CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis le printemps 2017, nos soldats d’active perçoivent progressivement le fusil d’assaut allemand HK 416 F. Pour la première fois dans l’histoire des armées françaises, l’arme de dotation de la troupe n’est plus produite localement. Qui sait qu’il en est déjà de même, et depuis fort longtemps, pour toutes nos munitions de petit calibre, le pays ayant déserté ce domaine pour toutes sortes de raisons. Se profile donc un enjeu de souveraineté nationale au premier stade de notre défense et de notre sécurité.

2 Conscient de ce dilemme et soucieux de le trancher, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, annonçait à Pont-de-Buis-lès-Quimerch (Finistère), le 17 mars 2017, la création d’une ligne de production de munitions de petit calibre entièrement françaises. S’appuyant sur l’expertise d’un groupe national en pointe en matière de munitions de chasse et de tir sportif, et sur deux autres leaders mondiaux, la nouvelle filière vise à redonner à la France son autonomie dans un domaine extrêmement sensible. Cependant, il ne s’agirait pas simplement de produire des munitions aux normes Otan afin de satisfaire nos besoins basiques, mais bien d’inscrire la France dans une démarche de recherche et développement (R&D) lui permettant de disposer, à terme, d’un panel de munitions de grande qualité et d’une précision accrue afin de reprendre l’ascendant moral et opérationnel sur des adversaires parfois bien mieux dotés que nos propres troupes.

Reconquérir une part de souveraineté

3 En visite sur le site de l’entreprise NobelSport le 8 avril 2016, le Ministre réagissait au rapport d’information sur la filière munitions remis le 16 décembre 2015 par les députés Nicolas Bays (PS) et Nicolas Dhuicq (LR) en déplorant l’abandon de cette capacité et en concluant à la nécessité d’un sursaut national : « La France n’a pas de capacité de produire de la poudre pour petit calibre pour elle-même… C’est une question de souveraineté nationale. Nous devons agir rapidement, 2017 au plus tard, pour manifester cette nouvelle dimension de l’activité de l’entreprise NobelSport. » [1] De son côté, le groupe Thales, dont la filiale Australian Munitions est en pointe dans ce domaine, cherchait depuis plusieurs années à faire renaître cette activité en France en s’associant au leader mondial de la machine munitionnaire, l’alsacien Manurhin. C’est donc tout naturellement que ces deux initiatives convergèrent pendant le salon Eurosatory 2016, puis fusionnèrent au fil des réunions de travail organisées sous l’égide du ministère de la Défense à l’automne de la même année. Les conditions techniques de la renaissance sont donc réunies.

4 L’objectif est de rendre à la France une part de souveraineté dans un domaine extrêmement sensible puisque le terrorisme nous frappe désormais à domicile. Il ne s’agit rien moins que de s’affranchir d’approvisionnements extérieurs aléatoires et de voies de communication susceptibles d’être coupées, en produisant nos munitions de guerre sur le territoire métropolitain et en maîtrisant pleinement le stockage comme la distribution aux forces de défense et de sécurité (police et gendarmerie), aux forces de présence ou à celles en opérations extérieures. Enfin, ces munitions de petit calibre intéresseront également tous les services de l’État dont le personnel est susceptible d’être armé (administration pénitentiaire, etc.) ainsi que les entreprises de sécurité privées agréées. Une source commune d’approvisionnement serait gage de sécurité et de prix compétitifs. Il s’agirait donc, tout à la fois, d’assurer quantité et qualité, la maîtrise de la fabrication en national, par du personnel français, permettant d’ajuster le rythme de fabrication aux besoins réels, d’accélérer les cadences de production en cas de crise majeure et de garantir une finition exceptionnelle des munitions tout comme leur fonctionnement avec toutes les armes de dotation au sein de nos différentes forces.

5 Ce projet vise en premier lieu à couvrir les besoins primordiaux des forces de défense au contact d’éléments hostiles, tant sur le territoire national (TN) qu’à l’étranger, et pour lesquelles la fiabilité et la performance des munitions de petit calibre constituent, il faut le dire, un gage d’efficacité opérationnelle, mais aussi de survie individuelle et collective. Ces nouvelles munitions leur permettraient d’opérer efficacement dans un environnement très contraint, généralement en zone urbaine, au milieu des populations, qu’elles soient hostiles ou non, avec des munitions hautement performantes, fiables et précises, la munition de guerre constituant, in fine, un élément de sécurité indispensable à la réalisation des différentes missions. De même, les militaires de l’opération Sentinelle, nos gendarmes et nos policiers ont un besoin crucial de munitions de qualité pour conduire leurs interventions (maintien de l’ordre, opérations anticriminalité ou antiterroristes…) parfois au milieu d’une foule assez dense et/ou en présence d’otages. Offrant des axes de convergence en termes de calibres et d’effets à obtenir, les nouvelles munitions de petit calibre françaises permettraient d’ouvrir la voie à une gestion des stocks en interministériel, ce qui représenterait une économie d’échelle non négligeable.

Fédérer expertises et savoir-faire

6 Provisoirement baptisé « Provinces de France » du fait de la répartition des sites concernés, le consortium industriel naissant présente nombre d’avantages dont celui de réunir des expertises avérées au profit d’un projet commun. En effet, s’il fallait recréer une filière munitionnaire ex nihilo, l’investissement initial dépasserait la centaine de millions d’euros car, outre les terrains et la construction de l’usine, il faudrait acquérir les savoir-faire avant d’espérer maîtriser un sujet pour le moins complexe. Élément essentiel pour la production des munitions de petit calibre, les poudres seraient produites à Pont-de-Buis-lès-Quimerch (Finistère) par NobelSport France (groupe Sofisport), leader européen de la production de poudre simple base, sur un site dédié à la production de poudre depuis 1688 et de munitions non létales pour le maintien de l’ordre (grenades lacrymogènes et incapacitantes), avec un savoir-faire mondialement reconnu et des moyens de production automatisés pour une sécurité accrue du personnel. Leader mondial de la production de cartouches et de composants pour cartouches de tir et de chasse, la société produit 610 millions de cartouches, 1,5 milliard de douilles et 2 400 tonnes de poudre. Située à Bourg-lès-Valence, la société Cheddite, autre filiale de NobelSport, produit pour sa part plus de 2,2 milliards d’amorces.

7 Leader mondial dans les domaines de la défense et de la sécurité, le groupe Thales participerait activement à ce projet à deux titres. D’abord, les étuis et les projectiles seraient produits par son établissement de La-Ferté-Saint-Aubin (Loiret). La future chaîne de production construite à cet effet utiliserait des concepts de l’Usine 4.0, déjà développés dans le groupe pour intégrer au maximum le numérique (analyse des données massives ou big data) et les nouvelles technologies de fabrication (capteurs et bancs connectés, Cobots[2]) afin d’améliorer la qualité et la reproductivité tout en réduisant les tâches pénibles ou répétitives des opérateurs. Le transfert des savoir-faire pointus de Thales Australie favoriserait également le développement de munitions plus véloces, plus précises, plus sûres et ne produisant ni lueur ni fumée au départ du coup. Ce site étant en pointe en matière de recherche et de développement des munitions balistiques à guidage terminal et aux effets optimisés pour engendrer le minimum de pertes civiles (roquette à induction guidée laser [RIGL], munition guidée de mortier [MGM] et bombe d’appui tactique de 120 mm de nouvelle génération [BAT 120 NG]), la miniaturisation de ces technologies, soumises à de fortes contraintes balistiques, répondrait à des besoins accrus en termes de précision.

8 Pour leur part, les machines munitionnaires seraient fabriquées, installées et maintenues par le groupe français Manurhin, leader mondial incontesté de la conception, de la R&D, de la fabrication et de l’installation de machines spéciales et de lignes de production complètes destinées à l’industrie munitionnaire (petits et moyens calibres, du 5,56 mm au 40 mm). Actuellement, l’entreprise vend ses machines munitionnaires dans une soixantaine de pays répartis sur les cinq continents, tant à des États souverains qu’à leurs émanations. Depuis sa création, en 1919, le groupe a fourni plus de 13 500 machines à des clients historiques et, plus récemment, à des pays émergents, ce qui en dit long sur sa renommée et sur sa réputation. Les machines réalisent notamment la fabrication de godets, de douilles, de balles, l’assemblage et le chargement de la cartouche, le contrôle, le traitement des surfaces, l’emballage et le conditionnement du produit fini. Pour des raisons de souveraineté, l’assemblage final s’effectuerait sur le site breton de NobelSport, sur un terrain et dans des installations appartenant à l’État. Cette modalité présenterait également l’avantage d’éviter un transport inutile de matières dangereuses (les poudres) depuis la Bretagne, car ne transiteraient alors qu’amorces et parties métalliques.

Préparer l’avenir

9 Se concentrant sur les trois principaux calibres en service de par le monde, l’offre « Provinces de France » s’adresserait à un panel très ouvert d’armes très différentes. Il s’agirait de fabriquer en priorité des munitions d’entraînement et de service (mais aussi de tir à blanc) de 5,56 x 45 mm Otan (STANAG 4172, Type « M193 », « SS109 ») pouvant être tirées par le nouveau fusil d’assaut des armées françaises ainsi que par toutes les autres armes de ce calibre déjà en dotation au sein des forces de défense et de sécurité. L’objectif serait ensuite, dans une deuxième étape, de produire des munitions d’entraînement et de service, et des munitions à blanc du calibre 7,62 x 51 mm Otan (STANAG 2310, Type « F1 », « M62 » et « M80 ») pour les fusils de précision et les mitrailleuses légères, mais aussi des munitions spéciales (traçantes/incendiaires/perforantes, de précision, subsoniques). Enfin, dans une troisième étape, le consortium développerait son offre en produisant des munitions d’entraînement et de service (ainsi que des munitions à blanc) du calibre 9 x 19 mm Otan (STANAG 4090) pour les pistolets automatiques et les pistolets-mitrailleurs des forces de sécurité qui en seraient dotées. Comme on peut le pressentir, le catalogue de munitions pourrait donc être très rapidement complet et attractif.

10 Cependant, l’alignement sur les normes Otan, pour pertinentes et exigeantes qu’elles puissent être, ne suffirait pas à garantir la meilleure efficacité dans l’action. Comme le rappelait le général Charles Beaudouin, alors directeur de la section technique de l’Armée de terre (STAT) : « Dans chaque cas, c’est un véritable système qui est envisagé, comprenant l’arme à proprement parler, ses munitions et donc les effets obtenus sur l’objectif, le système de visée, le soutien, la doctrine d’emploi et les systèmes d’instruction et d’entraînement. » [3] L’ambition du consortium naissant est de dépasser ces normes afin de pouvoir proposer des produits d’une qualité irréprochable et d’une fiabilité à toute épreuve, tout en respectant les prix du marché. Comme le souligne pour sa part le général Pierre Gillet, commandant l’École d’infanterie, il faut « tirer vite et juste – plus vite et mieux que l’adversaire – à terre comme à partir des véhicules, avec toutes les armes légères de dotation » [4]. La « supériorité technologique doit apporter une plus-value indéniable que le combattant de base, simplement équipé d’une AK 47, ne remettra pas en cause facilement ».

11 C’est à ce niveau qu’interviendrait également Thales. En effet, déjà très en pointe dans le domaine des munitions de petit calibre via sa filiale australienne, le groupe pourrait s’investir dans la miniaturisation de ses systèmes de guidage terminal laser afin de fournir aux tireurs d’élite longue distance (TELD) des munitions de 12,7 mm, répondant aux mêmes spécifications que l’EXtreme ACcuracy Tasked Ordnance (EXACTO) testée ces dernières années par la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA/Agence pour les projets de recherche avancée de défense) américaine. Au départ du coup, le tireur suit la cible avec son viseur/ illuminateur-laser intégré, la munition corrigeant automatiquement sa trajectoire pour atteindre son objectif, même si ce dernier se met en mouvement. Ce type de munition révolutionnaire permettrait de neutraliser un nombre plus important d’éléments hostiles par augmentation du nombre d’engagements possibles. Si cette munition était dotée d’une tête explosive et/ou perforante, les troupes au contact disposeraient d’une capacité anti-drones, anti-hélicoptères et anti-véhicules d’une redoutable efficacité. La capacité opérationnelle des unités composant le groupement tactique interarmées (GTIA) n’en serait que renforcée d’autant, pour un investissement somme toute modeste.

12 ***

13 Dans cette affaire, des industriels français de renom jouent leur réputation et, par-delà, leur crédibilité. En effet, l’enjeu est de taille puisqu’il ne s’agit rien moins que de créer une filière d’emblée confrontée à une rude concurrence internationale, donc contrainte de s’adapter aux cours et aux tendances du marché. Les munitions de petit calibre françaises devraient donc être très compétitives, extrêmement fiables aussi bien qu’innovantes pour ce qui concerne leurs performances intrinsèques.

14 Ce projet démontre la volonté du ministère des Armées et de trois sociétés françaises privées de participer à la naissance d’une filière d’excellence touchant à l’intimité même des membres des forces de défense et de sécurité, c’est-à-dire la munition approvisionnant leur arme de dotation individuelle. Il est crucial que chacun puisse faire une confiance aveugle à cet élément essentiel pour sa survie (et celle de ses camarades), et déterminant pour l’accomplissement des missions qui lui sont confiées.

15 Voulue et lancée officiellement par le ministre de la Défense du gouvernement précédent, la création d’une filière française de munitions de petit calibre est, bien entendu, soumise à confirmation par la nouvelle équipe dirigeante. Cependant, toutes les pièces du puzzle industriel et technologique sont désormais disposées pour permettre l’émergence d’un groupement pleinement national capable de répondre aux défis opérationnels de demain.

Notes

  • [1]
    « Pont-de-Buis-lès-Quimerch : Jean-Yves Le Drian veut relancer la production de poudre militaire », Le Télégramme, 8 avril 2016 (www.letelegramme.fr/).
  • [2]
    COoperative roBOTics/robotique coopérative.
  • [3]
    Éditorial du n° 38 du magazine Fantassins, p. 9 (printemps/été 2017).
  • [4]
    Avant-propos du n° 38 du magazine Fantassins, p. 7, op. cit.
Français

La relance de la fabrication de munitions de petit calibre est redevenue un enjeu de souveraineté nationale. Un projet de nouvelle filière est en cours de montage avec des partenaires industriels ayant l’ambition de répondre aux besoins opérationnels de nos armées et de nos forces de sécurité.

English

French Munitions for our Forces

Restarting the manufacture of small-calibre munitions has again become a question of national sovereignty. An outline for this new industry is currently being drawn up with industrial partners, with the aim of responding to the operational needs of our armed and security forces.

Bernard Amrhein
Général (2S), conseiller défense et sécurité de Thales/ VTS-France.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.803.0097
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