CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis son apparition dans les années 2000 – dans le contexte géopolitique et stratégique très particulier d’une superpuissance américaine s’interrogeant sur sa capacité à répondre à des crises émergentes – la notion de déni d’accès (connu sous son acronyme anglais d’A2/AD pour anti-access/area denial) n’a cessé de s’élargir. Conçu par les états-majors de l’armée de l’air et de la marine américaines pour définir leur vision de la stratégie militaire chinoise en mer de Chine du Sud, le concept a depuis trouvé à s’employer pour caractériser la manière dont d’autres acteurs étatiques peuvent déployer une stratégie globale visant à interdire l’accès à leur territoire voire à sa périphérie en cas de conflit. De façon évidente, le déni d’accès peut en quelque sorte servir à définir une des voies que la Russie explore, qui en outre semble en prise avec sa culture stratégique, quitte à faire peser sur l’Europe de nouveaux risques [1].

2 La dernière mouture de la stratégie de sécurité nationale signée par Vladimir Poutine le 31 décembre 2015 insiste sur la nécessité d’assurer l’indépendance et l’intégrité territoriale et nationale de la Fédération de Russie, en s’appuyant sur les moyens participant à sa dissuasion stratégique. Dans un contexte international que Moscou analyse comme de plus en plus menaçant, où les rapports Est-Ouest sont de plus en plus tendus et où la rhétorique officielle dénonce l’expansion rampante de l’Otan, la défense du territoire et des intérêts vitaux prend de nouvelles formes. Le déni d’accès offre en cela une perspective et un angle de vue particulièrement enrichissant puisqu’au-delà de l’aspect à première vue défensif, on y voit en action les doctrines et les matériels russes. L’étude de l’histoire, des évolutions et des pratiques en termes d’A2/AD n’en renforce que davantage l’impression d’une politique stratégique russe sui generis.

Une pratique défensive ancienne

3 Si l’A2/AD est un concept relativement récent, les réalités qu’il renferme sont, elles, anciennes. Une des difficultés tient au langage puisque la langue française embrasse dans un seul terme ce que les Anglo-Saxons divisent entre le déni d’accès au sens strict (anti-access), qui interdit à une force de se déployer jusqu’à un théâtre d’opérations, et l’interdiction de zone (area denial), qui se concentre sur les actions à entreprendre pour limiter la liberté de manœuvre de la force adverse lorsqu’elle est sur le point de se déployer sur ce même théâtre des opérations. Là où la première notion se conçoit à l’échelle stratégique et/ou opérationnelle, la seconde est à considérer sur un plan proprement tactique [2]. Dans tous les cas, et quelle que soit l’échelle, le déni d’accès coiffe toutes les stratégies qui empêchent un adversaire d’employer ses forces dans un espace ou sur un territoire défini. Il s’agit donc d’une stratégie défensive qui vise à repousser toute force ennemie, à courte, moyenne et longue distance, en employant tous les moyens possibles.

4 De tout temps, le déni d’accès s’est matérialisé de deux façons. De façon défensive, il convenait de protéger le territoire en édifiant des fortifications littorales et/ou frontalières. On pouvait aussi – pour des puissances disposant d’une façade maritime – disposer de marines de guerre ou de flottes sous-marines capables d’affronter et de défaire en haute mer des flottes d’invasion. Cela nécessite très tôt la mise en œuvre de moyens technologiques capables d’identifier la menace au loin, à l’instar des stations radar établies sur la côte anglaise pour repérer les escadres de bombardement allemandes au temps de la bataille d’Angleterre. Ailleurs, et faute de mieux, on s’acharne à préparer son littoral contre une invasion, en fortifiant les ports, en posant des mines terrestres comme des engins explosifs immergés et en préparant des plans de feu visant à repousser un assaut de vive force.

5 Pendant la guerre froide, la rivalité entre les deux blocs conduit à considérer l’Europe comme un seul et unique champ de bataille et donne lieu à deux mouvements parallèles. Le premier consiste à repousser au plus loin le lieu possible d’affrontement en forces conventionnelles. L’Union soviétique peut alors compter sur la profondeur stratégique que lui offrent ses alliés du pacte de Varsovie. Le second mouvement consiste à développer les armements qui garantissent une protection contre les incursions adverses (contre les raids d’aviation par exemple) et permettent de frapper au plus loin derrière les lignes ennemies. Le vecteur commun à ces actions défensives et offensives est le missile, dont la portée et l’effet de saturation sont l’objet de la course aux armements, surtout lorsqu’il peut emporter une charge nucléaire. Mais il s’accompagne de l’utilisation de moyens traditionnels ; ainsi, la flotte russe se tenait prête à bloquer la ligne Groënland/Islande/Grande-Bretagne et à limiter les renforts acheminés par voie maritime aux alliés européens en cas de guerre.

Un renouveau grâce à l’émergence des technologies nivelantes

6 La chute de l’Union soviétique puis la première guerre du Golfe rebattent les cartes. L’incapacité de l’Irak à prévenir le déploiement d’une coalition multinationale de plus de 730 000 hommes (dont plus de 500 000 Américains) à ses frontières suscite des réflexions au sein de l’Armée populaire de libération chinoise. En sort une stratégie qui, dans le cas d’un affrontement futur avec les États-Unis, vient à s’opposer à leur déploiement initial. Le déni d’accès devient donc une stratégie de défense qui se fonde sur trois éléments complémentaires : une profondeur stratégique suffisante où la défense peut s’échelonner, une géographie favorable permettant de basculer ses forces, le tout appuyé sur des capacités technologiques multidimensionnelles et à large spectre [3]. Ce renouveau conceptuel entre parfaitement en résonance avec la pensée stratégique russe, qui partage les mêmes préoccupations… et qui dispose en outre des savoir-faire technologiques idoines.

7 En effet, dès le milieu des années 1990, on observe un intérêt croissant porté aux outils et armements qui nivellent l’emploi de la force. Si les forces occidentales, et surtout américaines, disposent encore d’une avancée technologique majeure dans les domaines de la précision et du guidage au travers de leurs missiles balistiques ou de croisière, elles constatent une érosion de cette supériorité face à de nouveaux systèmes qui non seulement peuvent les contrer, mais potentiellement réduire leur efficacité. Ces fameuses technologies nivelantes, parfois venues du domaine civil, prolifèrent. Elles sont peu chères, efficaces et remettent en cause la suprématie occidentale. Et dans ce cadre, la Russie retrouve un peu de sa superbe. Le renouveau de l’arsenal russe, bénéficiant des avancées déjà réalisées par le système militaro-industriel soviétique dans les années 1970-1980, trouve à s’exporter, et d’abord vers l’Asie, en innovant en matière de partenariat commercial avec le développement de nouvelles versions plus économiques de ses matériels (à l’instar de ce qui se fait avec BrahMos, une joint-venture indo-russe). S’y ajoutent – dans le cadre de la modernisation de l’appareil militaire russe – des savoir-faire nouveaux comme le cyber et d’autres connaissant une nouvelle jeunesse comme la guerre électronique et le spatial, qui contribuent à élaborer un ensemble défensif robuste, complexe et, surtout, efficace.

Un moyen de neutraliser l’Otan en Europe

8 Stratégiquement, le choix pour la Russie du déni d’accès est d’abord un réflexe : il s’agit de mettre un arrêt à l’avancée de l’Otan à ses frontières. L’entrée dans l’Alliance atlantique des trois pays baltes en 2004 a été mal vécue et le déploiement de bataillons multinationaux aux frontières de la Russie est aujourd’hui considéré par Moscou comme un chiffon rouge – bien que les stratèges du Kremlin sachent n’en avoir rien à craindre. Dans cette nouvelle situation stratégique, la Russie tire parti de l’enclave de Kaliningrad. Imaginant une situation de crise qui conduirait la Russie à faire un usage possible de ses systèmes redondants et complexes antiaériens et antinavires, les seules options pour l’Alliance seraient de conduire une force par voie terrestre, qui n’aurait d’autre choix que de parcourir un mince et fragile cordon terrestre qui serpente entre les lacs de Mazurie – la trouée de Suwalki [4]. Dit autrement, la Russie pourrait, dans le cadre d’une escalade militaire, sérieusement limiter l’accès et donc la protection des États baltes, lesquels ne tarderaient pas à succomber [5].

9 Certes, nul n’a intérêt à faire monter les enchères et encore moins à imaginer un affrontement conventionnel dans cette région du monde. D’une part, la dissymétrie entre les forces de l’Otan et la Russie est criante : l’Otan rassemble près de 3,5 millions de soldats, et peut compter sur l’armada américaine. En revanche, si l’on compare non plus l’Otan dans son ensemble mais, à l’échelon local, les forces de chacun des pays baltes par rapport au district militaire Ouest qui leur fait face, le rapport de force s’inverse et la Russie apparaît comme un géant. Cependant, la Russie elle-même semble écarter cette option militaire : cela signifierait que ses forces armées soient en état de conduire une opération extrêmement délicate, avec un risque sérieux d’escalade. L’appartenance des États baltes à l’Alliance atlantique et la clause de défense collective de l’article 5 peuvent constituer un argument supplémentaire côté russe pour ne pas enclencher un mouvement qui conduirait l’Otan à intervenir plus directement. Au contraire, et c’est ce que la crise ukrainienne enseigne, la politique de défense russe semble poursuivre deux voies : tout d’abord, elle met en œuvre des stratégies hybrides – cf. la porosité dans l’emploi de méthodes à la fois conventionnelles et non-conventionnelles – qui visent à éviter ou contourner le risque d’une réaction directe de l’Otan. Et dans le même temps, elle renforce les moyens conventionnels qui lui permettent d’interdire à bon compte l’accès à des espaces qu’elle considère comme son « étranger proche », en se fondant sur les matériels et les doctrines hérités de l’époque soviétique.

Une bulle défensive ?

10 Pour cela, les Russes déploient un parapluie défensif dont les caractéristiques sont les suivantes : la défense est multi-couches, elle ne se compose pas simplement d’un rideau de défense antiaérien, mais s’échelonne depuis le sous-marin jusqu’à l’espace. Il s’agit d’un système de systèmes, qui connecte les différents outils pour assurer la meilleure protection. Souvent, ces capacités sont mobiles, ce qui leur permet une meilleure survivabilité. Enfin, les ingénieurs russes ont largement insisté sur l’accroissement des capacités d’identification et de suivi de toutes les cibles potentielles, affirmant que les nouvelles générations de S-400 Triumf sont capables de détruire tous les types d’engins adverses, jusqu’aux drones et aux avions furtifs. Par ailleurs, un effort conséquent a porté sur l’entrée en service de nouveaux missiles : à l’automne 2015, pour prouver leur capacité opérationnelle, plusieurs missiles de la famille Kalibr sont tirés depuis des navires en mer Caspienne sur des positions rebelles en Syrie – à plus de 1 600 kilomètres. Ailleurs, comme à Kaliningrad, le déploiement de missiles balistiques à courte et moyenne portée Iskander-M pose une série de questions, puisqu’ils peuvent en théorie atteindre cinq capitales européennes et que les têtes peuvent emporter des charges nucléaires.

11 Enfin, le déploiement en Syrie de certains de ces systèmes (comme les fameux S-300) autour des bases de Tartous et Lattaquié sert les objectifs politiques et économiques du Kremlin. L’apparition publique de ces systèmes de défense traduit autant le soutien à un régime et à un camp – en l’espèce celui d’Assad – que la volonté de faire la publicité pour les derniers produits de l’industrie d’armement russe – même si des experts ont pu s’interroger récemment sur la réalité de la capacité de ces matériels à s’opposer efficacement à des missiles de croisière américains, tels que ceux lancés en représailles contre le régime syrien après qu’il a bombardé sa population avec des armes chimiques en avril 2017 [6]. Dans les faits, l’essor des capacités A2/AD tend à prouver aux Européens et aux Américains que la menace comporte de nouvelles dimensions et que l’Otan n’est peut-être plus à même de fournir le parapluie défensif que certains pays ex-membres du pacte de Varsovie espéraient. La publicité autour des réussites de la modernisation militaire russe dans ce domaine spécifique envoie un message fort : la Russie est capable de se protéger, de garantir ses frontières et de protéger ses alliés. Il y a donc démonstration de force autant qu’intimidation. Des « bulles » de déni d’accès peuvent donc en théorie s’allumer et s’imposer là où Moscou estime que se trouvent des priorités essentielles. On peut donc légitimement considérer que le déni d’accès est à la fois une réponse à une angoisse – celle de l’invasion et de la déstabilisation – mais aussi une menace à la sécurité euro-atlantique. Cela est patent dans le cas de la Crimée : la transformation de la presqu’île en « bastion » [7] fait quasiment de la mer Noire un « lac russe » puisque la portée des missiles fait peser un risque sur l’entrée de groupes navals otaniens – sans compter que le rapport de force conventionnel entre marines régionales semble avoir évolué en faveur de Moscou. La mésaventure du destroyer USS Donald Cook, survolé plusieurs fois en avril 2014 par un avion russe sans qu’il puisse réagir du fait d’une neutralisation de ses systèmes d’armes, démontre en outre les dernières capacités russes en matière de guerre électronique.

12 Cela ne peut qu’inciter l’Otan et les Européens à prendre au sérieux le renouveau des capacités militaires russes, et à songer aux moyens de dialoguer avec Moscou sans opposer la question diplomatique aux mesures de réassurance purement militaire. La question du déni d’accès dépasse donc largement la question des moyens à consacrer à des systèmes capables de détruire les défenses ennemies : il est nécessaire de s’interroger sur les solutions diplomatiques et politiques suffisamment convaincantes pour dissuader la Russie de suivre cette route [8]. Parce qu’ils limitent les capacités de projection et d’intervention sur lesquelles les forces occidentales ont fondé leur puissance au cours de ces vingt dernières années, les moyens de déni d’accès invitent à une réflexion sur les ambitions technologiques, mais aussi sur les options politiques que les Européens – plus que les Américains – souhaitent développer. En effet, outre-Atlantique, les discussions en cours sur la troisième stratégie offset semblent pencher vers la suprématie technologique comme fondement de la puissance militaire [9]. Pour les Européens, l’option du tout-technologique semble hors de portée – ne serait-ce que pour une question de coût –, ce qui doit plutôt conduire à une réflexion sur la nature des relations à entretenir avec la Russie plutôt que sur une course aux armements qui épuiserait des ressources déjà maigres.

Notes

  • [1]
    Richard Fontaine, Julianne Smith : « Anti-Access/Area Denial Isn’t Just for Asia Anymore », Defense One, 2 avril 2015 (www.defenseone.com/).
  • [2]
    Pour plus de détails, on renvoie au Joint Operational Access Concept (JOAC) publié par le Département américain de la Défense en 2012 (archive.defense.gov/).
  • [3]
    Si-Fu Ou : « China’s A2AD and Its Geographic Perspective », Asia-Pacific Forum 60, 2014, p. 82-123 (www.rchss.sinica.edu.tw/).
  • [4]
    Paul McLeary : « Meet the New Fulda Gap », Foreign Policy, 29 septembre 2015 (http://foreignpolicy.com/).
  • [5]
    Voir les différents scénarios de « wargame » joués depuis 2014 par la RAND : David A. Schlapak, Michael W. Johnson, « Reinforcing Deterrence on NATO’s Eastern Flank. Wargaming. The Defense of the Baltics », Research Report, RAND Corp, 2016 (www.rand.org/).
  • [6]
     Roger McDermott : « Russian Air Defense and the US Strike on Al-Shayrat », Eurasia Daily Monitor, v²ol. 14, n° 50, 11 avril 2017 (https://jamestown.org/).
  • [7]
    NDLR : voir, dans ce même volume, les articles de Robert Hazemann et d’Igor Delanoë.
  • [8]
    Voir G. Lasconjarias, S. Frühling : « NATO, A2/AD and the Kaliningrad Challenge », Survival, vol. 58 n° 2, 2016, p. 95-116.
  • [9]
    Sur le déni d’accès et la 3eoffset, voir Luis Simón : « The ‘Third’US Offset Strategy and Europe’s ‘Anti-Access’Challenge », Journal of Strategic Studies, vol. 39, n° 3, 2016.
Français

Le déni d’accès, concept neuf décrivant une réalité ancienne, est la façon dont des États (la Russie en fait partie) exploitent leur arsenal et leurs technologies pour potentiellement verrouiller l’accès à leur espace immédiat. Bien qu’il s’agisse d’une stratégie défensive, sa nature duale pourrait conduire à un risque d’escalade.

English

Touch Me and I Sting: Russia and Access Denial (A2/AD)

Access denial is a new term to describe a well-established strategy: it is the manner by which countries—Russia included—use their arsenals and technology to block access to their own space if possible. Whilst it is a defensive strategy, its very nature risks leading to escalation.

Guillaume Lasconjarias
Normalien, agrégé d’histoire et docteur en histoire. Après avoir travaillé pour le ministère de la Défense au CDEF et à l’IRSEM, il est depuis 2012 titulaire de la chaire Transformation au sein de la division recherche du Collège de Défense de l’Otan à Rome.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.802.0058
Pour citer cet article
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