CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Terrorisme, prolongation de la guerre en Syrie et en Irak, instabilité de la Libye et du Sahel, tensions en mer de Chine, Brexit, élection de Donald Trump : les événements des douze derniers mois sont venus attester, s’il en était besoin, l’utilité des études stratégiques pour comprendre les changements d’un monde en ébullition, bien loin des rêves de paix de l’immédiat après guerre froide.

2 C’est pour favoriser le développement du débat stratégique qu’a été fondée en 2012, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains », dont le quatrième cycle annuel de conférences s’est tenu du mois de janvier au mois d’avril. Après l’Asie en 2015 et le Moyen-Orient en 2016, l’édition 2017 a été consacrée pour l’essentiel à la Russie. Le présent numéro de la Revue Défense Nationale, qui réunit les contributions des divers intervenants, vient témoigner de la richesse des réflexions qui ont eu lieu dans ce cadre, sur un sujet d’une actualité prégnante.

3 Au cours des dernières années en effet, la Russie, sous la férule de Vladimir Poutine, a réaffirmé ostensiblement son rôle sur la scène internationale. Ses interventions dans ce qu’elle nomme son « étranger proche », en Géorgie et en Ukraine, son activisme diplomatique et militaire au Levant, et son soutien au régime syrien ont alimenté les débats, soulevé des contestations, suscité des inquiétudes en Europe. Comment analyser l’évolution de la stratégie russe ? Quels en sont les déterminants politiques, militaires, économiques et idéologiques ? Quelle relation bâtir, enfin, avec cette puissance résurgente, contestataire du modèle libéral, dont l’Occident demeure par ailleurs un partenaire de développement essentiel ?

4 Les travaux de la Chaire ont apporté des éléments de réponse à ces interrogations, en croisant les approches disciplinaires, en confrontant les regards pour mieux analyser dans ses diverses dimensions « l’enjeu stratégique russe ». Que soient remerciés ici les universitaires, les intellectuels, les officiers et les responsables russes, français ou étrangers qui ont participé au succès de ce cycle, et notamment Élisabeth Guigou, présidente de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, qui a accepté d’en prononcer la leçon inaugurale.

5 Cette introduction évoque quelques grands axes de réflexion tracés au cours de ces conférences, avant de réaffirmer la nécessité d’une position équilibrée à l’égard de la Russie actuelle.

Un aperçu des réflexions du cycle sur l’enjeu stratégique russe

6 Plus de vingt-cinq ans après la disparition de l’Union soviétique, la Russie s’applique à reconquérir une stature internationale dans un ordre mondial en mutation. Elle s’oppose aux valeurs libérales – rencontrant en cela un écho chez certaines puissances émergentes – et conteste une donne internationale qu’elle estime être à son désavantage. De manière opportuniste, elle s’implique sur divers théâtres, comme en Syrie, où elle s’est posée en acteur incontournable de toute sortie de crise, ou en Libye. La Russie semble avoir tourné le dos aussi bien aux ambitions mondiales de la période soviétique qu’aux perspectives d’un rapprochement avec le monde occidental et à ses structures multilatérales (Union européenne, Otan). Elle cherche désormais à s’imposer en tant que puissance eurasienne, traitant d’égal à égal avec les puissances globales – les États-Unis, la Chine avec laquelle elle a créé l’Organisation de coopération de Shanghai, bientôt l’Inde – et régissant une zone d’influence dans le cadre d’une conception dite réaliste des relations internationales.

7 Cette « stratégie eurasienne », suivant l’expression de Dmitri Trenin, débouche-t-elle nécessairement sur une nouvelle confrontation avec les Occidentaux ? Des tensions se sont certes fait jour, après la guerre en Géorgie et surtout après l’annexion de la Crimée, actions présentées par Moscou comme des contre-mesures nécessaires face à un élargissement de l’Otan et de l’Europe, perçus comme des menaces. L’attitude de la Russie nourrit en retour la méfiance des pays d’Europe centrale et orientale qui furent longtemps placés sous le joug soviétique. Dans ce face à face, la Russie joue bien sûr de ses atouts stratégiques et militaires, mais elle déploie aussi de nouveaux outils de manœuvre, pour mener des opérations sur l’ensemble du spectre. Dans cette réaffirmation de puissance, la Russie apparaît consciente des limites de sa puissance militaire conventionnelle, mais elle adapte rapidement ses capacités et modes d’action pour faire progresser ses intérêts sans provoquer d’affrontement direct avec l’Occident, quoique sans en exclure la possibilité.

8 La politique extérieure russe ne peut pour autant s’analyser indépendamment de problématiques et de fragilités internes. Au plan politique, la contestation du modèle occidental et la protection apportée aux russophones de l’étranger confèrent au régime un prestige propre à renforcer sa légitimité. Cependant, la modernisation économique du pays demeure entravée par la corruption et une réticence à l’égard de toute véritable libéralisation, synonyme de perte de pouvoir pour la caste dirigeante, alors que les sanctions internationales et la baisse des prix du pétrole ont déjà entraîné une récession au cours des deux dernières années. Avec un produit intérieur brut équivalent à celui de l’Espagne, la Russie ne dispose pas pour l’heure d’une base productive en rapport avec ses ambitions internationales, et se trouve confrontée au défi du développement. L’accroissement de l’activité dans l’océan Arctique, en lien avec l’ouverture de nouvelles routes commerciales, offre à cet égard une opportunité majeure que Moscou entend saisir, comme l’a montré le Forum de l’Arctique organisé fin mars 2017. L’enjeu stratégique russe rencontre ici la question de la maîtrise et de l’exploitation des espaces maritimes et sous-marins, qui a fait l’objet des deux dernières séances du cycle 2017 de la Chaire.

La relation avec la Russie : dialogue et fermeté

9 Ce cycle de conférences aura fourni le cadre d’échanges stimulants avec des intervenants russes sur des questions d’intérêt stratégique commun. À l’heure où l’interférence supposée de la Russie dans la vie politique de certains États exacerbe les controverses, la permanence d’un dialogue dépassionné apparaît nécessaire. À l’encontre des discours faisant état ces dernières années d’une nouvelle guerre froide, la France s’est appliquée, pour sa part, à conserver avec la Russie une relation équilibrée, alliant respect et fermeté.

10 Au cours de sa leçon inaugurale, Élisabeth Guigou a rappelé que les guerres du passé – à l’instar de l’invasion napoléonienne dont s’inspira Tolstoï – n’avaient pas fait obstacle à l’établissement de relations respectueuses et amicales entre la France et la Russie. Elle a souligné, en outre, que la politique étrangère du Kremlin devait être comprise à l’aune du sentiment d’humiliation éprouvé par la Russie à la suite de la désintégration de l’Union soviétique, et de son aspiration légitime à reprendre une place dans le concert international. Elle a aussi rappelé que les sanctions, quand la fermeté s’impose, étaient la seule alternative à la confrontation.

11 Les Occidentaux peuvent chercher à faire de la Russie, puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, un interlocuteur pour le règlement de plusieurs dossiers internationaux. La Russie doit aussi y contribuer de façon constructive, tout comme elle a par exemple participé, dans le cadre du format « P 5 + 1 », à la négociation de l’accord de 2015 sur le programme nucléaire iranien. En Syrie, malgré des positions profondément différentes, notamment à l’égard du régime de Bachar el-Assad, des convergences peuvent également être recherchées dans l’intérêt de tous pour lutter contre le terrorisme, sans renoncer à nos valeurs.

12 La Russie est également un grand État européen, dont il importe de prendre en compte le point de vue pour préserver la sécurité et la paix sur le continent. Ainsi, en 2008, la France et l’Allemagne se sont opposées au lancement du processus d’adhésion à l’Otan de l’Ukraine et de la Géorgie, qui eût été perçu par la Russie comme une provocation. La France a toujours veillé, y compris dans les périodes de tensions récentes, à maintenir des canaux de communication avec Moscou. À partir de 2014, le « format Normandie » réunissant France, Allemagne, Russie et Ukraine a été employé afin de trouver une solution aux crises du Donbass et de Crimée. À cet égard, la France considère la mise en œuvre par les parties des Accords de Minsk de 2015 comme une condition nécessaire à la paix. En 2015 enfin, des négociations ont permis de remédier aux difficultés nées de la non-livraison à la Russie de deux BPC Mistral.

13 Cependant, le souci constant du dialogue n’empêche nullement la fermeté sur des points de désaccord essentiels, et le refus de toute intimidation. En ce qui concerne l’Ukraine par exemple, la France, signataire du mémorandum de Budapest de 1994 par lequel elle s’est engagée – comme la Russie – à faire respecter la souveraineté de ce pays, ne variera pas sur le respect de la légalité internationale et de l’intégrité territoriale des États. Pour résumer la position d’équilibre souhaitable dans les rapports avec la Russie, nous pourrions faire nôtres les termes utilisés jadis par François Mitterrand, peu avant son accession à l’Élysée : « Je n’ai cessé de croire à la nécessité de l’amitié [entre la Russie] et la France. Cela me paraît indispensable à l’équilibre européen […], mais on ne fonde pas l’amitié sur la complaisance  [1].

Notes

  • [1]
    Cité in Laurent Coumel : « François Mitterrand et l’URSS », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2011/1 (n° 101-102), p. 32-34.
Français

Le quatrième cycle de la « Chaire grands enjeux stratégiques contemporains » porte sur la Russie. Celle-ci est redevenue un acteur majeur de la scène internationale avec des positions souvent contestées. Le dialogue avec Moscou reste indispensable en cette période de tensions mais celui-ci doit se faire sans complaisance.

English

The Russian Strategic Challenge

The fourth round of the Rostrum (la Chaire) for major contemporary strategic challenges focuses on Russia. Russia has once again become a major international player, adopting frequently challenged positions. Dialogue with Moscow remains essential during this period of tension but must not be undertaken with any sense of subservience.

Louis Gautier
Professeur associé à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.801.0009
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