thématique à caractère technologique. Elles peuvent prendre des formes diverses, allant de la start-up au groupe de hackers. Leur capacité à déborder les structures traditionnelles s’explique facilement : le numérique et l’Internet mettent à la disposition de chacun, à prix quasiment nul, une immense quantité d’informations et de savoirs, facilitant l’accès aux technologies comme les échanges. Il en résulte une capacité considérable de mutualisation des forces individuelles et une multiplicité de combinaisons des technologies existantes engendrant à leur tour des innovations sur un rythme très rapide.

Défense et innovation rapide : un risque de disruption ?

3 La Défense française n’est pas à l’abri d’un tel phénomène. L’exemple le plus symptomatique est celui des mini-drones : alors qu’ils progressaient lentement en tant que systèmes militaires, l’évolution de ces objets s’est accélérée dès lors qu’ils ont été commercialisés pour le grand public. Par la suite, Daesh a détourné ces jouets de leur usage initial pour en faire de redoutables armes de circonstance.

4 Dans les opérations d’armement qui comprennent par nature une forte dominante technologique, les innovations de long terme sont bien prises en compte. Les performances des matériels les plus récents et leur adaptation aux missions conduites en opération le prouvent au quotidien. En revanche, ces évolutions sont traitées par des processus se déroulant sur plusieurs années. Or, ce rythme n’est pas compatible avec l’innovation développée dans des communautés technologiques, comme les start-up par exemple, où le temps se compte en mois. Dans les domaines couverts par ces écosystèmes civils actifs, l’évolution est donc beaucoup plus rapide en comparaison avec le rythme propre au ministère des Armées. Pour ces raisons, il existe bel et bien un risque de rupture.

Aucune entreprise ne peut avoir la prétention de maîtriser en interne toutes les innovations

5 Dès lors, il devient stratégique pour le ministère des Armées de savoir capter ces innovations à rythme rapide, sous peine d’être dépassé. Mais comment faire ? En s’inspirant des meilleures pratiques du secteur civil. En effet, si les armées sont relativement protégées grâce au contenu technologique de leurs équipements ou à leur marché restreint et réglementé, certains domaines sont caractérisés depuis plusieurs années par une concurrence exacerbée provenant de ces nouveaux acteurs innovants et agiles. En réaction, beaucoup d’industriels sont passés de l’ère de la « recherche et développement » traditionnelle à celle de « l’innovation ouverte ».

6 Cette dernière part d’un constat très simple : aujourd’hui, aucune entreprise ne peut avoir la prétention de découvrir en interne toutes les innovations. En conséquence, chacune court le risque de voir son modèle remis en cause par un nouvel acteur qui disposerait de la bonne idée au bon moment. Collaborer avec ce concurrent potentiel devient une nécessité absolue, pour le découvrir avant qu’il ne prenne son essor, s’en faire un allié ou le contrôler, voire l’absorber.

Une stratégie d’innovation ouverte tournée vers les communautés émergentes… et la prise de risque

7 Une stratégie d’innovation ouverte repose avant tout sur une veille active, en particulier envers les start-up, afin de détecter tout nouvel entrant dans un domaine d’intérêt défini. Cette veille s’effectue en premier lieu au moyen de sources ouvertes, de publications ou de banques de données. Elle peut être renforcée par une démarche de terrain au sein des différents incubateurs ou accélérateurs. Les acteurs les plus pertinents sont alors repérés et mis sous surveillance, par exemple en achetant ou en testant leurs produits. Les entreprises les plus avancées vont jusqu’à prendre des participations minimales au capital de ces start-up, sans objectif financier, dans le seul but de disposer d’informations fiables et pertinentes. Enfin, pour les « pépites », la participation peut être augmentée pour sécuriser une collaboration… avant d’envisager un rachat éventuel.

8 Au-delà de cette veille, les grandes entreprises doivent prendre en compte les spécificités des communautés émergentes. En effet, presque tout les oppose : les codes de comportement, les usages, les langages, le rapport aux risques, à l’argent ou au temps. Dans le cas des start-up, ne pas prendre en considération ces écarts culturels peut conduire à leur disparition, ruinant ainsi l’investissement réalisé. Si la suppression d’un potentiel concurrent peut constituer un objectif, elle se révèle également contre-productive, car elle dégrade l’image de la grande entreprise au sein de cette communauté. Elle se retrouve ainsi coupée d’une source foisonnante d’innovations et ne pourra plus en bénéficier ni s’en protéger.

9 Pour éviter cet écueil et développer une image attractive à l’égard des communautés technologiques émergentes, les grandes entreprises doivent s’acculturer et modifier leur comportement. La participation à différents salons ou événements, les voyages d’études, l’organisation « d’appels à idées » sont de bons outils pour commencer une indispensable évolution de culture interne. Il faut consacrer du temps à ces innovations externes, accepter des prises de risque et par conséquent consentir un taux d’échecs. Ce changement est radical pour des organisations conçues pour maîtriser les processus. Mais c’est le prix à payer : il ne peut y avoir d’innovation sans risque.

Une décision au plus haut niveau comme gage de réussite

10 Ces évolutions d’envergure doivent avant tout être décrétées. Pour être efficace, la mutation vers l’innovation ouverte émane impérativement d’une volonté provenant du plus haut niveau de l’organisme. En effet, la structure en place ne peut muer spontanément en raison de l’aversion naturelle au risque, des dissensions internes liées à ces orientations non conformistes ou des certitudes psychologiques constituant autant de freins au changement.

11 Fortes de ces constats, les grandes entreprises qui ont fait le choix de l’innovation ouverte ont mis en place une organisation ambidextre en créant, aux côtés de la structure traditionnelle, une cellule chargée de piloter l’innovation externe et de participer à la conduite du changement interne. Cette entité agile n’est généralement constituée que de quelques collaborateurs qui s’appuient sur un réseau interne d’ambassadeurs de l’innovation. Ces relais sont chargés de diffuser les idées récoltées à l’extérieur, ou inversement de récolter les besoins du terrain, pour orienter la recherche de solutions.

12 Pour les entreprises les plus avancées, ce dispositif est complété par un laboratoire, appelé Lab, Fablab ou Digital Lab. Il assure les interactions avec les communautés technologiques externes. Ce lieu de co-développement de produits, de création de maquettes ou de démonstrateurs stimule les branches opérationnelles de l’entreprise. Il peut être également utilisé comme outil de communication externe ou interne, ou d’acculturation des collaborateurs. Parfois, les produits issus de ces Labs débouchent sur une offre commerciale.

Vers des achats innovants, une orientation indispensable

13 Une attention toute particulière doit être portée aux pratiques d’achat. Dans les grandes structures, elles constituent un obstacle aux démarches d’innovation ouverte : modalités et délais de contractualisation inappropriés, exigences dissuasives ou incompatibles avec les start-up. Une réflexion à propos de la stratégie d’achat constitue un passage obligé. L’obstacle s’avère avant tout culturel, car, d’après les spécialistes consultés, il peut souvent être surmonté sans modification majeure du processus d’achat.

Quelle leçon peut-on en tirer pour le ministère des Armées ?

14 Une large majorité de groupes industriels de notre pays, comme nombre de leurs concurrents étrangers, ont fait le choix de l’innovation ouverte pour bénéficier de l’ensemble du spectre de l’innovation. En s’ouvrant ainsi à l’extérieur, ils diminuent le risque de l’apparition de ruptures stratégiques dont l’issue peut être fatale.

15 Le dispositif généralement mis en place peut se résumer ainsi : une veille renforcée pour détecter les communautés technologiques d’intérêt, une surveillance ciblée, puis la mise en place d’une cellule d’animation afin de privilégier la collaboration avec ces acteurs agiles externes.

16 Ce dispositif est-il transposable au sein du ministère des Armées qui dispose d’une forte culture et de règles différentes, notamment celles du Code des marchés publics ? Ces particularités, bien réelles, ne semblent pas remettre fondamentalement en cause les principes énumérés précédemment. Le développement d’un socle de l’innovation ouverte peut suffire ou constituer une première étape. Il est l’objet des trois recommandations qui suivent.

Une directive pour l’innovation ouverte de défense

17 Tout doit découler d’une volonté au plus haut niveau. Sans elle, rien ne sera possible, tant les obstacles sont nombreux, le principal étant sans doute l’aversion au risque dans les processus. S’engager dans une démarche de prise en compte de l’innovation ouverte, c’est accepter un jeu d’équilibriste entre les équipes traditionnelles et les innovateurs, souvent perçus comme des déviants. Toutefois, diverses initiatives récentes comme le défi micro-drone Indoor, en complément de succès portés par la mission pour l’innovation participative (MIP), démontrent que l’institution Défense est prête au changement. L’impulsion hiérarchique pourrait se matérialiser par une directive d’innovation ouverte de la ministre des Armées, indiquant les principaux objectifs de la stratégie d’innovation et les axes de travail pour y parvenir.

Un dispositif d’innovation ouverte

18 Pour mettre en œuvre cette directive, il est indispensable de déployer un dispositif d’innovation, animé par un pilote ayant un correspondant dans les entités majeures du ministère, en particulier les forces armées et la DGA. Après une période de montée en puissance, une cellule d’innovation ouverte, regroupant quelques personnes, pourrait être mise en place. Elle serait chargée d’animer et stimuler la prise en compte de l’innovation, en adoptant, voire adaptant, les bonnes pratiques instituées au sein du ministère des Armées en œuvre dans les grandes entreprises. Cette cellule s’appuierait sur des processus tels que ceux de l’innovation participative, de l’analyse du besoin et de la conduite des opérations d’armement.

19 L’enjeu est à la fois de dynamiser l’adoption de l’innovation rapide, par exemple avec des défis ou de la co-conception, sur un thème précis, mais aussi de réussir à « injecter » cette innovation dans les programmes de temps long. Cette cellule devra également s’employer à davantage communiquer sur le monde de la Défense auprès des communautés innovantes.

Une alliance pour l’innovation ouverte de défense

20 Enfin, le ministère des Armées doit saisir l’opportunité de mutualiser une partie de l’effort d’ouverture avec les grandes entreprises de défense françaises, qui ont amorcé la même mutation. Une « alliance pour l’innovation ouverte de défense » devrait être fondée dans le même esprit et en collaboration avec l’Alliance pour l’innovation ouverte (AIO), initiée dès 2014 par le ministère de l’Économie et des Finances pour favoriser les synergies entre entreprises civiles vis-à-vis de l’innovation ouverte. Elle aurait pour objectif principal de renforcer les liens entre acteurs du ministère, organismes de recherche, grandes entreprises de défense, ETI, PME, start-up, et plus généralement toute communauté innovante. Elle permettrait de partager des axes stratégiques de travail, la veille technologique associée voire la surveillance de certaines entités détectées.

L’innovation ouverte : un enjeu stratégique pour le ministère des Armées

21 Disposer des meilleures innovations, qu’elles soient technologiques ou d’usage, est l’un des facteurs clés pour conserver la supériorité opérationnelle. En complément des mécanismes d’innovation sur le long terme dont l’efficacité n’est plus à démontrer, le ministère des Armées se trouve face à un nouveau défi. Elle doit s’organiser pour saisir cette opportunité afin de disposer des innovations issues des nouvelles communautés technologiques civiles.

22 Pour surmonter les nombreux obstacles, en particulier culturels, auxquels il fera face, le ministère des Armées doit mettre en place une stratégie d’innovation ouverte s’inspirant de celle adoptée par les grandes entreprises civiles pour répondre au même défi. Cette stratégie se décompose en trois étapes : en premier lieu, faire édicter par la ministre des Armées une directive d’innovation ouverte de défense. Ensuite, mettre sur pied une cellule d’innovation ouverte, légère et agile, chargée de stimuler la prise en compte de celle-ci. Enfin, fonder une alliance pour l’innovation ouverte de défense afin de créer des synergies au sein de l’écosystème de défense.

23 En s’appuyant sur les dispositifs déjà en place, tels que l’innovation participative, l’analyse du besoin et la conduite des opérations d’armement, l’investissement financier et humain pour mettre en place un dispositif d’innovation ouverte sera modéré. En contrepartie, le recours à l’innovation ouverte permettra aux forces de bénéficier de nouvelles technologies et pratiques issues des communautés émergentes. Sur le plan opérationnel, il réduira le risque de surprise stratégique grâce à l’exploration du champ des possibles au-delà des habitudes et des conformismes.

Rédacteurs du Comité 2

Christophe Baudouin (EMAT) ; Hervé Dechene (AZ Initiatys) ; Arnaud Delloye (DGA) ; Xavier Genthial (Safran Aircraft Engines) ; Xavier Grison (DGA) ; Krystine Piguet (France Télévisions) ; Guilhem Reboul (DGA) ; David Samson (SGA) ; Nathalie Tian Sio Po (Thales Systèmes Aéroportés).
Conseillers : Frédéric Dorandeu et Pierre Saurel.

Notes

  • [1]
    Le Comité 2 a mené une étude sur la prise en compte de l’innovation ouverte au sein de la Défense. Après avoir rencontré une cinquantaine de personnalités en lien avec l’innovation, les auteurs ont constaté l’avance prise par le secteur civil dans l’intégration des nouveaux modes d’innovation et formulent des recommandations pour le ministère des Armées en s’inspirant des meilleures pratiques.
  • [2]
    Hackathon : désigne à la fois le principe, le moment et le lieu d’un événement où un groupe de développeurs volontaires se réunissent sur plusieurs jours. C’est un processus créatif fréquemment utilisé dans le domaine de l’innovation numérique.
Français

La démarche d’innovation doit s’imposer au sein du ministère des Armées en s’inspirant des nouveaux processus issus des communautés technologiques venant du monde de l’Internet. Une impulsion doit être ainsi donnée pour que l’innovation ouverte s’inscrive dans la culture de la Défense.

English

Adopting Open Innovation in Defence

A climate of innovation has to be established within the Ministry of Defence, drawing inspiration from new processes that come from the technological community of the Internet. There is also a need for impetus to make open innovation become part of defence culture.

Comité 2
53e session nationale de l'IHEDN
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.804.0023
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