CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis quelques années, les questions de sécurité sont de retour dans les pays nordiques. Alors que les différents gouvernements avaient, certes dans des mesures diverses, décidé de profiter des dividendes de la paix après la fin de la guerre froide, les récents développements de la politique de sécurité et de la défense de la Russie font que des questions que l’on pensait résolues se posent à nouveau. La tension dans la région de la mer Baltique a commencé à monter avant même l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014. L’augmentation du budget de la Défense russe alarme les responsables politiques nordiques, de même que le nombre croissant d’exercices menés par l’armée russe. Les exemples se multiplient, comme lorsqu’en 2013, la Russie a simulé une attaque nucléaire contre la Suède. Des menaces russes contre différents pays nordiques sont devenues un phénomène relativement fréquent. Les responsables au plus haut niveau tentent de trouver des solutions à des problèmes tels que des avions militaires volant avec des transpondeurs inactifs au-dessus de la mer Baltique.

2 Les réponses des pays nordiques à cette nouvelle situation varient. Vue d’Oslo, la situation est certes grave mais ne présente pas un risque imminent pour le pays. La Norvège, qui s’est toujours située dans le camp des défenseurs de l’article 5 mettant l’accent sur la défense territoriale, a ainsi renforcé la protection de sa frontière commune avec la Russie. Ses principales préoccupations restent cependant l’Arctique, le Grand Nord et l’Atlantique et non pas la région balte, où Oslo n’a jamais véritablement joué un rôle clé. À Copenhague, la perception de la menace est similaire : on ne craint pas l’invasion russe. Après avoir joué un rôle important dans l’accession des États baltes à l’Otan, le Danemark a par la suite principalement misé sur les opérations militaires internationales et réduit son budget de la défense : en 2014, seulement 1,16 % du PIB était consacré à la défense, pour passer à 1,17 % en 2016 (après être descendu à 1,14 en 2015) [1]. En janvier 2017, le gouvernement danois annonce une augmentation du budget de la défense (sans toutefois indiquer de chiffre) en justifiant cette mesure par le déploiement de missiles russes dans la Baltique et à Kaliningrad [2]. La Russie a en effet installé des missiles de type « Iskander », pouvant atteindre Copenhague. Pour les deux pays, l’Otan reste le principal forum pour discuter des questions de sécurité dans la région. Tous deux contribuent ou vont contribuer à son Enhanced Forward Presence.

3 Tandis que les approches du Danemark et de la Norvège s’inscrivent donc principalement dans le contexte de l’Alliance atlantique, la Suède et la Finlande restent en dehors de l’Otan et cherchent leur voie sans bénéficier des garanties de l’article 5 du Traité de Washington (et sans y contribuer, comme le soulignent les États baltes et la Pologne). Stockholm et Helsinki ne sont donc pas directement concernés par les mesures prises dans le cadre de l’Otan. Pour eux, la question de savoir comment il faut réagir à la politique de plus en plus agressive de la Russie de Poutine se pose avec une urgence particulière.

La Russie perçue comme un problème de sécurité

4 À Stockholm et à Helsinki, on regarde les évolutions de la situation de sécurité avec beaucoup d’inquiétude. La Finlande, qui célèbre les cent ans de son indépendance en 2017, n’a jamais vraiment cessé de se méfier du grand voisin russe tout en cherchant activement à entretenir avec lui de bonnes relations. Pour la Suède, l’annexion de la Crimée a mené à un vrai changement dans la façon dont Stockholm voit les choses. Le retour à la normale avait été rapide après la guerre en Géorgie en 2008, comme pour les autres nations européennes. En 2014, en revanche, ce n’était plus une option. L’approche suédoise a donc considérablement évolué, en termes de doctrine comme d’investissements financiers et capacitaires.

5 Ni Helsinki, ni Stockholm ne craignent véritablement une invasion « traditionnelle » russe en Europe occidentale avec des moyens conventionnels. Cependant, d’autres scénarios semblent plus réalistes et concernent principalement les pays baltes, ce qui aurait des conséquences inévitables pour la Finlande et surtout pour la Suède, pour des raisons géographiques évidentes. Dans de tels scénarios, il paraît probable que l’Otan demanderait à la Suède de mettre son territoire à disposition et de se positionner ainsi sans ambiguïté. La Russie pourrait répéter les approches et tactiques mises en œuvre en Ukraine dans un ou plusieurs pays baltes. Il n’est pas entièrement exclu que la Russie tente de s’emparer d’un pays balte ou d’une partie de son territoire, de façon à faire la démonstration de sa puissance auprès de ses propres citoyens et face à l’Otan. D’autres scénarios envisagent la possibilité que la Russie occupe une ou plusieurs îles stratégiquement importantes en mer Baltique (l’île suédoise de Gotland notamment, ou bien les îles Åland, qui appartiennent à la Finlande) afin de rendre toute réponse de l’Otan à une agression militaire dans les pays baltes plus compliquée et plus coûteuse. Ces îles offrant un avantage stratégique et militaire évident dans la Baltique de par leur situation géographique, une riposte (militaire) de la part de l’Alliance atlantique constituerait en effet un vrai défi. D’autres préoccupations portent sur les enjeux liés à la cyber-défense ainsi que la défense psychologique face à la propagande russe dans les médias et dans les réseaux sociaux.

Renforcer les capacités de défense nationale suédoises et finlandaises

6 La Suède et la Finlande ont toutes deux réagi à la politique étrangère du président Poutine en augmentant les moyens consacrés à la défense. Le changement induit est plus important pour la Suède que pour la Finlande car les deux pays ne partent pas du même point. Après la fin de la guerre froide, Stockholm avait pleinement misé sur la « fin de l’histoire » et s’était convaincu que, la démocratie ayant triomphé dans le monde, les menaces extérieures avaient disparu du moins pour la décennie à venir. La politique de défense s’est dès lors fondée sur le constat d’un « time out stratégique ». Les forces armées – auparavant très importantes par rapport à la taille de la population, notamment grâce à la conscription – ont été considérablement réduites en termes d’effectifs et de budget, tandis que le service militaire obligatoire a été aboli. La défense territoriale ne faisait plus partie des missions de l’armée suédoise, qui devait se consacrer exclusivement aux opérations de gestion de crise multinationales.

7 Tout cela change en 2015, conséquence directe de l’annexion de la Crimée. Décision a alors été prise de recentrer la politique de défense suédoise sur la région de la mer Baltique et de faire en sorte que les capacités opérationnelles des forces armées soient aptes à contrer une attaque sur le territoire suédois [3]. Ces décisions marquent le retour de la défense territoriale dans la politique suédoise car elles impliquent d’augmenter les capacités opérationnelles des unités de combat et de garantir le fonctionnement du système de « défense totale ». Stockholm a ainsi décidé de renforcer la défense de l’île de Gotland et de réintroduire le service militaire obligatoire, ce qui est en partie dû aux évolutions dans l’environnement stratégique (l’autre raison étant l’incapacité des autorités de recruter un nombre suffisant de soldats).

8 Contrairement à la Suède, la Finlande a toujours maintenu une doctrine militaire fondée sur la notion de défense territoriale et conservé une vision assez « traditionnaliste » de la défense nationale [4]. Comparés aux Suédois, les Finlandais ont des capacités de défense plus importantes et mieux adaptées à une éventuelle menace venant de la Russie. Bien que les effectifs aient été diminués depuis la fin de la guerre froide, Helsinki n’a jamais aboli le service militaire obligatoire et peut de fait mobiliser aujourd’hui jusqu’à 320 000 hommes en cas de guerre sur une population totale d’un peu moins de 5,5 millions d’habitants. Alors que les dépenses militaires étaient en baisse depuis les années 1990, le nouveau gouvernement a annoncé peu après sa prise de pouvoir, en mai 2015, vouloir augmenter le budget de défense, conformément aux propositions formulées par une commission parlementaire en 2014. Helsinki a ainsi décidé de sécuriser sa frontière avec la Russie.

La coopération bilatérale et multilatérale comme solution

9 Bien conscients qu’ils ne pourront faire face seuls à une nouvelle menace russe, les deux pays non-alignés misent sur l’approfondissement de la coopération militaire. Cela concerne d’abord leur coopération bilatérale. Helsinki et Stockholm cherchent également à renforcer leur coopération avec l’Otan, tout comme avec les États-Unis. En 2016, la Suède a par ailleurs conclu un accord avec le Danemark visant une coopération de défense plus étroite.

10 Au niveau bilatéral, Stockholm et Helsinki prévoient une coopération qui pourrait, pour la première fois, potentiellement aller « au-delà du temps de paix ». Il s’agit là d’une décision inédite (bien que pour l’instant peu concrétisée), étant donné qu’une telle coopération remettrait en cause, au moins partiellement, le non-alignement militaire. Stockholm et Helsinki ont ainsi conclu plusieurs accords en 2015 et un rapport officiel sur la question a été publié [5]. Cette coopération multiforme prévoit notamment la création d’une unité commune de marine (la Swedish-Finnish Naval Task Force), censée être prête à partir de 2023 – une blague circule à Helsinki à ce sujet : « Voilà enfin la défense de Stockholm assurée »… Elle comporte aussi des exercices militaires communs, l’utilisation d’infrastructures du pays partenaire, ainsi que des collaborations dans le domaine de la formation et de la communication. Les gouvernements d’Helsinki et de Stockholm insistent tous deux sur l’importance de cette coopération, considérée comme une priorité politique de part et d’autre de la mer Baltique.

11 La Finlande et la Suède sont pays partenaires de l’Otan depuis la création du Partenariat pour la Paix en 1994. La coopération a toujours été étroite, avec notamment la participation à des opérations de l’Alliance. Depuis quelques années, elle s’intensifie. Helsinki et Stockholm ont notamment signé à Newport, en 2014, l’accord à la base de leur participation au « Enhanced Opportunities Partnership » (EOP) de l’Otan. À la suite d’une initiative américaine, l’EOP est censé permettre une coopération encore plus approfondie entre l’Otan et quelques partenaires sélectionnés : la Suède, la Finlande, la Géorgie, l’Australie et la Jordanie. À la même occasion, les deux pays ont aussi signé leur « Host Nation Support Agreement » respectif, entré en vigueur en 2016. Cet accord a pour objectif de créer un cadre juridique pour des opérations menées par des forces étrangères sur les territoires finlandais et suédois. Cependant, de telles opérations ne pourront avoir lieu sans invitation explicite de l’État concerné, ce qui présente l’avantage de ne pas entraver le non-alignement militaire.

12 Face aux évolutions dans l’environnement proche de la Suède et de la Finlande, l’Otan commence pour sa part à élaborer une vision d’ensemble pour la région de la mer Baltique. Après quelques hésitations initiales dues au fait que les pays concernés ne sont pas tous membres, elle s’intéresse à la sécurité de la région, sous l’impulsion de son Secrétaire général, le Norvégien Jens Stoltenberg, et développe un dialogue avec les pays concernés qui ne sont pas membres de l’Otan. Les réunions en format « 28+2 » en constituent une conséquence. La Suède et la Finlande participent également à des exercices basés sur des scénarios de type « article 5 », c’est-à-dire des scénarios d’attaque contre un État-membre de l’Otan. Cependant, Stockholm et Helsinki ne sont pas impliqués dans la planification de défense de l’Alliance.

13 Finalement, un des piliers de cette double stratégie de non-alignement et de coopération avec l’Otan est l’engagement important des États-Unis dans la région. Washington s’implique de manière bilatérale dans de nombreux pays sur le « flanc Est » de l’Otan dans le cadre de sa European Reassurance Initiative, dotée à hauteur de 3,42 milliards de dollars en 2017. L’importance du rôle des États-Unis est soulignée tant par le ministre de la Défense suédois Peter Hultqvist que dans le dernier « rapport du gouvernement sur la politique étrangère et de sécurité finlandaise » datant de juin 2016. À Helsinki comme à Stockholm, on considère qu’en cas de crise, tout dépendra des Américains.

14 En 2016, les deux pays ont signé des accords bilatéraux avec Washington visant à approfondir la coopération. La coopération bilatérale avec les Américains (et dans l’Otan) comporte aussi une dimension industrielle, antérieure à la « nouvelle » politique russe : Helsinki et Stockholm sont (du moins en partie) dépendants de la technologie américaine. À cela s’ajoute le fait que les produits de l’industrie de la défense suédoise sont plus faciles à vendre s’ils sont utilisés dans des contextes otaniens. Mais c’est dans le nouveau contexte stratégique que cette coopération devient une priorité absolue. Les décisions du président Trump sont donc suivies de très près à Helsinki et à Stockholm, notamment celles en lien avec le futur engagement américain en Europe centrale et orientale.

Conclusion : l’architecture de sécurité régionale restera fragmentée

15 Même si Helsinki et Stockholm cherchent à tisser des liens plus denses avec l’Alliance atlantique, l’adhésion n’est pas à l’ordre du jour. Le gouvernement finlandais ne l’exclut pas officiellement, ce qui constitue en soi une évolution notable du discours [6]). Cependant, il n’y a pour le moment aucune ambition de sauter le pas. Du côté suédois, le gouvernement actuel exclut formellement toute demande d’adhésion. Alors que les quatre partis conservateurs, actuellement dans l’opposition, souhaitent tous voir le pays rejoindre l’Otan, les sociaux-démocrates restent fermes et ne bougent pas sur cette question, qui touche au cœur de l’identité nationale. Il sera donc intéressant de voir l’évolution de la situation après la prochaine échéance électorale en 2018. Dans les deux pays, les opinions ne sont d’ailleurs pas favorables à une adhésion à l’Otan.

16 La Russie ne cache pas le fait qu’elle préfère voir la Finlande et la Suède rester non-alignées. Moscou estime qu’une adhésion suédoise à l’Alliance atlantique porterait atteinte à la sécurité de la Russie. En avril 2016, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a ainsi souligné une fois de plus que la Russie devrait prendre les « mesures nécessaires » en cas d’une adhésion suédoise à l’Otan, en précisant qu’il incomberait à l’armée de définir en quoi ces mesures consisteraient [7]. Sergueï Markov, conseiller de Vladimir Poutine, n’a pas hésité à déclarer que l’adhésion de la Finlande à l’Otan pourrait « déclencher la troisième guerre mondiale » [8].

Notes

  • [1]
    Ministère de la Défense danois : Ministerområdets økonomi (www.fmn.dk/).
  • [2]
    « Denmark to raise military spending, citing Russian threat », Reuters, 13 janvier 2017 (www.reuters.com/). En même temps, le Danemark discute à l’heure actuelle le besoin de faire des économies, y compris dans le budget de la défense, et les demandes du président Trump de respecter l’objectif des 2 % du PIB que l’Otan exige de ses membres (voir Thomas Lauritzen, « ’Mad Dog’ presser Hjort i Nato: Danmark skal bruge flere penge for at kunne forsvare sig mod Rusland », Politiken, 15 février 2017 (http://politiken.dk/).
  • [3]
    Gouvernement suédois : Försvarspolitisk inriktning–Sveriges försvar 2016-2020, Prop. 2014/15:109, Stockholm, juin 2015 (www.regeringen.se/). Pour plus de détails sur la politique de sécurité et de défense suédoise face à la nouvelle donne stratégique, voir B. Kunz, « Sweden’s NATO workaround. Swedish security and defense policy against the backdrop of Russian revisionism », Focus Stratégique, n° 64, Ifri, novembre 2015.
  • [4]
    P. Järvenpää : « Finland’s Defense Policy: Sui generis », Baltic Defense Review, n° 11, 2004, 1, p. 129-134 ; K. Raik, M. Aaltola, K. Pynnöniemi, C. Salonius-Pasternak : « Pushed together by external forces? The foreign and security policies of Estonia and Finland in the context of the Ukraine crisis », Helsinki, FIIA Briefing Paper 167, 19 janvier 2015.
  • [5]
    Gouvernement suédois, Gouvernement finlandais : Final reports on deepened defence cooperation between Finland and Sweden, Stockholm, 30 janvier 2015 (www.government.se/) ; H. Svens, Ö. Magnusson : « Sverige fördjupar militära samarbetet med Finland », SVT, 6 avril 2015 (www.svt.se/).
  • [6]
    Gouvernement finlandais : Lösningar för Finland. Strategiskt programm för statsminister Juha Sipiläs regering, Helsinki, 29 mai 2015, p. 36.
  • [7]
    M. Winiarski : « Om Sverige går med i Nato kommer vi att vidta nödvändiga åtgärder », Dagens Nyheter, 28 avril 2016 (http://dn.se/).
  • [8]
    G. O’Dwyer : « Russia Warns Sweden and Finland Against NATO Membership », Defense News, 12 juin 2015 (http://archive.defensenews.com/ ).
Français

La perception est la même dans les pays nordiques : la Russie ne représente pas une menace imminente, mais ses actions inquiètent. Alors que la Norvège et le Danemark (comme l’Islande) font partie de l’Otan, les deux autres pays (Suède et Finlande) mènent une politique de non-alignement militaire, mais renforcent leur défense.

English

Nordic Countries in the Face of Russian Action in the Baltic and Kaliningrad

Nordic countries share the same perception, that Russia does not pose an immediate threat but that its actions nevertheless remain worrying. While Norway, Denmark and Iceland are members of NATO, Sweden and Finland, who follow policies of military non-alignment, are strengthening their defences.

Barbara Kunz
Chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Titulaire d’un doctorat de l’Université de Stockholm, diplômée de Sciences Po Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.802.0135
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...