CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’automne 2015 et à la fin de l’été 2016 [1], la marine russe surprend le monde en lançant depuis la Caspienne et la Méditerranée des missiles de croisière anti-terre (Kalibr) [2] contre des positions rebelles syriennes. L’impact médiatique est immédiat. Un an et demi après la saisie de la Crimée par des « petits hommes verts », l’emploi de missiles à très longue portée ressemble à un avertissement aux pays occidentaux, les détracteurs de la Russie y voyant la démonstration d’une capacité de déni d’accès qui permettrait à Moscou de reprendre d’autres parties de son ancien empire. Baltes et Polonais demandent des réassurances à l’Otan tandis que les amiraux de l’Alliance s’inquiètent d’une activité aérienne et sous-marine « sans précédent » depuis la fin de la guerre froide et que l’US Navy dénonce les comportements dangereux de l’aéronavale russe contre ses bâtiments en Baltique et en mer Noire. L’arrivée en Crimée de trois frégates et six sous-marins neufs [3] et le déploiement du porte-avions Kuznetsov en Syrie apparaissent comme un signal supplémentaire d’un retour de la marine russe sur la scène internationale. Comment interpréter les intentions et quels sont les moyens réels de la Russie ?

Deux doctrines maritimes comme feuille de route

2 En novembre 1993, la nouvelle Fédération de Russie formalise sa stratégie dans une doctrine militaire qui reprend le principe de non-agression, mais qui abandonne celui de non-emploi en premier de l’arme nucléaire (principes énoncés par l’URSS en 1982). L’Eskadra déployée en Méditerranée est supprimée. En 1999, quand l’Otan cherche à protéger les populations albanaises du Kosovo par une campagne de bombardements, la Russie, sans flotte en Méditerranée, ne sait pas l’en dissuader.

3 Tirant les enseignements de cette crise, la deuxième doctrine militaire post-soviétique, en date du 21 avril 2000, dénonce « les tentatives d’ignorer les intérêts russes dans la résolution des conflits internationaux » et « la remise en cause des équilibres régionaux aux frontières de la Russie ». La « Doctrine maritime jusqu’en 2020 », élaborée à partir de la thèse défendue par l’amiral Kouroïedov, commandant en chef de la marine, et publiée le 27 août 2001 en présence du président Vladimir Poutine, est plus explicite encore. Elle s’en prend directement à l’Alliance atlantique en dénonçant « la pression croissante économique, politique et militaire, exercée par les pays de l’Otan et son extension vers l’Est » [4]. Elle déplore également « la diminution brutale des moyens de la Fédération de Russie pour réaliser son activité maritime ».

4 Pour donner vie à cette doctrine maritime, un Collège maritime de la Fédération de Russie a été créé en septembre 2001. Cette institution coordonne les actions du pouvoir exécutif pour la mise en œuvre de la politique maritime nationale. Depuis décembre 2011, elle est présidée par le vice-Premier ministre en charge des questions d’armement, Dmitri Rogozine. Le 26 juillet 2015, le président russe Vladimir Poutine profite de la journée de la marine pour annoncer une actualisation de la doctrine maritime, définissant les « opérations de la marine », la « politique des transports », la « recherche scientifique » et la « politique des ressources naturelles », dans six théâtres (Atlantique, Arctique, mer Noire, Méditerranée, Caspienne, océan Indien, Pacifique) [5]. Pour l’Atlantique et l’Arctique, la doctrine insiste sur la nécessité de « réduire les menaces contre la sécurité nationale de la Russie et de maintenir la stabilité stratégique », de « consolider la position dominante de la Russie dans la recherche et l’exploitation des zones maritimes » et de renforcer la Flotte du Nord.

5 La doctrine souligne par ailleurs que les relations amicales de la Russie avec la Chine dans le Pacifique et avec l’Inde dans l’océan Indien constituent des éléments fondamentaux de sa politique maritime. Malgré des intérêts divergents et une méfiance réciproque, Moscou et Pékin partagent le même rejet d’un « interventionnisme occidental », estimant qu’il exerce une pression sur leurs frontières, qu’il affaiblit leur dissuasion (bouclier antimissiles) et qu’il a conduit à déstabiliser le Moyen-Orient, favorisant l’émergence de mouvances extrémistes qui menacent le Caucase russe, l’Asie centrale et le Xinjiang chinois. Si les observateurs occidentaux y voient l’affirmation d’une volonté de puissance, en particulier en Arctique, le Kremlin prétend répondre « aux plans inacceptables de l’Otan de déplacer des infrastructures militaires vers les frontières de la Russie » [6]. À Pékin, l’agence Xinhua explique la nouvelle doctrine maritime comme une réaction à l’expansion de l’Otan vers les frontières occidentales de la Russie [7].

Reprendre la main sur la scène internationale

6 À partir de 2007, la marine russe renforce effectivement sa présence sur les théâtres extérieurs. Elle participe ainsi aux patrouilles antipiraterie dans le golfe d’Aden et conduit des exercices inter-Flottes. En décembre 2007, 2008, 2011, 2013, 2014 et 2017, le porte-avions Kuznetsov est déployé en Méditerranée, à chaque fois pour une durée de deux mois avec un retour en février. Trois ans de suite, le croiseur nucléaire de bataille Petr Velikiy (Pierre le Grand) traverse l’Atlantique pour visiter le Venezuela, l’Afrique du Sud, l’Inde, la France, la Syrie. Il participe à des exercices navals avec le Venezuela (Venrus-2008), avec l’Inde (Indra-2009) et avec la flotte russe du Pacifique (Vostok-2010). Au début de l’année 2013, le Petr Velikiy effectue un déploiement au-delà du cercle Arctique pour réaffirmer la souveraineté russe sur cet espace. En décembre de la même année, le Petr Velikiy, le Kuznetsov et le destroyer Admiral Levchenko sont déployés face aux côtes syriennes pour dissuader une attaque franco-anglo-américaine contre le régime syrien qui emploie des armes chimiques dans la guerre civile. Formant le Tartous Express, les grands bâtiments de débarquement de chars des quatre flottes assurent la survie de l’allié syrien depuis le port de Novorossiïsk en mer Noire.

7 L’annexion de la Crimée en 2014, la guerre dans les provinces orientales de l’Ukraine s’accompagnent d’une augmentation des activités aériennes et navales russes sur les frontières de pays membres de l’Otan, mais aussi de pays se voulant neutres comme la Suède [8]. Depuis 2005, dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai, la Flotte du Pacifique participe presque chaque année à des exercices avec la marine chinoise. En 2015 et 2016, les deux marines conduisent des exercices respectivement en Méditerranée et en mer de Chine méridionale. Le partenariat russo-chinois permet à Moscou comme à Pékin de projeter l’image d’un front contre les États-Unis et le Japon sans que cette coopération soit profonde. Il s’agit avant tout de démontrer aux opinions nationales et internationales que la Russie n’est pas « une puissance régionale » comme le déclarait le président américain Obama, mais un acteur mondial inévitable.

Compenser le déclin spectaculaire de la Flotte

8 Cette nouvelle stratégie maritime vise à compenser le déclin que la Flotte russe a connu depuis l’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991. La comparaison entre les ordres de bataille soviétique en 1990 et russe en 2017 fait apparaître une chute dramatique du nombre de plateformes dans la catégorie des grands bâtiments de combat (30 croiseurs, destroyers et frégates presque trentenaires, contre 188) et des sous-marins nucléaires d’attaque (30 contre 120), ainsi qu’un déséquilibre patent avec la marine américaine (respectivement 30 contre 86 et 30 contre 56). Le déséquilibre est encore plus flagrant si l’on ajoute les marines de l’Otan, qui alignent 143 grands bâtiments de combat et 57 sous-marins diesel-électrique contre seulement 30 et 23 du côté de la Russie. En Extrême-Orient, la marine chinoise ravit la seconde place mondiale à la Russie avec plus de 80 grands bâtiments de combat et 70 sous-marins conventionnels. La Russie ne conserve sa supériorité que dans la catégorie des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) qui sont au nombre de 30 contre 6 en Chine et 13 en Europe.

9 Piloté par le vice-Premier ministre Rogozine, le programme de modernisation de la marine est une entreprise à long terme (au moins un demi-siècle), divisée en trois phases, jusqu’en 2020, de 2021 à 2030 et de 2031 à 2050. Les deux premières phases s’ajustent avec le « Programme d’armement jusqu’en 2020 » et avec le « Programme d’armement jusqu’en 2025 » en cours de finalisation. Le premier défi concerne la modernisation de l’industrie navale. En juin 2007, le gouvernement russe réunit sous la bannière du groupe OSK (Corporation unifiée des constructions navales) les 21 principaux chantiers de construction ou de réparation et les 13 bureaux d’études les plus importants du pays. Les chantiers de l’Amirauté, de la Baltique et du Nord à Saint-Pétersbourg, Yantar à Kaliningrad, Sevmash et Zvezdochka à Severodvinsk sont regroupés dans trois centres (Nord, Ouest et Est), rejoints le 25 janvier 2013 par un centre de construction navale Sud, rassemblant les chantiers de Novorossiïsk, Touapse et Astrakhan (auxquels s’ajoute Kerch après l’annexion de la Crimée).

10 La première priorité de la Russie consiste à remplacer ses sous-marins nucléaires lanceur d’engins (SNLE) Delta III et Delta IV par une classe de huit unités désignées Projet « 955 » Borey, dotées d’un nouveau missile, le Bulava, dont la moitié des 24 tirs se sont soldés par des échecs. Le Borey constitue une solution ingénieuse pour un pays en crise puisqu’il est formé par des éléments de coque épaisse de sous-marins « 971 » Akula et « 949A » Oscar II inachevés ou désarmés. Le K-535 Yuri Dolgorukiy commence ses essais à la mer en juin 2009 et entre en service le 29 décembre 2012. La seconde unité, l’Aleksandr Nevsky, rallie la Flotte du Pacifique en 2015, rejointe en août 2016 par la troisième unité, le Vladimir Monomakh. Quatre autres unités sont en construction. Actuellement, la flotte stratégique russe met en œuvre moins de la moitié des têtes autorisées par les traités qui lient la Russie et ses patrouilles opérationnelles sont réduites. Même si les résultats des missiles Bulava s’améliorent, la fiabilité de la composante maritime de la dissuasion nucléaire russe demeure incertaine.

Évolution de l’ordre de bataille de la flotte soviétique puis russe (1990-2017) et comparaison avec les marines américaine de l’Otan et chinoise[9]

Tableau 1
Types 1990 2017 Age en 2017 (ans) Nord Baltique Mer Noire Caspienne Pacifique US Navy Otan (hors USA) Chine Sous-marins nucléaires lanceur d’engins (SNLE) 63 13 > 25 8 - - - 5 14 8 6 Sous-marins nucléaires d’attaque lanceur de missiles de croisière (SNA) 56 9 > 25 4 - - - 5 4 - - Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) 64 21 > 27 13 - - - 8 52 13 6 Sous-marins nucléaires spéciaux 6 9 > 20 9 - - - - - - - Sous-marins diesel électrique (SMD) 63 23 > 23 6 2 7 - 8 - 57 57 Sous-marins diesel électrique spéciaux 8 1 > 10 1 - - - - - - 1 Porte-avions (PA, BPH) 5 1 > 26 1 - - - - 19 4+2 1+1 Croiseurs nucléaires de bataille 3 2+1 (R) > 27 2 - - - 1 (R) - - - Croiseurs lancemissiles (CLM) 30 3 > 27 1 - 1 - 1 22 - - Destroyers lancemissiles (DLM), destroyers anti-sous-marins 45 15 > 29 6 1 1 - 7 64 24 26 Frégates lancemissiles (FLM) 113 10 > 20 1 2 5 2 - - 119 53 Corvettes lancemissiles et antisous- marine 88 30 > 20 6 10 6 - 8 8 138 (comprend les patrouilleurs hauturiers) 31 Patrouilleurs lance-missiles (PLM) 137 40 > 24 2 12 9 4 15 - 97 Bâtiments antimines océaniques (BAM) 235 42 > 26 10 6 9 7 10 11 120 44 Transports de chalands (TCD), bâtiments de débarquement de chars (BDC) 35 19+1 > 30 4 4+1 7 - 4 24 51 61 Pétroliersravitailleurs d’escadre (PRE) 32 20 > 38 6 4 2 - 8 32 33 13

Évolution de l’ordre de bataille de la flotte soviétique puis russe (1990-2017) et comparaison avec les marines américaine de l’Otan et chinoise[9]

11 Quant au remplacement du Kuznetsov par un PA de 100 000 tonnes, il n’interviendrait pas avant 2030. La Russie achève à Yeysk, en mer d’Azov, une installation d’entraînement pour les pilotes de porte-avions alors qu’elle récupère à Saki, en Crimée, l’installation analogue. Ce fait remarquable paraît d’ailleurs démontrer que l’occupation de la Crimée n’était pas une action préméditée de longue date, mais une réaction soudaine face à la perspective de voir Sébastopol devenir à terme une base de l’Otan.

Surmonter les complications liées à la crise ukrainienne

12 Les sanctions occidentales contre la Russie et la rupture des relations économiques entre l’Ukraine et la Russie qui ont fait suite à l’annexion de la Crimée et à la guerre dans le Donbass entravent le renouvellement des forces navales russes. La situation est particulièrement préoccupante pour les grands bâtiments de combat. Le contrat Mistral avec la France devait permettre la modernisation des infrastructures et des techniques de construction du chantier Amirauté en vue de son transfert vers l’île du Kronstadt. L’amiral Vladimir Vysotskiy, alors commandant en chef de la marine russe, avait expliqué que l’acquisition du savoir-faire technologique lié à la construction des Mistral aiderait la Russie à entreprendre de grands programmes comme le futur destroyer et, ultérieurement, un porte-avions. L’annexion de la Crimée a conduit à l’annulation du contrat mais la Russie annonce qu’elle construira un bâtiment analogue au Mistral, livrable en 2022, soit à partir des plans français, soit sur un nouveau design du bureau d’études Nevskoye.

13 Parallèlement, la rupture avec l’Ukraine affecte les deux programmes de frégates « 22350 » Gorshkov et « 11356 » Grigorovitch, limitées respectivement à deux et trois unités en raison de la suspension des livraisons de turbines à gaz du motoriste Zarya (Nikolaïev). Le 25 avril 2017, Vladimir Poutine a assisté aux essais d’un moteur de remplacement produit par l’entreprise Saturn de Rybinsk. On ignore cependant quand la production des frégates pourra reprendre. Concernant les SNA, seuls deux « 885 » Yasen de nouvelle génération ont été livrés par Sevmash et la production sera limitée à sept unités en raison du coût prohibitif de cette classe. Proposé à l’étranger, le programme de sous-marins conventionnels « 677 » Amur/ Lada se révèle un échec. La classe ne comprendra que trois unités et un nouveau design doté d’une propulsion anaérobique sera développé. Succès à l’exportation (Inde, Iran, Chine, Vietnam, Algérie), le programme éprouvé des sous-marins « 636 » Kilo est relancé pour la mer Noire (6 livrés) et le Pacifique (6 à venir).

14 Indépendants du groupe OSK, les chantiers et bureaux d’études Almaz de Saint-Pétersbourg et Zelenodolskoye de Zelenodolsk conçoivent les nouvelles corvettes surarmées qui compensent tant bien que mal la pénurie des grands bâtiments de surface. Avec un prototype en service en 2008, la classe « 20380 » des corvettes Steregushchyy (2 200 t) devrait se limiter à 12 unités – la moitié construite à Saint-Pétersbourg pour la Baltique et l’autre moitié à Khabarovsk pour le Pacifique. Avec l’arrêt des livraisons de moteurs MTU allemands, la variante « 20385 » ne comptera qu’une ou deux unités. Deux nouvelles classes également conçues par Almaz, les « 20386 » (2 400 t) et « 22800 » Karakurt (800 t), vont leur succéder pour remplacer les frégates déjà désarmées et les corvettes dans les Flottes du Nord et la Flotte de la mer Noire. Toutes pourront lancer les nouveaux missiles de croisière Kalibr. De son côté, Zelenodolskoye a conçu puis construit 12 corvettes « 21631 » Buyan Mod (949 t) qui pour certaines sont déjà en service en Caspienne et en mer Noire et pour d’autres le seront bientôt en Baltique. Avec 8 missiles de croisière Kalibr chacune, ces corvettes constituent la nouvelle force de frappe conventionnelle qui inquiète l’Otan. Si l’US Navy conserve une supériorité absolue sur la marine russe en termes de capacité d’emport [10] de missiles de croisière (9 800 contre moins de 500), elle paraît prise au dépourvu car elle ne dispose pas d’un missile antinavires supersonique à longue portée et doit pour ce faire modifier l’emploi d’un missile antiaérien (SM-6).

Contourner le bouclier antimissiles et changer la guerre navale

15 En plus de ressentir une ingérence occidentale en Ukraine destinée à rallier ce pays à l’Otan, Moscou redoute de voir la crédibilité de sa dissuasion remise en cause dans une ou deux décennies par le bouclier antimissiles balistiques américain en Europe, déployé en Roumanie et en Pologne à partir de 2016 et 2018 respectivement. En 2013, Alexander Yakovenko, l’ambassadeur de Russie en Grande-Bretagne, a résumé les préoccupations de Moscou en insistant sur la volonté de son pays d’avoir l’assurance que le bouclier n’est pas dirigé contre son pays [11]. Ce sentiment d’insécurité conduit la Russie à imaginer une nouvelle forme de dissuasion fondée sur une torpille stratégique capable de provoquer un raz de marée radio-actif contre une grande métropole côtière comme New York.

16 Le 9 novembre 2015, le ministère russe de la Défense laisse filmer lors d’une réunion au Kremlin présidée par Vladimir Poutine des informations classées très secrètes sur un nouveau système stratégique baptisé « Status-6 ». Le document laisse apparaître deux sous-marins nucléaires spéciaux : le KS-139 Belgorod projet « 09852 » (un SNA projet « 949A » Oscar II en cours de transformation depuis 2012 au chantier Sevmash de Severodvinsk) et le projet « 09851 », baptisé Khabarovsk. L’un et l’autre sont destinés à recevoir une grande torpille nucléaire de 24 mètres de long et de 1,6 mètre de diamètre, qui est 27 fois plus grosse qu’une torpille ordinaire. La torpille « Status-6 » serait propulsée par un réacteur nucléaire. Le document prétend que l’arme peut être lancée à 5 400 nautiques de l’objectif et jusqu’à 1 000 mètres de profondeur. Ce scénario permettrait un tir sous la banquise, rendant une parade difficile.

17 La presse russe annonce le 19 février 2016 que la marine adoptera un missile hypersonique analogue au prototype américain X-51 et désigné Zircon C, dont les essais devraient être achevés en 2017. Autre riposte au bouclier antimissile américain, le Zircon aurait un double emploi – stratégique et tactique. Ancien secrétaire du Conseil de sécurité russe, l’académicien Andreï Kokochine a affirmé que les missiles hypersoniques sont le seul moyen de surmonter le système ABM américain dans vingt ou trente ans. Même si l’on peut douter du calendrier, la mise en dotation dans la Flotte est annoncée pour 2020-2022 à bord des croiseurs « 11442M » Kirov Piotr Velikiy et Admiral Nakhimov et des SNA « 949A » Oscar II modernisés (72 tubes). Le missile Zircon équiperait aussi les futurs SNA de 5e génération Huskiy et les 6 futurs « Destroyer Leader » de 14 000 tonnes. Contrairement aux missiles supersoniques comme l’Oniks ou le Kalibr, susceptibles d’être traqués par les systèmes américain Aegis ou français Empar et interceptés par des missiles, le Zircon serait imparable.

18 * * *

19 Réagissant à ce qu’elle perçoit comme une double agression occidentale – en Ukraine et contre ses capacités de dissuasion (bouclier antimissile) –, la Russie modernise sa marine avec des technologies de rupture : missiles de croisière à longue portée, missiles supersoniques et hypersoniques, torpilles stratégiques anti-cités. Avec des ressources financières très inférieures à celles des États-Unis et des pays membres de l’Otan, elle ne parviendra certes pas à enrayer le déclin et le vieillissement de sa flotte pour reprendre le second rang mondial à la Chine. Cependant, à défaut, la marine russe espère distancer ses rivaux dans quelques domaines grâce aux missiles supersoniques et hypersoniques installés sur de vieux bâtiments refondus. Jusqu’en 2030, la Russie construira principalement des corvettes et quelques frégates armées de missiles de croisière Kalibr. Leur impact sera surtout politique, pour redonner à la Russie une visibilité médiatique et une place dans la résolution des conflits. Militairement, la Russie peinera à développer une capacité de désignation d’objectifs pour menacer réellement des flottes occidentales en mouvement. Elle ambitionne également de se doter d’un système interarmées de contrôle et de commandement intégré au niveau tactique et au niveau stratégique.

20 Reste à savoir si les ressources du pays – PIB inférieur à celui de l’Italie – permettront ces prouesses voulues par une marine qui réagit à l’expansion de l’Otan aux frontières de la Russie et à un bouclier antimissiles qui pourrait à terme neutraliser les capacités de dissuasion du pays. En tout état de cause, ses forces navales resteront défensives, centrées autour d’un porte-avions, d’un ou deux porte-hélicoptères, de quelques sous-marins et croiseurs nucléaires polyvalents et d’un grand nombre de corvettes lance-missiles.

Notes

  • [1]
    En octobre, novembre, décembre 2015 puis en août et septembre 2016.
  • [2]
    Il s’agit du Kalibr 3M14 (SS-N-27 Sizzler), la version nationale du Klub de Novator, développé en 1983 en réponse aux missiles américains Tomahawk et proposé à l’exportation depuis 1993.
  • [3]
    NDLR : voir, dans ce même numéro, l’article de Robert Hazemann.
  • [4]
     Artisan de la politique américaine du « containment » de l’Union soviétique en 1947, George Kennan avertit un demi-siècle plus tard qu’une « décision d’étendre l’Otan [à l’Est] serait l’erreur la plus fatidique de toute la politique étrangère des États-Unis de l’après-guerre. Une telle décision enflammerait les tendances nationalistes, anti-occidentales et militaristes de l’opinion russe, irait contre le développement de la démocratie russe, ramènerait l’atmosphère de la guerre froide et pousserait la politique étrangère russe dans des directions qui ne nous plairaient pas ». Phrase prémonitoire du premier soviétologue de l’après-guerre, cet avertissement est ignoré par ceux qui aujourd’hui voudraient ouvrir l’Alliance, au-delà des pays baltes, à la Géorgie et l’Ukraine, tout en excluant la Russie, dont les plus hauts responsables ont à plusieurs reprises affiché une volonté de la rejoindre.
  • [5]
  • [6]
    Ibidem, p. 20.
  • [7]
    « Moscow on Sunday Released its New Maritime Doctrine », Xinhua, 27 juillet 2015.
  • [8]
    En octobre 2014, la Suède accuse implicitement Moscou d’être à l’origine d’intrusions sous-marines détectées dans l’archipel de Stockholm. Ces accusations rappellent la peur qui s’était emparée de la nation scandinave en 1981 après qu’un sous-marin soviétique a échoué sur ses côtes, les détections sous-marines se multipliant pendant plus d’une décennie. En 2000, deux anciens ministres, américain de la Défense et britannique de la Marine, ont reconnu que leurs forces ont testé les défenses sous-marines de la Suède avec l’assentiment de certains chefs militaires suédois. En pleine crise ukrainienne, il paraît plausible que des sous-marins russes pénètrent les eaux suédoises. Pour autant, la capitale est trop éloignée de la mer. À l’été 2016, Stockholm reconnaît que l’engin détecté en octobre 2014 correspond à un « objet suédois » (http://sverigesradio.se/). Mais l’effet médiatique joue pleinement et certains y voient une manœuvre du parti pro-Otan. Si la Suède et la Finlande ne rejoignent pas l’Alliance, elles participent à son Sommet de 2016 (voir Gabriela Baczynska : « Wary of Russia, Sweden and Finland Sit at NATO Top Table », World News, 8 juillet 2016).
  • [9]
    Bernard Prézelin : Flottes de Combat 2016 ; Éditions maritimes, 2016 ; Jane’s Fighting Ships 1990-1991, 2016-2017.
  • [10]
    Dans la pratique, la marine américaine disposerait d’un nombre de missiles de croisière trois fois moins élevé.
  • [11]
    The Embassy of the Russian Federation to the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland, Foreign Policy News, 779 (www.rusemb.org.uk/).
Français

Réagissant à ce qu’elle perçoit comme une agression occidentale, en Ukraine, et contre ses capacités de dissuasion, la Russie modernise sa marine avec des équipements innovants. Cependant, avec des ressources financières insuffisantes, ses forces navales resteront défensives et centrées sur quelques grandes unités.

English

Renewal of Ageing Russian Naval Forces

In reaction to what it sees as Western aggression in Ukraine and against its deterrent capabilities, Russia is modernising its navy with innovative equipment. Nevertheless, given insufficient financial resources Russian naval forces will remain defensive and centred on a few major units.

Alexandre Sheldon-Duplaix
Chercheur au Service historique de la défense (SHD), à l’European Council on Foreign Relations, conférencier à l’École militaire, co-auteur de Flottes de Combat à partir de 2018. Publication avec Peter Huchthausen d’un ouvrage sur le renseignement naval pendant la guerre froide : Hide and seek: the untold story of Cold War espionage at sea.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.802.0109
Pour citer cet article
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