CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (RS), confiée au député européen LR Arnaud Danjean, devait être la première étape d’une réflexion politique globale sur la défense. Précédant les travaux de la Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2024, la RS avait la vocation d’en être tout à la fois le socle conceptuel ainsi que l’avant-goût politique. Complément, sans en être véritablement le successeur, du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, la RS était un exercice inédit et hybride puisqu’elle devait articuler les postures stratégiques prises sous le précédent quinquennat avec les évolutions actuelles qu’a subies le paysage stratégique français depuis 2015, ainsi que les orientations particulières du nouveau président de la République. Au total, et en dépit des qualités que recèle ce document, l’impression qui se dégage à sa lecture est celle d’une occasion manquée.

Sur la méthode : une réflexion que l’on a délibérément souhaité brider ?

2 Avant de traiter des éléments constitutifs de cette RS, il faut constater que le cadre prédéfini était peu propice à l’ambition.

3 D’abord en termes de processus politico-administratif. Un tel document aurait pu être la feuille de route stratégique du nouveau président de la République, pour son quinquennat, et pour les décisions structurantes qui se déploieront bien au-delà. Or, c’est le contraire qui s’est passé. De fait, le président de la République n’a endossé cette réflexion que du bout des lèvres, que cela soit au moment du lancement de la RS, confiée en catimini à la ministre des Armées, ou au moment de sa publication qui n’a donné lieu qu’à une communication minimaliste de la part de l’Élysée. L’occasion était pourtant unique de remettre sur les rails une relation avec la défense passablement écornée d’entrée de jeu par la regrettable affaire de Villiers.

4 Ensuite, et ceci est lié, cet exercice a été pour l’essentiel limité au seul ministère des Armées. Il en résulte deux défauts majeurs.

5 Premier défaut, la question de la défense semble, à tort, pouvoir être traitée indépendamment des autres déterminants de la position de la France dans le monde. Or, c’est évidemment le contraire qui est vrai. Cette RS aurait pu être le moment d’une réflexion au fond sur la notion de puissance, la France se revendiquant puissance nucléaire, diplomatique, politique, etc. La différence d’approche est spectaculaire avec les grandes puissances comme les États-Unis ou la Chine [1] qui expriment leur ambition et leurs problématiques de sécurité de façon globale, sans les restreindre au seul domaine militaire. Ici, la question de la puissance – même « moyenne », pour reprendre le terme du président Giscard d’Estaing – assumée, recherchée, revendiquée, semble soigneusement évitée.

6 Second défaut, la question des moyens. Il faut, hélas, constater une fois encore l’écart entre les ambitions affichées, autour de la sacro-sainte idée de « modèle d’armée complet capable de mener des opérations sur tout le spectre de la plus haute à la plus basse intensité », et l’absence de début de commencement de réflexion sur les moyens nécessaires pour satisfaire à de telles exigences. Dans ce contexte, que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher du débat sur l’augmentation du budget de la défense aux fameux 2 % du PIB, le lien qui aurait dû être naturel et clair entre cet exercice et la préparation de la prochaine LPM n’existe tout simplement pas. Et l’on comprend que l’occasion a été largement perdue de placer dans la conception de la prochaine LPM la hauteur nécessaire afin d’éviter de tomber une nouvelle fois dans les travers d’un exercice très largement budgétaro-financier. Cette méthode a déjà prouvé son incapacité à répondre à l’ampleur des menaces qui se développent et à concrétiser les ambitions que la RS évoque à juste titre.

7 Au total, les conditions dans lesquelles cette réflexion a été menée laissent à penser qu’il s’est moins agi de doter la France d’un document à vocation opératoire structuré autour de lignes claires et assumées, que de laisser sciemment ouverte une série d’options dans lesquelles les autorités puissent trouver des justifications au degré d’ambition qu’ils retiendront, du moins au plus élevé, compatibles avec les fourches caudines d’une maquette budgétaire ultra-contrainte.

Sur le fond : retour sur quelques faiblesses

8 Le fond suivant la forme, la RS constitue largement un inventaire à la Prévert, où la volonté de ne rien oublier pour ne fâcher personne prévaut. À ce jeu, l’on pourrait regretter qu’un certain nombre de sujets n’aient pas ou trop peu été évoqués. C’est le cas, par exemple, des territoires ultramarins (Polynésie, Nouvelle-Calédonie ou des Îles Éparses) convoités pour des ressources réelles ou inférées. Il nous a paru cependant nécessaire de concentrer l’analyse sur quelques faiblesses.

Première faiblesse : une analyse stratégique désincarnée

9 La RS propose une analyse stratégique structurée autour d’une série de constats, souvent justes, sur un monde plus interconnecté mais, paradoxalement, où les États se replient et où le danger de confrontation augmente. Certes, il est sain de mettre en avant la faiblesse d’un système international embourbé dans ses propres contradictions, entre héritage de la guerre froide et émergence de nouvelles puissances. Néanmoins on cherche vainement l’originalité, la « patte » proprement française dans cette analyse largement désincarnée. La seule exception est en réalité, hélas, l’Afrique, qui reste jugée prioritaire stratégiquement pour des raisons qui tiennent plus à l’incapacité de la France à dépasser son complexe post-colonial et aux conséquences migratoires qui en découlent, qu’au terme d’une analyse raisonnée sans cesse repoussée.

10 Il est ainsi permis de se demander qui cette première partie peut bien concerner. Au fond, elle est un exposé de sciences politiques qui balaye les grandes crises et les évolutions du monde, sans les raccrocher réellement au contexte de la France. Pire, cette première partie pourrait finalement concerner n’importe quelle grande puissance mondiale, tant le discours est généraliste et policé. La RS manque d’une analyse structurée autour des intérêts de la France, pas seulement militaires mais également économiques.

Deuxième faiblesse : une vision parfois en décalage de la réalité des menaces

11 Sur plusieurs aspects, le document pêche par retard ou manque d’ambition en termes d’analyse des menaces. Qu’il soit permis de s’attarder sur trois d’entre elles.

12 D’abord, le terrorisme. Celui frappant le sol national est l’un des éléments ayant profondément modifié le contexte stratégique par rapport au Livre blanc de 2013. Cependant, la RS semble, à tort, omettre que les mouvements jihadistes violents ciblant la France ne sont pas nés après le 7 janvier 2013. Elle prend soin de ne jamais aborder la problématique de la continuité qui existe entre le terrorisme islamique d’une part, la question migratoire qui déstabilise l’Europe (voir infra) en même temps qu’elle alimente les tensions communautaires dans notre pays en remettant directement en cause les fondements de la laïcité républicaine d’autre part.

13 Ensuite, la Russie. La RS décrit justement le mouvement de retour de la Russie comme puissance militaire de premier plan. Mais elle semble, à tort, considérer qu’il y a là un mouvement nouveau. La remontée en puissance de ce pays sur la scène internationale, si elle est spectaculaire depuis l’annexion de la Crimée et la gestion de la crise syrienne, a bel et bien précédé 2013. Si la Russie est la principale désignée au titre des questions de désinformation et des manœuvres dites ici « ambiguës », il est sans doute regrettable que le document ne se soit pas plus attardé, au-delà des questions d’intimidation stratégique, sur le retour à grande échelle d’une course aux armements dans une optique classique de puissance, telle que la Chine la conduit (que l’on songe aux conclusions sans ambiguïtés du dernier Congrès du PC chinois d’octobre 2017) [2].

14 Enfin, le cyberespace. S’il est abordé par la RS, c’est sans que les déterminants stratégiques associés y soient clairement présentés. La RS ne montre pas de posture réelle sur les questions juridiques internationales liées au cyberespace et donc à la conflictualité cyber, pas plus qu’elle n’aborde la question de la souveraineté numérique. Ainsi, il n’y a pas dans ce document de vision particulière française sur la normalisation du cyberespace – sur le plan conflictuel – de même que sur la question du droit de l’espace extra-atmosphérique soumis à une présence de plus en plus militaire.

Troisième faiblesse : la dimension européenne

15 L’on touche ici à l’une des plus grandes fragilités du propos. La RS ne parvient pas à combler l’écart immense entre des objectifs extrêmement ambitieux et la réalité, qui elle, en montre les limites. Cela à plusieurs égards.

16 Primo l’on est frappé par l’incapacité à proposer une analyse lucide de l’état de la construction européenne. Le propos s’arrête sur les « tensions » qui traversent l’Union européenne, décrites justement mais très succinctement. À la lecture, l’on est cependant frappé par un ton général qui, au fond, traite de ces difficultés comme si elles étaient passagères, sans en mesurer l’étendue de la gravité. La RS, ce faisant, passe ainsi à côté de l’essentiel en matière européenne : les très profondes difficultés que rencontre l’Europe (zone euro très sous optimale, diplomatie inexistante, faille politique Est/Ouest béante vis-à-vis de la question migratoire, sociétés nationales en déliquescence, sécessionnisme larvé, etc.) rendent toutes velléités d’intégration politique renforcée largement illusoires, sans doute pour longtemps.

17 Secondo, en lien avec le point précédent, les développements portant sur la construction d’une défense européenne plus intégrée sont en décalage complet avec la réalité. Au seul plan des principes, le document ne parvient pas à sortir de la contradiction majeure entre l’autonomie stratégique de la France revendiquée, et l’idée que son salut est en même temps dans la coopération avec ses voisins européens. Il ne présente aucune analyse de l’état d’esprit des potentiels partenaires européens, qui ont, de fait, abdiqué leur autonomie stratégique aux États-Unis, pas plus qu’il ne semble conscient que l’ADN des institutions communautaires est celui d’une puissance civile, durablement incapable de penser le monde autrement que comme un vaste marché, sourd à la réalité des menaces.

18 Dans ce contexte, les développements portant sur la coopération avec l’Allemagne, cœur de tout projet européen de défense, laissent songeur. La volonté forcenée de coopération avec Berlin est proclamée sans convaincre. L’on se prend à sourire quand la brigade franco-allemande, échec notoire, est qualifiée de rien moins qu’« emblématique ». Le programme de drone MALE (Medium Altitude Long Endurance) européen dont les spécifications divergeront forcément entre un pays cherchant à faire de la sécurisation de son territoire national et un autre aux ambitions extra-continentales affirmées, est un premier exemple de coopération qui a de grandes chances d’échouer. Dans la même veine, l’affirmation de projets franco-allemands de char de bataille et de systèmes d’artillerie, lorsqu’on connaît tant l’histoire des échecs de ces projets [3] que les divergences doctrinales des deux pays [4], tient plus du déclaratif que de la réalité. De fait, l’absorption de Nexter par KMW pourrait peut-être régler le problème : avec la fin de l’indépendance industrielle française dans le terrestre, c’est du côté de Berlin que nous serons de toute façon forcés de regarder pour nos matériels futurs.

19 * * *

20 En conclusion, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, vrai-faux Livre blanc, est un exercice en demi-teinte. À vouloir tout embrasser, le document manque de nerfs. En cela il est le reflet de la politique menée depuis des décennies, incapable de pointer des priorités régionales ou thématiques. La France veut être une puissance à part entière, forte et autonome, mais en même temps concertée avec ses voisins et partenaires. Même au niveau proprement militaire, entre une ambition de protection du territoire national contre des adversaires non-étatiques adeptes du terrorisme et l’affirmation d’une capacité d’entrer en premier dans des conflits de haute intensité, il y a pour un ministère dont le budget n’est que de 32 milliards d’euros, des choix à faire. C’est finalement là le défaut majeur de cet exercice intellectuel, une absence de choix car ceux-ci supposent trois choses qui font totalement défaut ici : avoir une vision, prendre des risques et les assumer. .

Notes

  • [1]
    « Document: China’s Military Strategy », 26 mai 2015 (https://news.usni.org/).
  • [2]
    Cf. Philippe Delalande : « XIXe Congrès du PCC : les dangers du rêve chinois de Xi Jinping », RDN en ligne, Tribune n° 946, 9 novembre 2017.
  • [3]
    Au début des années 1960, la France et l’Allemagne devaient déjà se doter d’un char de bataille commun, projet qui a totalement échoué, aboutissant côté allemand au Leopard I et côté français à l’AMX-30.
  • [4]
    En termes d’artillerie par exemple, la France a abandonné le modèle autotracté blindé AUF-1 pour se doter d’un canon de 155 mm sur châssis de camion, plus adapté aux théâtres africain et moyen-oriental, quand l’Allemagne a persisté dans la voie de l’artillerie blindée autotractée avec le PzH-2000 destiné à du combat blindé de haute intensité sur le théâtre européen.
Français

La Revue stratégique pour intéressante qu’elle soit, a manqué d’ambitions en occultant des questions essentielles. Ses faiblesses, tant sur la forme que le fond, montrent au final certes une ambition affirmée, mais aussi une absence de choix effectifs, par absence de vision, la crainte de prendre des risques et de les assumer sur le plan politique.

English

The Strategic Defence and National Security Review: a Missed Opportunity?

The Strategic Review, though interesting, lacks lateral thinking and obscures a number of essential issues. Despite its weaknesses in both form and function it nevertheless shows clear aims yet at the same time demonstrates lack of vision and fear of taking risk—fear also of accepting political responsibility for risk. The result is an absence of effective options.

Bruno Alomar
Administrateur civil du ministère de l’Économie et des Finances, ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne, économiste et spécialiste des questions européennes. Auditeur à la 68e session « Politique de défense » de l’IHEDN, ainsi qu’à la 25e session de l’École de Guerre.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.805.0034
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...