CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’année 2016 marque un tournant dans l’histoire de l’Europe. La décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne rappelle la prééminence durable du politique sur l’économique et le caractère central de l’identité comme creuset de toute forme politique constituée. L’élection de Donald Trump pose en profondeur la question de la Pax Americana et de ses outils, à commencer par l’Otan. L’activisme russe, la capacité de Moscou à se remettre au centre du jeu diplomatique et géostratégique au Moyen-Orient et à l’Est européen, ses éventuelles incursions dans les processus politiques occidentaux internes, sont source d’inquiétude pour les Européens. Les pays émergents, Chine et Inde au premier rang, développent des programmes militaires ambitieux, signe évident que dans la nouvelle « course au soleil », l’économie n’est qu’un élément d’une panoplie plus large qui vise des objectifs de puissance traditionnels que les tenants de l’idéalisme en matière de relations internationales (néoconservateurs) comprennent mal.

2 Face à cette situation, l’Europe en matière de défense, est comme le Roi du conte d’Andersen : nue !

3 Nue, parce qu’au-delà des structures européennes rassemblées dans la Politique de sécurité et de défense commune (PSCD), il faut bien reconnaître qu’il n’existe pas, au sens propre, de politique de défense européenne, définie comme la protection de la souveraineté du territoire de l’Union et de ses habitants. Il existe en revanche une politique de projection militaire et civile de l’Union, à travers laquelle l’Europe participe au maintien de la paix à sa périphérie plus ou moins lointaine. Ce n’est nullement une politique de défense.

4 Nue, parce qu’au gré des fantasmes fédéralistes qui ont nourri le projet européen, une dangereuse confusion s’est opérée. L’Union européenne, mue par un réflexe œdipien, s’est crue Mère de la paix sur le continent. La réalité est évidemment qu’elle est Fille de la paix. C’est la paix rétablie sur le continent, sous bouclier militaire et financier américain, qui a permis la création en 1957 (Traité de Rome) de ce qui allait devenir l’Union européenne que nous connaissons. C’est l’Otan et l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord qui ont garanti la sécurité des pays de l’Union, à l’exception des deux puissances nucléaires France et Royaume-Uni, jusqu’à aujourd’hui. Les ex-pays du pacte de Varsovie qui ont rejoint l’Otan ont parfaitement assimilé cette idée, réalisant un partage des tâches entre l’Union européenne, vecteur de développement économique, et l’Otan, garantie ultime de la sécurité. Naturellement, en rapprochant les peuples, en créant un espace homogène d’échanges et de droits entre les Européens, l’Union européenne est devenue un ciment essentiel à la consolidation de cette paix.

5 Un pays a sans doute mieux compris cette faiblesse que les autres : la Russie. Moscou voit dans la faiblesse intrinsèque de la défense européenne l’occasion de reconstituer son glacis stratégique, de stabiliser à son avantage son « étranger proche », enfin d’alimenter un discours antioccidental devenu un élément clé de fortification d’un régime politique confronté par ailleurs à une incapacité durable à opérer un réel développement économique.

6 Alors que faire ? Faut-il voir dans ces événements une accumulation de vagues et vents contraires qui, telle la vague scélérate bien connue des marins, vont emporter l’embryon de défense européenne ? Faut-il, à la manière de Foch, se féliciter d’être cernés de toutes parts et de n’avoir plus d’autre option que d’avancer ? Quelle vision stratégique pour la défense française dans un tel contexte ?

7 Répondre à ces questions n’est pas aisé. Le plus difficile est sans doute de ne pas céder à la facilité et à l’hubris des solutions toutes faites, qui ont l’élégance de la forme, mais qui se heurtent ensuite aux réalités. L’on exposera ici ce que sont ces réalités. Ce n’est qu’une fois cernées que plusieurs options pourront soit être écartées, soit être retenues.

Défense européenne : les réalités

Première réalité : l’Europe ne disposera bientôt plus que d’une armée digne de ce nom, l’armée française

8 Nous faisons ici l’hypothèse qu’au-delà des péripéties politiques et des arguties juridiques, le Royaume-Uni, dans un horizon de quelques années, aura bel et bien quitté l’Union européenne. Une fois le Brexit effectif, la France – même en tenant compte du fait que l’Allemagne est sur une trajectoire supérieure en dépenses consacrées à la défense – restera la seule armée capable de mener toutes les opérations militaires, de la plus basse à la plus haute intensité. Elle sera la seule nation capable de définir ses intérêts vitaux d’une manière opérationnelle, en particulier à l’égard de la Russie. Surtout, la France sera la seule puissance nucléaire du continent, ce qui lui conférera à l’évidence un rôle prééminent dans toute réflexion sur l’Europe de la défense dans les décennies à venir.

Deuxième réalité : un risque durable de moindre implication américaine

9 L’élection de Donald Trump, ses propos durs sur l’Otan, contrairement à ce que semblent penser trop d’Européens aussi ignorants de la réalité américaine que les États-Unis savent parfois l’être de la réalité européenne, ne doivent pas être l’arbre qui masque la forêt, pour trois raisons.

10 Première raison, la crise de l’Otan n’est pas née avec Donald Trump. L’agacement américain vis-à-vis d’Européens agissant comme free riders au sein de l’Otan n’est pas d’hier. C’est cet agacement qui a motivé la décision de fixer un objectif de 2 % de dépenses militaires rapportées au PIB (assorti d’un montant minimum de 20 % d’investissement) au Sommet Otan au Pays de Galles en juillet 2014. Ce sentiment que l’Amérique en fait trop et les Européens pas assez est partagé par l’establishment militaire américain, dont on sous-estime souvent à tort à la fois l’indépendance et la capacité d’influence sur la sphère politique américaine.

11 Deuxième raison, les États-Unis, n’ayant comme tout État pas de passions, mais des intérêts, agissent en fonction de ceux-ci, en particulier économiques. À cette aune, le thème du « pivot » cher à Barack Obama n’était que la manifestation d’une réalité : le destin économique des États-Unis se joue de plus en plus en Asie, et de moins en moins en Europe. Les États-Unis en tirent les conséquences géostratégiques : l’Europe ne peut plus être la priorité qu’elle a été pendant la guerre froide, y compris militairement.

12 Troisième raison, l’isolationnisme américain n’est pas un accident de l’Histoire. Faire de Donald Trump l’artisan d’un raté de l’histoire américaine qui verrait les États-Unis se refermer est un contresens, à au moins deux titres. D’abord, les périodes d’isolationnisme et l’America First rejaillissent de loin en loin dans l’histoire américaine. Pour paraphraser Theodore Roosevelt, les États-Unis, comme l’ours Grizzly, sont souvent craints, rarement aimés, jamais ignorés. Mais quoi qu’il en soit, leur supériorité de fait sur les autres les condamne à la solitude. Ensuite, dans les périodes d’ouverture au monde, le libéralisme américain sait toujours faire la part des choses et protéger les intérêts américains. Le consensus de Washington qui a succédé à la chute du mur de Berlin a été marqué du sceau de la Pax Americana, avec son architecture démocratie-libre-échangisme, pour le plus grand profit des Américains. L’on voit bien, a contrario, le rejet engendré désormais par les organisations internationales (OMC, ONU) auprès d’une partie majoritaire des Américains, dès lors que ces éléments ne sont plus clairement au service de la puissance américaine et de la prospérité de sa classe moyenne.

Troisième réalité : l’Europe ne dispose pour l’instant pas des fondements intellectuels et politiques pour construire une défense européenne

13 Fonder une défense européenne exige de réunir une série de conditions. Or, si l’on considère l’Europe, force est de constater qu’elles font aujourd’hui défaut.

14 Premièrement, l’Europe n’a pas de vision stratégique. Les institutions européennes d’une part, la plupart des gouvernements nationaux – à commencer par l’Allemagne – d’autre part, n’envisagent l’Europe que comme une puissance civile. Ce biais irénique est très profondément inscrit dans la logique de la construction européenne, qui est fondamentalement basée sur des processus (le droit, les libertés publiques) et un contenant (l’économie) pacifistes. L’Europe, par construction, se vit comme apolitique. Elle considère qu’une forme de rationalité économique d’évidence, qui passe par des outils puissants (concurrence, euro, marché) auxquels elle prête – à tort – l’évidence de la neutralité politique, tient lieu de rapport au monde.

15 Deuxièmement, logiquement, l’Europe est incapable de nommer l’ennemi ou de se nommer elle-même. Par définition, l’Europe n’a pas d’ennemi, mais que des partenaires commerciaux qui s’ignorent encore. C’est la raison pour laquelle elle éprouve tant de mal à mettre en œuvre une politique économique qui, à un moment, explicite une défense des intérêts économiques des Européens au détriment des autres ensembles. De même, comme les questions de sa frontière ou de ses racines culturelles ne cessent de le montrer, elle ne parvient pas à se définir.

16 Troisièmement, l’Europe n’a pas de politique étrangère. L’on touche ici à l’un des malentendus et des vices les plus grands de la construction communautaire : croire à l’excès que de la création d’un organe résultera mécaniquement la politique à mener. La création du SEAE (Service européen d’action extérieure) devait produire une véritable diplomatie européenne. C’était méconnaître la réalité des dissensions profondes et durables entre les Européens, notamment révélées par la division du continent entre anti- (France, Allemagne) et pro- (Royaume-Uni, Espagne, Italie, etc.) américains au moment de la seconde guerre d’Irak (2003). En l’état, l’Europe n’a pas de diplomatie commune, mais un organe mal conçu, dirigé par des personnes de faible envergure, pour tout dire superfétatoire.

17 En résumé, l’Europe se définit par la négative : un ensemble aux contours et au contenu incertains, dont la colonne vertébrale est une posture pacifiste.

Quatrième réalité : des difficultés budgétaires importantes et durables

18 Toute réflexion sur la défense européenne exige de poser la question des capacités. Si les capacités ne font pas la stratégie, mais en sont la résultante, il n’est cependant pas anodin de constater l’extrême précarité financière de l’Europe. Les dettes publiques y atteignent des sommets inconnus en temps de paix. Les dépenses sociales représentent des niveaux inédits, et le basculement nécessaire vers des dépenses de souveraineté – notamment, mais non exclusivement militaires – est rendu particulièrement malaisé par la faiblesse de structures étatiques et politiques nationales très affaiblies.

Cinquième réalité : une Europe percluse d’intérêts étrangers

19 La détermination d’une politique de défense européenne nécessite, en même temps qu’elle la créerait, une intégration politique plus poussée. Or, la réalité de la construction européenne est celle d’institutions, d’une part d’États-Nations, et d’autre part qui laissent une part importante aux influences extérieures. C’est le cas vis-à-vis des États-Unis, dont l’influence ne s’est pas limitée au Royaume-Uni, mais est demeurée très forte via l’Otan et via les liens économiques et commerciaux avec les Pays-Bas, les pays scandinaves et les ex-pays de l’Est européen. C’est aussi le cas de la Russie, très présente en Bulgarie et dans plusieurs autres pays de l’Est européen.

Défense européenne : les options

Première option à écarter : la fuite en avant vers la constitution précipitée d’une défense européenne

20 Cette option est une tentation extrêmement dangereuse pour la France et pour l’Europe, qui pourrait intervenir de deux manières, en fonction de l’évolution de la construction communautaire.

21 La première manière correspond à une situation de poursuite du projet européen, dans laquelle la France, incapable de satisfaire aux exigences liées à l’existence de l’euro, se laisse progressivement convaincre de mutualiser tel ou tel élément capacitaire, réduisant ainsi la cohérence d’un outil militaire qui atteint déjà les limites de la résilience. C’est la voie privilégiée par ceux et celles qui militent pour un approfondissement de la construction communautaire, sans par ailleurs proposer de réelle stratégie économique visant à rendre soutenable l’euro.

22 La seconde manière correspond à la survenance d’une rupture massive de l’équilibre déjà instable entre l’Allemagne et la France. L’Allemagne, après 1989, a été contrainte, sous la pression française, de donner à l’Europe le mark, c’est-à-dire l’euro, afin de prouver sa bonne foi en matière européenne. L’idée de François Mitterrand à l’époque était de contraindre l’Allemagne à prouver qu’une fois réunifiée, elle demeurerait investie dans la construction communautaire. Une situation similaire, cette fois à l’avantage et déclenchée par l’Allemagne, pourrait être envisagée. Face au refus répété de la France de faire les efforts nécessaires au maintien dans l’euro, l’Allemagne s’engagerait à rester dans l’euro, en échange du consentement par la France à une intégration politique plus forte. Le « prix » pourrait être des éléments de souveraineté dans le domaine diplomatique (comme l’abandon par la France – au profit de l’Europe – de son siège au Conseil de sécurité des Nations unies) et/ou militaires (donner corps à l’idée émise par Jacques Chirac dans son discours de l’Île Longue d’extension du parapluie nucléaire français à l’Europe).

23 Il va de soi que l’extension du parapluie nucléaire français à l’Europe pose des difficultés politiques qui rendent une telle option à la fois dangereuse et non crédible au plan stratégique.

Seconde option : maintenir le principe d’une défense nationale forte sans condamner à long terme la constitution lente et progressive d’éléments d’une défense européenne authentique

24 Cette option consiste, comme globalement dans le rapport à l’Europe, à tenir les deux bouts de la chaîne, sans prendre la proie pour l’ombre, c’est-à-dire en n’omettant pas que la souveraineté, avec son corollaire ultime la défense, est par essence nationale. Elle s’articulerait autour des éléments suivants.

25 Premièrement, moderniser et renforcer les capacités de défense française. À cet égard, la modernisation de la force de frappe nucléaire (dans ses deux composantes), le maintien d’une capacité opérationnelle complète à la mer (création d’un deuxième GAN), le maintien des capacités de projection extérieures, la modernisation du renseignement, le développement des capacités spatiales et cyber sont autant d’atouts pour l’Europe. A contrario, il doit être clair que le débat actuel autour des moyens de l’armée française est aussi compris à l’extérieur de l’Europe comme le signe de la faiblesse de celle-ci.

26 Deuxièmement, envisager des coopérations capacitaires entre les États-membres de l’Union européenne. De telles coopérations, pour être sérieuses, impliquent d’être beaucoup plus sévère à l’égard des pays européens qui préfèrent continuer à acheter du matériel aux puissances non européennes (affaires des hélicoptères Caracal en Pologne, modernisation des flottes aériennes par achat de F35 américains...). La capacité de ces pays à s’extraire pour partie de l’influence américaine en la matière constituera un test fort de la sincérité de leur engagement européen.

27 Troisièmement, mener, en partenariat avec les principaux États de l’Union européenne et en particulier l’Allemagne, une réelle offensive au sein de l’Union européenne afin que les sujets de souveraineté trouvent enfin leur place dans les politiques européennes. Une telle offensive pourra être menée à deux niveaux. Au plan budgétaire, en se donnant les moyens d’une approche du pacte de stabilité et de croissance qui donne toute sa place à la défense, et en envisageant des mécanismes de dette qui offrent un levier opérationnel à la modernisation des équipements militaires (idée sous-jacente, par exemple, au plan présenté par T. Breton). Au plan normatif, en veillant à ce que dans l’élaboration de la norme européenne, une place plus grande soit accordée aux considérations de souveraineté, à côté des considérations de libre concurrence. Le chantier du marché unique du numérique (Digital Single Market) constitue à cet égard un champ d’action de l’Europe dont les questions de souveraineté ont trop longtemps été absentes.

28 Quatrièmement, maintenir et renforcer la relation bilatérale avec le Royaume-Uni.

29 En conclusion, la voie est étroite. D’un côté, il est urgent que l’Europe comprenne enfin que les bases sur lesquelles elle s’est construite ne correspondent plus au monde tel qu’il est et tel qu’il sera. Cela exige à l’évidence de considérer la défense européenne, et plus largement la souveraineté, comme une priorité. D’un autre côté, il serait illusoire et dangereux de méconnaître les limites fondamentales auxquelles se heurterait tout mouvement accéléré d’intégration européenne en matière de défense. Dans un tel contexte, de par la position centrale qui est la sienne, géopolitique, militaire et européenne, c’est à la France de donner l’impulsion, sans ignorer que sa capacité de défense et celle de l’Europe sont à maints égards les deux faces d’une même pièce.

Français

L’Europe est à la croisée des chemins et la question de sa défense se pose crûment face à la réalité stratégique actuelle. Il y a plusieurs options pour répondre aux défis posés mais cela nécessite une volonté forte et que la France soit moteur de ce projet et en assume le leadership.

English

Reflections on the Defense of Europe: European Defense and the United States

Europe is at a crossroads, and the issue of its defense poses itself bluntly facing the current strategic reality. To respond to the challenges posed, there are several options; however, these necessitate a strong will, and that France be the driving force of this project by assuming leadership.

Bruno Alomar
Spécialiste des questions européennes, auditeur à la 68e session « Politique de défense » de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.799.0107
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