CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1 Il y a 950 ans, le 14 octobre 1066 le roi anglo-saxon Harold et ses deux frères étaient tués à Hastings [1]. Au soir d’une bataille longue et incertaine, Guillaume le Bâtard avait finalement vaincu. Il sera couronné roi d’Angleterre à Westminster le 25 décembre. Cet événement historique majeur modifia définitivement l’équilibre politique de l’Europe occidentale. Il fonde jusqu’à ce jour « le sentiment ambigu que l’Angleterre d’aujourd’hui nourrit toujours à l’égard des Normands » [2].

La succession anglaise

2 Dix mois avant la bataille le roi Édouard le Confesseur [3] rendait son âme à Dieu. Par sa mère Emma de Normandie [4] il était petit-fils du duc Richard 1er et avait d’ailleurs séjourné à la Cour ducale pendant plus de vingt ans avant de rentrer en Angleterre en 1042. N’ayant pas d’enfant il avait fait reconnaître officiellement en 1051 son parent Guillaume de Normandie comme successeur légitime. Fort de cette désignation confirmée en 1064 par Harold lui-même alors mandaté par son roi, Guillaume s’était depuis longtemps préparé à prendre la suite d’Édouard sur le trône d’Angleterre.

3 Septième duc de Normandie depuis Rollon en 911, il avait déjà fait preuve d’exceptionnelles qualités de chef, d’organisateur et de bâtisseur. Dans sa jeunesse il avait dû combattre et réprimer des révoltes internes qui s’étaient soldées par une défaite des barons conjurés au Val-ès-Dunes en 1047. Son duché était rapidement devenu le plus riche du Royaume ; il avait grandement favorisé l’essor de l’agriculture et du commerce ; véritables pôles de rayonnement religieux, économique et culturel, il avait restauré ou fait construire de nombreuses abbayes bien réparties et largement pourvues pour assurer l’enseignement et les secours aux indigents. La population du duché avait dépassé les 700 000 habitants, soit plus de la moitié de celle d’une Angleterre beaucoup plus étendue. De solides forteresses en pierre ainsi que des alliances judicieuses assuraient à Guillaume une sécurité tout à fait propice de sorte qu’à la veille de la conquête la province disposait de frontières sûres. Pendant toute la durée de son règne (1035-1087), la Normandie connut une ère de prospérité exceptionnelle.

4 Entouré d’amis et de vassaux fidèles et talentueux, Guillaume régnait sans partage, mais avec grande intelligence, toujours soucieux de connaître les avis de son conseil. C’était un homme de haute stature et de parfaite maîtrise de soi, « d’une rare prévoyance et d’une remarquable grandeur d’âme », qui jouissait en outre d’un véritable don d’éloquence. Sa fidèle épouse et confidente Mathilde, fille du puissant comte de Flandre Beaudouin V, lui était d’un concours précieux.

5 Peu après la venue en Normandie de l’earl Harold envoyé par Édouard, Guillaume avait compris que le vieux roi avait progressivement laissé le pouvoir à Harold, qui régnait désormais de facto sur l’Angleterre et qui briguerait certainement la succession.

6 Le 5 janvier 1066, Édouard rendait son âme à Dieu. Il fut inhumé le lendemain dans la toute nouvelle abbatiale de Westminster qu’il avait juste eu le temps de faire dédicacer. Dès lors les événements se précipitèrent puisqu’Harold se fit sacrer par l’archevêque de Cantorbéry et proclamer roi le jour même. Il semble qu’Édouard avait changé d’avis in articulo mortis et aurait alors désigné Harold pour lui succéder. Guillaume envoya aussitôt un ambassadeur pour rappeler les promesses faites par Édouard, mais sans effet.

Le projet de Guillaume

7 Guillaume prit très vite le parti de ne pas accepter le fait accompli. Il savait qu’il ne fallait pas laisser à Harold le temps de se renforcer et c’est alors que ses talents purent exprimer tout son génie. En moins de neuf mois, il réussit à mettre sur pied une armée puissante, bien équipée et entraînée, prête à embarquer sur une flotte considérable d’un millier de navires.

8 Rien de tout cela n’existait en ce début d’année. Il disposait certes d’une garde permanente réduite cependant à quelques centaines d’hommes dispersés. Les frontières étaient considérées comme sûres, mais quitter le duché avec l’essentiel de ses forces vives et pour une durée indéterminée modifiait de facto l’équilibre, et il lui fallait prendre de nouvelles dispositions pour garantir qu’il ne serait pas envahi ou pillé par des voisins attirés par ses richesses. La flotte nécessaire à une entreprise de cette ampleur n’existait naturellement pas. Du point de vue diplomatique enfin, si sa position personnelle et sa renommée étaient bien assises tant qu’il restait sur ses terres de Normandie, il fallait douter qu’elles ne fussent remises en cause à l’occasion d’une telle aventure.

9 Guillaume mit d’abord toute sa force de persuasion à convaincre ses barons du bien-fondé de son projet. Ils connaissaient tous les protagonistes et singulièrement Édouard qui avait séjourné si longtemps en exil parmi eux pendant que les Danois régnaient en Angleterre, mais aussi Harold venu en ambassadeur deux ans auparavant et qui avait participé à leurs côtés à une bataille contre les Bretons. Ils se souvenaient de la cérémonie au cours de laquelle il avait prêté serment sur les reliques de la cathédrale de Bayeux, s’engageant à tout faire pour que Guillaume succède à Édouard le Confesseur. Bien installés dans une Normandie florissante, la plupart d’entre eux cependant demeuraient réticents à s’engager dans une aventure aussi hasardeuse contre un roi dont ils connaissaient justement la vaillance, à la tête d’une armée de redoutable réputation et d’une flotte très active. Ils avaient encore en mémoire le désastre subi par Robert le Magnifique, père de Guillaume, lorsqu’il avait voulu traverser la Manche pour aller rétablir dans leurs droits Édouard et Alfred, les deux fils d’Emma.

10 À cette époque, le système féodal du service d’ost imposait seulement aux vassaux une participation de quarante jours aux opérations militaires, à l’intérieur du duché. Il fallait donc trouver d’autres bases pour constituer une armée destinée à opérer outre-Manche pour une durée indéterminée. Le duc fit appel au volontariat en contrepartie de promesses de butins et de partages de terres en Angleterre. Fermement soutenu par ses deux demi-frères, Odon évêque de Bayeux et Robert comte de Mortain, il convoqua l’assemblée des barons à Pâques, dans la forteresse de Lillebonne, pour leur présenter un projet déjà bien élaboré et réussit à obtenir leur adhésion.

11 La formidable machine normande se mit alors en branle, fermement pilotée par une équipe restreinte constituée autour du duc depuis plus de vingt ans et installée alors à Fécamp. Pour contrôler une aristocratie souvent turbulente Guillaume avait mis en place le lien personnel qui engageait chaque vassal envers le duc, le vassal devant conseil et soutien tandis que le duc lui concédait en contrepartie des terres constituant le fief. Chaque vassal était tenu de répondre à l’ost avec un nombre d’hommes fixé en proportion de l’importance de son fief.

12 Depuis la mi-janvier le projet prenait forme. On avait défini les lignes d’action diplomatique, le dimensionnement de l’armée et de la flotte, les différentes évaluations des dépenses, les inventaires des matériels et des subsistances, les chronologies également avec une sorte de « compte à rebours ». Les réseaux de renseignement étaient plus actifs que jamais. Les responsables des différents secteurs d’activité étaient désignés. Le Sénéchal Guillaume de Crépon contrôlait toute l’administration et le ravitaillement, assisté du Chambellan Raoul de Tancarville en charge du trésor. Le sage gouvernement de Guillaume avait largement rempli les caisses de sorte que l’argent ne fut pas réellement un problème. Le Connétable Hugues II de Montfort [5] avait la redoutable charge de l’armée, avec l’aide de ses maréchaux. L’assemblée de Lillebonne fut l’occasion de fixer les grandes lignes du projet et surtout d’attribuer à chacun des vassaux son rôle dans l’organisation.

13 Les grands représentants de l’Église sont également présents auprès du duc, lui-même très pieux. Au cours des vingt années précédentes, pas moins de vingt-cinq abbayes ont été fondées en Normandie. Odon évêque de Bayeux [6], Jean de Ravenne abbé de Fécamp, Lanfranc au Bec puis à Saint Étienne de Caen vont, en particulier, jouer des rôles très importants dans l’épopée outre-Manche.

14 C’est à Mathilde qu’il confiera le duché à son départ pour l’Angleterre. Elle sera assistée par Roger de Montgommery et Roger de Beaumont.

15 Pour mettre sur pied une armée évaluée à 8 000 combattants auxquels il fallait ajouter plusieurs milliers de servants et autres personnes chargées du ravitaillement, sans compter les marins de la flotte, Guillaume comprit vite qu’il faudrait recruter aussi à l’extérieur de la province. Il fit appel naturellement aux Normands engagés dans le sud de l’Italie à la suite des fils de Tancrède de Hauteville, mais aussi à tous les volontaires du Royaume de France.

Une logistique sans faille

16 Le rendez-vous général de l’armée fut fixé à la mi-juillet au camp de Dives-sur-Mer.

17 Alors que chaque vassal s’occupait du recrutement et de l’équipement de son contingent, le conseil ducal mettait en route l’énorme organisation qui allait permettre de regrouper puis de faire vivre autant de monde en un même lieu. La cavalerie étant le fer de lance de l’armée normande contrairement aux Anglais qui combattaient à pied, il fallait en particulier assurer le parcage et le ravitaillement des 3 000 ou 4 000 chevaux prévus à l’ordre de bataille. Les Normands étaient depuis longtemps passés maîtres dans l’élevage des chevaux et de nombreux haras existaient sur le territoire du duché dont les propriétaires furent largement mis à contribution. Mais le duc par exemple montait un cheval de grand prix originaire d’Espagne.

18 On avait estimé à environ un millier le nombre de navires dont devait disposer la flotte pour pouvoir transporter un une seule vague la totalité de l’armée avec les hommes, les chevaux et le ravitaillement nécessaire ; sans compter divers inpedimenta comme par exemple les pièces constitutives d’un donjon en bois destiné à défendre l’accès de l’ancien fort romain construit au IIIe siècle à Pevensey, dans lequel il était prévu de se cantonner.

19 Les navires représentés sur la tapisserie de Bayeux sont en tous points semblables à ceux qu’avaient utilisés les Vikings pour venir en Normandie, navires également en service dans la flotte anglaise qui avait été sous domination danoise de 1015 à 1042. Des navires longs et effilés, largement ouverts et à faible tirant d’eau, qui pouvaient facilement aborder les plages de la Manche. Ces bateaux étaient de deux types différents : navire de guerre Langship long d’environ trente mètres et très fin pour la vitesse, portant une centaine de combattants et une cinquantaine de marins ; par ailleurs différents navires de charge Knörr plus courts et plus larges pour embarquer de 10 à 60 tonnes de marchandises et des chevaux.

20 Contrat ducal avait été passé avec plusieurs grands barons pour fournir ces bateaux comme ils le faisaient au profit de l’ost avec des hommes et des chevaux. Le sénéchal fut chargé de la coordination et arma en son nom pas moins de soixante navires. Odon de Bayeux contribua de son côté pour une centaine de navires armés à Port-en-Bessin, ou encore Guillaume de Roumare pour quarante navires.

21 On estime à environ un tiers de la flotte le nombre de navires déjà existants et réquisitionnés pour l’occasion. Il fallut donc en construire environ 700. Tous les ports, plages et chantiers du duché furent mis à contribution pour construire cette flotte considérable. On recruta des milliers de charpentiers bien au-delà des frontières et on organisa de vastes coupes de bois dans les forêts les plus voisines des chantiers ainsi que les charrois de transports nécessaires. En estimant respectivement à 70 et 100 m3 le cubage de bois nécessaire à la construction des navires de charge et de guerre, il fallut abattre environ 7 000 grands arbres et ensuite les fendre dans le sens de la longueur pour en tirer des planches de bordé qui étaient assemblées à clins, c’est-à-dire avec un recouvrement comme des tuiles. Outre les bois, il fallut aussi activer toutes les forges, corderies, ateliers de tissage des voiles. On imagine l’organisation complexe et le travail considérable que cela supposait, ces chantiers navals mobilisant localement une grande partie de la population sous les ordres des barons et des maîtres de hache, cordiers, voiliers, serruriers et forgerons.

22 Une autre question d’importance était celle des approvisionnements en nourriture et fourrage, mais aussi en armes, casques, cotes de maille, harnachements ou autres protections pour hommes et chevaux. Là encore, le génie normand se révéla dans toute son efficacité en organisant les récoltes, gérant les stocks de denrées et de matières premières, pilotant les innombrables ateliers de production des équipements nécessaires, organisant les transports à travers tout le duché et bien au-delà des frontières pour certaines denrées plus rares. Pour en donner une petite idée, les seuls fers à cheval nécessaires pour une campagne de deux mois représentaient environ 18 tonnes de métal à façonner individuellement en milliers de fers et dizaines de milliers de clous.

23 On imagine que les grands travaux lancés les années précédentes avaient été provisoirement stoppés au profit des préparatifs de cette guerre outre-Manche. De très nombreuses églises et abbatiales étaient en effet en cours de rénovation ou de construction dans le duché. Parmi les plus grands chantiers en cours, notons celui de la cathédrale romane de Rouen dédicacée en présence de Guillaume en 1063 ; celui de la cathédrale de Bayeux dont Odon est le puissant évêque ; celui de la toute nouvelle abbatiale Saint-Étienne à Caen confiée la même année à Lanfranc [7], où Guillaume le Conquérant repose depuis sa mort en 1087, et enfin, celui de l’abbaye aux Dames de Caen fondée par son épouse Mathilde qui y sera enterrée en 1083.

24 Tout au long de cette mémorable année 1066, sous la main de fer de son duc Guillaume qui ne laissait rien au hasard, toutes les forces vives de cette riche et puissante province furent donc orientées et concentrées dans la seule perspective de cette conquête.

25 Alors que les Normands étaient fort affairés à l’intérieur de leurs frontières, Guillaume se préoccupait activement de la situation géopolitique. Aidé par d’excellents moines juristes formés par Lanfranc dans son école renommée du Bec-Hellouin, il avait solidement étayé ses arguments pour prétendre au trône d’Angleterre et avait ensuite dépêché des ambassadeurs auprès de toutes les cours européennes pour y défendre son bon droit. L’ambassade mandatée à Rome reçut un accueil favorable auprès d’Alexandre II qui appréciait l’attitude morale de Guillaume et connaissait très bien Lanfranc. Cela étant, Rome ne voulut pas prendre parti et imposa même une pénitence générale à tous les combattants qui auraient tué ou blessé un adversaire sur le champ de bataille.

26 La situation politique en Europe et les précautions prises laissaient heureusement augurer qu’il n’y aurait pas d’opposition physique et que le duché ne serait pas en danger. En revanche, une agitation certaine régnait dans les royaumes du nord où un autre prétendant au trône d’Angleterre se manifestait activement en la personne du redoutable roi de Norvège Harald le Sévère qui avait notamment passé de longues années de guerre au service de Byzance.

27 S’agissant des territoires frontaliers du duché, des accords furent signés pour permettre à des contingents « étrangers » (non normands) de participer à l’aventure sous le commandement de Guillaume. Les Bretons constituèrent l’aile gauche de l’armée dirigée par Alain le Roux [8], fils du comte de Penthièvre. À l’autre aile figurent les Flamands du comte de Flandre ainsi que des Français conduits en particulier par Eustache de Boulogne, qui apporteront tous deux un concours précieux avec des navires et surtout des marins connaissant parfaitement la Manche.

28 La dernière assemblée des barons eut lieu à l’occasion de la dédicace de l’abbatiale de la Trinité à Caen, le 18 juin en grand appareil. La charte de fondation de cette abbaye aux dames fondée par Mathilde en même temps que celle de Saint-Étienne par Guillaume, conserve le nom de tous les dignitaires présents.

Préparatifs

29 À la fin du mois de juillet l’effervescence bat son plein, car il s’agit désormais de rassembler concrètement ces groupes plus ou moins disparates de personnes et de chevaux dans le camp de base situé dans l’estuaire de la Dives sur un plateau d’environ 100 hectares. Ils y resteront plus de six semaines. Roger II de Montgommery qui a fondé l’abbaye voisine de Troarn est maître du camp. On installa des latrines, des fontaines et des cuisines de campagne, en imposant des règles d’hygiènes très strictes pour éviter toute contagion. Pour alimenter l’armée, il fallait faire venir tous les jours 30 tonnes de blé, 20 d’avoine, 15 de foin, 5 de paille, 170 000 litres d’eau et 3 600 litres de vin, sans compter la viande. La seule consommation de céréales pour six semaines correspondait aux récoltes d’une surface cultivée d’environ 25 000 hectares, nécessitant 15 000 paysans.

30 Pendant tout l’été Normands et Anglais s’observèrent de part et d’autre de la Manche. Guillaume distillait habilement l’incertitude quant à la date et au lieu de débarquement. Harold ne restait pas inactif en ayant réussi à grouper autour de lui toutes les forces vives du pays. Il mit en place une flotte armée par cinq ports du Sud à raison de 15 navires par port (Sandwich, Hastings, Douvres, Hythe et Romney) ; cette flotte alla mouiller sous l’île de Wight dès le mois de mai. Il disposa une partie de son armée dans le sud répartie en plusieurs contingents. Pour se garder au nord où la menace norvégienne était renforcée par les solides appuis de son adversaire Harald dans toutes les îles voisines, il confia la défense à deux de ses frères disposant de forces locales, lui-même conservant le gros de l’armée royale à Londres.

31 Les six à huit longues semaines de séjour au camp de base s’avérèrent indispensables pour garantir d’abord la cohésion de cette coalition de circonstance. Par ailleurs, il fallut également faire manœuvrer la flotte et procéder à de nombreuses répétitions des opérations d’embarquement et de débarquement, le moins compliqué n’étant pas l’embarquement des chevaux en nombre à marée basse sur des plans inclinés amarrés au plat-bord des navires, puis leur stationnement à bord. Enfin, il fallait entraîner individuellement et collectivement toute cette masse armée et disparate selon les méthodes éprouvées par les chefs normands.

32 Tout cela prit du temps, mais rendit aussi la posture d’attente d’Harold plus difficile à tenir, pris entre les menaces normande au sud et norvégienne au nord. En outre, Guillaume mit à profit ce délai pour élaborer soigneusement les tactiques de traversée et les itinéraires correspondants. Sur les avis éclairés des marins des comtés de Boulogne et de Flandre, il fut décidé de traverser la mer entre Saint-Valery-sur-Somme et Pevensey, ce site étant bien connu des moines de Fécamp qui y possédaient des terres.

33 Le transfert de l’armée de la Dives vers la Somme devait en outre servir de répétition générale avant de débarquer en Angleterre. Ami intime du duc, Robert comte d’Eu allait assurer le commandement de ce nouveau camp, voisin de ses riches domaines. Les navires trouvaient dans l’estuaire (beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui) toute la place abritée nécessaire.

Manœuvres préalables

34 Le 8 septembre, un bon vent d’ouest s’établit. Les tempêtes d’automne s’annonçant ainsi, Harold en profita pour rapatrier à Londres sa flotte mouillée à l’île de Wight. Dès qu’il en prit connaissance, Guillaume mit son armée en alerte ; le 11, il ordonnait à tout son dispositif de prendre la mer le lendemain à l’aube et de rallier la Somme. Compte tenu des marées, il fallait réussir à embarquer les 15 000 hommes, les 3 000 chevaux et tout le fourniment en moins de six heures. La flotte rassemblée à la marée haute vers midi en face de la Dives arrivera vers 21 heures en baie de Somme, non sans déplorer quelques naufrages compte tenu d’un fort vent et de l’obscurité à l’arrivée. L’armée allait y passer quinze jours par un temps exécrable, pluie et vent conjugués avec une vague de froid. On attendait désormais des conditions météorologiques plus favorables pour appareiller, mais pendant ce même délai se jouait en coulisse une partie stratégique de première importance.

35 Le célèbre et redoutable Harald de Norvège, qui revendiquait le trône d’Angleterre, avait également passé une partie de l’année à rassembler une armée d’invasion. À la mi-septembre une flotte de 360 navires norvégiens, danois et anglais dissidents (conduits par Tostig frère d’Harold) remontaient la Humber en direction de York et débarquait bientôt une armée de 7 000 à 8 000 hommes. Le 20 septembre eut lieu une première bataille avec les forces locales qui furent défaites. Appelé au secours par ses frères, Harold rassembla son armée et se mit en route immédiatement vers le nord à marche forcée puisqu’elle parcourut 300 kilomètres en quatre à cinq jours. Le 25 septembre, Harold était sur place à la tête d’une coalition plus ou moins disparate de 7 000 hommes. Pris par surprise à Stamford Bridge, 5 000 guerriers norvégiens furent complètement défaits et leur roi Harald tué. Seuls 24 navires sur 300 rentrèrent en Norvège. Cette victoire marqua la fin des invasions vikings commencées 260 ans plus tôt.

Le débarquement normand

36 Quand Guillaume ordonna enfin l’appareillage de la flotte le 28 septembre au matin, il savait depuis quatre ou cinq jours déjà qu’Harold était parti vers le nord combattre les Norvégiens. Malheureusement, le vent ne lui avait pas permis de partir plus tôt malgré les processions organisées en grande pompe avec les reliques de Saint-Valery.

37 La marée étant haute vers 15 heures, toute la flotte se mit en branle dès le reflux et à 18 heures, elle était rassemblée au large par un petit vent du sud. Mais il fallait arriver de jour sur les côtes anglaises, ce qui imposait un mouillage général d’environ deux heures, des torches étant disposées en fanal de façon à éviter des abordages. Vers minuit, l’ordre d’appareillage fut donné par nuit noire.

38 Le jour de la Saint-Michel, la flotte normande s’échoua comme prévu à marée descendante sur la plage de Pevensey sans rencontrer d’opposition. Le débarquement fut rondement mené et les premiers contingents s’installèrent dans l’ancien fort romain [9] que l’on s’employa à aménager et à protéger à l’aide de tours de bois embarquées à cet effet. Guillaume avait prévu d’installer l’armée à quelque distance de là dans un camp fortifié de 8 à 10 hectares à aménager sur les hauteurs Nord du port de Hastings, sur un site connu appartenant à l’abbaye de Fécamp. Les Normands s’activèrent pendant quinze jours à creuser des fossés et à élever des remparts de bois pour protéger leur camp. Les navires étaient bien à l’abri dans le port de Hastings. C’est là que Guillaume apprit la victoire d’Harold et la mort d’Harald le Sévère.

39 Bien entendu Harold était prévenu de l’arrivée des Normands. Il organisa la contre-offensive en convoquant toutes ses forces dans le Sud y compris une levée massive des hommes libres du fyrd. Lui-même quitta York vers le 1er ou le 2 octobre avec les 2 000 hommes qu’il lui restait de combattants vaillants et reprit à marche forcée la route de Londres, 300 kilomètres en quatre ou cinq jours. L’armée anglaise utilisait ses chevaux pour se déplacer, mais pas pour combattre à la différence des Normands. Jusqu’au 11 octobre, il regroupa sa coalition à Londres. Voulant profiter de l’effet de surprise qui lui avait si bien réussi contre Harald, il partit rapidement vers le sud et rassembla le vendredi 13 octobre au soir, en un lieu proche de la future bataille, une armée un peu disparate et surtout fatiguée. Mais elle occupait un point stratégique et bloquait de facto l’accès des Normands à l’intérieur des terres.

40 Guillaume sait qu’il ne peut pas attendre et que tout délai est profitable à Harold qui se renforce d’heure en heure. Les Normands se préparent aussitôt en revêtant dans la soirée leur tenue de combat. Bien avant l’aube la messe rassemble tous les hommes autour de leur chef qui prononce ensuite une courte exhorte devant l’armée. On se met en route discrètement en pleine nuit. Prévenu, mais surpris par l’initiative rapide de Guillaume, Harold se met immédiatement en marche et prend position sur la colline de Senlac dont la plate-forme de 700 mètres de long domine de quarante mètres la plaine ; il connaît très bien le terrain puisque les terres avoisinantes lui appartiennent en propre.

La bataille, 14 octobre

41 Les quelque 7 000 combattants de l’armée anglaise forment un quadrilatère extrêmement dense sur le modèle de la « tortue » romaine, parfaitement protégés. Au centre se placent les 2 000 housecarls, troupe professionnelle d’élite mise sur pied par les Danois lors de leur occupation de l’Angleterre, armés d’une redoutable hache maniée à deux mains. Déterminés à bouter l’envahisseur hors du royaume, les 5 000 hommes du fyrd anglo-saxon les entourent.

42 Arrivant sur place Guillaume comprend qu’il doit absolument attaquer et cela l’oblige à disposer son armée au pied de la colline sur laquelle trône l’armée anglaise. L’armée est disposée en trois blocs. À l’aile gauche, Alain le Roux commande les contingents des Bretons, Angevins, Manceaux et Poitevins. Au centre, Guillaume est à la tête des Normands accompagné par ses deux demi-frères dont l’évêque Odon qui ne porte qu’une masse d’armes à défaut d’épée (mais il sait fort bien s’en servir). Eustache de Boulogne assure l’aile droite avec Français, Flamands et Picards. En première ligne se tiennent les archers capables de tirer 6 à 10 flèches à la minute, mais d’une portée maximale de l’ordre de 45 mètres. Derrière eux les fantassins sont armés de plusieurs javelots à pointe de fer et d’une épée longue de moins d’un mètre. La cavalerie et les chevaliers avec leurs redoutables lances sont derrière. La plupart des combattants attitrés portent des boucliers en bois couvert de cuir, des casques coniques en fer et des hauberts : habits de cuir plus ou moins doublés de plaques de fer, pesant de l’ordre de 10 kilos. Seuls les plus riches peuvent se payer des cottes de mailles, plus maniables.

43 Compte tenu du terrain assez escarpé, les troupes normandes s’épuisent toute la journée à essayer de déloger les Anglais qui restent aussi serrés que des sardines et reçoivent incessamment des renforts. Les chevaliers normands ne peuvent pas se déployer efficacement ; la bataille commencée vers 9 heures est longue et incertaine, entrecoupée de pauses pour reprendre haleine. Le soir s’annonce et Guillaume n’a pas réussi à entamer suffisamment le bloc anglais. Son objectif était de fractionner le corps de bataille ennemi en jouant sur de « fausses-fuites » plus ou moins simulées par les Normands, espérant obliger les Anglais à quitter leur position pour poursuivre les fuyards. À trois reprises, Guillaume a son cheval tué sous lui ce qui donne une idée de l’intensité de la bataille. Dans l’un des cas, on le croit mort et il est obligé de parcourir les rangs casque relevé pour se faire reconnaître et enrayer la panique qui gagne.

44 Cependant, les Anglais sont affaiblis et fatigués. Dans l’après-midi Guillaume a changé ses méthodes de combat pour permettre à ses archers de retrouver leur efficacité. Devant l’échec des tirs « en cloche » ou directs, il ordonne des tirs par-dessous, là où il n’y a pas de protection. Par ailleurs, il forme des petits groupes mixtes qui harcèlent l’adversaire de toutes parts. Vers 17 h 30 la nuit approche lorsque Harold reçoit une flèche dans l’œil qui le met hors de combat. Il meurt bientôt sous les coups répétés de ses adversaires, ses deux frères ayant été tués avant lui. Les deux étendards personnels du roi anglais sont pris par les chevaliers normands et dès lors la panique se saisit des rangs anglais.

45 Les survivants profitent de l’obscurité pour prendre la fuite, poursuivis jusqu’à un certain point par les cavaliers normands qui ne font pas de quartier, mais les Anglais ne se laissent pas faire et poussent même des contre-offensives coûteuses en vies humaines.

46 Guillaume et ses hommes restèrent sur place jusqu’au petit matin et l’aube naissante révéla alors les cadavres des 5 000 ou 6 000 hommes qui avaient péri dans cette journée du 14 octobre 1066. Les corps d’Harold et de ses deux frères furent retrouvés. À cet endroit même, Guillaume fit construire l’abbatiale de Battle selon le vœu qu’il avait fait le matin de la bataille ; il finança le projet et fit venir de la pierre de Caen pour son édification.

Guillaume Ier roi d’Angleterre

47 La suite de la conquête ne fut pas si facile. Déterminé, mais prudent Guillaume le Conquérant ne voulut pas se faire sacrer roi avant que les notables aient fait leur soumission, ce qui advint petit à petit. Il fut sacré et couronné dans l’abbatiale de Westminster le jour de Noël par Ealdred archevêque d’York.

48 Guillaume Ier conservera intégralement les institutions, lois et coutumes du royaume d’Angleterre. Cependant, suivant son exemple et leur propre culture, les Normands enrichirent grandement leur nouvelle conquête de toutes les innovations institutionnelles, architecturales et culturelles qu’ils avaient si heureusement développées depuis plus d’un siècle et demi sur la terre de France.

49 De ce point de vue, la conquête normande restera un événement unique et de portée considérable dans l’histoire de l’Angleterre, qui se trouva dès lors amarrée plus ou moins malgré elle à un monde continental plus latin qui ne cessera pas de la fasciner.

50 Pour conclure sur « le sentiment ambigu que l’Angleterre d’aujourd’hui nourrit toujours à l’égard des Normands » [10] évoquons le prince Charles représentant la Reine d’Angleterre en 1987 aux cérémonies du 9e centenaire de la mort de Guillaume le Conquérant, qui commença son discours officiel dans l’imposante abbatiale Saint-Étienne de Caen par cette étonnante exhorte : « Guillaume, votre duc, notre roi, mon ancêtre ! ». ♦

51 No comment.

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Notes

  • [1]
    Tiré de l’excellent ouvrage du professeur Pierre Bouet, Hastings 14 octobre 1066, Tallandier, Paris 2010.
  • [2]
    Pierre Bouet.
  • [3]
    Il sera canonisé en 1161.
  • [4]
    Mariée successivement au roi d’Angleterre en 1002 puis à celui du Danemark en 1017, les deux fois dans l’abbatiale de Fécamp.
  • [5]
    Châtelain de Douvres, il reçoit également l’honneur d’Haugley. Fondateur de l’abbaye de Saint-Hymer, il devient moine du Bec en 1088.
  • [6]
    Nommé comte de Kent, il est le plus riche des seigneurs (tenants-in-chief) du royaume. Il possède 439 seigneuries (manors) dans 22 comtés, dont beaucoup sont redistribuées à des vassaux.
  • [7]
    Avant d’être abbé de Saint-Etienne, il avait reconstruit l’abbaye du Bec détruite par les Vikings. Nommé archevêque de Cantorbéry en 1070, Lanfranc y reconstruira la cathédrale détruite par un incendie.
  • [8]
    Il fournira également 60 navires. En récompense de ses services, il recevra l’honneur de Richmond, riche de 400 manoirs. Il fut 1er comte de Shrewsbury à partir de 1074.
  • [9]
    À cette époque, le fort était au bord de la mer.
  • [10]
    Pierre Bouet.
Français

En octobre 1066, le duc Guillaume de Normandie battait Harold à Hastings et devenait ainsi le nouveau souverain d’Angleterre. La campagne militaire avec son débarquement a constitué un modèle tant dans sa préparation que sa conduite avec, au final, un succès militaire transformé en victoire politique.

English

Remember 1066

In October 1066, the duke William the Conqueror fought Harold in Hastings and then became the new monarch of England. The military campaign with his landing was a model as much as in his preparation and lead, in the end, a military success transformed into a political victory.

Emmanuel Desclèves
Vice-amiral, de l’Académie de Marine.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.794.0092
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