CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le 19 septembre 2015, la Chambre haute de la Diète votait à une large majorité le projet de loi de sécurité nationale étendant le périmètre d’intervention des Forces d’autodéfense (FAD). Cet événement, au regard de la Constitution du Japon est un petit séisme politique. En effet, après la capitulation nipponne le 2 septembre 1945, le général américain Douglas MacArthur a dû occuper et reconstruire le pays en accord avec les valeurs libérales des démocraties occidentales. La Constitution japonaise de 1946-1947 fut rédigée dans ce sens, avec une particularité dans son article 9 qui stipule : « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force (…) il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales ou aériennes, ou autre potentiel de guerre ».

2 À la lecture de ce texte, le projet de loi de sécurité nationale peut paraître surprenant. En réalité, il s’inscrit dans ce que l’on appelle la « doctrine Abe ». Depuis son arrivée au poste de Premier ministre en décembre 2012, Shinzo Abe a entrepris une profonde redéfinition de la politique de défense japonaise. Certains arguent qu’il s’agit d’une forme d’adaptation à la géopolitique actuelle. D’autres mettent en avant les origines familiales du Premier ministre [1] afin de sous-entendre un possible tournant idéologique du Japon dans le domaine militaire. Finalement, ces réformes sont-elles une suite logique de la Constitution ou présagent-elles une résurgence de l’armée nipponne ?

3 Pour analyser ces changements, nous nous concentrerons sur l’évolution des politiques militaires japonaises depuis 1945. Tout d’abord dans le contexte global de la guerre froide, puis de la chute du bloc communiste et enfin, depuis le retour de Shinzo Abe au poste de Premier ministre.

La guerre froide : moteur du réarmement japonais

4 Si les révisions constitutionnelles furent rendues très difficiles dans la nouvelle Constitution japonaise [2], il apparaît néanmoins que de nombreux accords, lois et traités ont transigé durablement avec l’esprit de l’article 9. Dès 1950, la guerre froide, l’avènement de la République populaire de Chine ainsi que le début de la guerre de Corée vont inciter les Américains à engager le réarmement progressif du Japon avec différentes mesures. Invoquant une faiblesse policière du fait du départ des troupes américaines vers la Corée, une force de police paramilitaire de près de 75 000 Japonais fut créée en juillet 1950 sous le nom de Police nationale de réserve. Cette force devint, en 1952, la Force de sécurité nationale, une nouvelle administration officiellement militaire. En parallèle de la signature du Traité de paix à San Francisco le 8 septembre 1951, les Japonais signèrent un traité de sécurité bilatéral avec les États-Unis dans lequel il était reconnu au Japon un droit naturel de légitime défense collective, ce qui s’opposait clairement à l’article 9 de la Constitution de 1947.

5 C’est finalement en 1954 que le Japon se dota d’un authentique système de défense par l’accord d’assistance mutuelle de sécurité avec les États-Unis. Dans cet accord, les Américains s’engagèrent à aider financièrement la remilitarisation du Japon en échange d’une capacité de déploiement des Japonais de près de 165 000 hommes au sein d’une nouvelle force aérienne, qui viendrait compléter les forces terrestres et navales. Le processus de militarisation devint officiel avec les deux lois créant l’Agence de défense et les FAD en juin 1954. Les objectifs militaires de ces dernières étaient plutôt imprécis puisque leurs missions consistaient en la préservation de la paix et l’ordre public. Une limite persistait tout de même : leur déploiement était interdit en dehors du territoire japonais.

6 Ces réformes divisèrent les différents gouvernements japonais. Certains Premiers ministres s’y opposèrent, estimant « qu’un réarmement massif demeurait incompatible avec la reconstruction économique » [3]. D’autres proposèrent à l’inverse une révision constitutionnelle de l’article 9 et une augmentation des dépenses militaires. Ainsi, quatre plans de renforcement et de modernisation des FAD, en accord avec les États-Unis, furent mis en place entre 1958 et 1972. Les débats autour du dernier eurent lieu pendant les difficultés américaines au Viêt-nam, si bien que les Japonais s’interrogèrent sur la capacité réelle des États-Unis à défendre leur pays. Cette situation favorisa un « léger éveil des Japonais quant aux questions de sécurité militaire » [4]. En 1974, le Premier ministre Miki Takeo instaura le plafond du budget de la défense qui est encore en vigueur aujourd’hui : 1 % du PNB par an. Il définit également, en 1976, les nouvelles grandes lignes du programme de défense nationale qui établissaient le Japon comme premier responsable de sa défense et l’incitaient à se doter d’un potentiel militaire suffisamment efficace pour repousser une invasion de faible ampleur. Dès lors, les Japonais s’engagèrent dans une politique d’accroissement qualitatif de leurs forces. Face à l’intensification des menaces soviétiques, chinoises et nord-coréennes, le Japon améliora considérablement ses FAD d’un point de vue matériel et stratégique afin d’augmenter sa capacité de dissuasion et son autodéfense.

L’internationalisation du Japon après 1991

7 La disparition de la menace soviétique laissa présager aux Japonais l’avènement d’un monde pacifié. Cet espoir tourna court lorsqu’en août 1990, les troupes irakiennes envahirent le Koweït, ce qui mena à la première guerre du Golfe. Les États-Unis et leurs alliés firent pression sur Tokyo afin que le Japon participe à cette opération que ce soit sur un plan financier ou militaire. Cette crise fut vécue de manière traumatisante par les Japonais car ils n’eurent d’autre choix que d’appuyer politiquement les États-Unis alors que l’Irak était l’un de leurs plus importants fournisseurs de pétrole. Les limites de la Constitution et l’avis négatif de l’opinion publique limitèrent l’aide nipponne à un aspect financier. Cet événement signa « l’émergence du Japon sur la scène internationale et la prise de conscience au Japon de ses ambitions » [5].

8 Le gouvernement présenta en septembre 1991 une réforme permettant la participation des FAD aux Peace-Keeping Operations de l’ONU : le projet de loi PKO. Il s’agissait de créer un corps de FAD dont l’utilisation nécessitait cinq conditions : « l’existence d’un cessez-le-feu, l’acceptation par les parties de la participation du Japon, la neutralité absolue de la mission de l’ONU, le retrait des troupes en cas de reprise des hostilités et le non-recours à la force » [6]. Malgré les réticences de l’opposition et de nombreux pays voisins, le projet PKO fut adopté en juin 1992.

9 Les FAD furent alors l’un des instruments de l’internationalisation du Japon. Elles participèrent à de multiples opérations de maintien de la paix : au Cambodge (1992-1993), au Mozambique (1993-1995), au Rwanda (1994), sur le plateau du Golan (1996) ou encore au Timor oriental (2002-2004). Pour la première fois depuis la période impériale, les forces japonaises foulèrent de nouveau le sol asiatique : ce fut un symbole fort envoyé à la communauté internationale.

10 Mais le tournant des politiques de défense japonaises fut la loi des mesures spéciales contre le terrorisme, adoptée après les attentats du 11 septembre 2001. Cette loi permit aux FAD de soutenir les troupes américaines et alliées dans l’océan Indien et dans le golfe Arabo-Persique via un ravitaillement en carburant, du transport logistique et du soutien médical. Évidemment, les activités japonaises étaient interdites en zones de combat et aucune troupe ne fut déployée en Afghanistan. Toutefois, cette loi antiterroriste autorisa un déploiement des FAD à l’étranger au-delà d’une mission propre de l’ONU. Cette réforme leva en partie ce tabou qui allait définitivement exploser avec la guerre en Irak.

11 Le Japon entérina en juillet 2003 une loi permettant le déploiement de troupes pour des missions de reconstruction non-combattantes. Des FAD furent déployées dans la province d’Al-Muthana au sud de l’Irak afin d’y fournir des soins médicaux, de distribuer de l’eau et de reconstruire des bâtiments publics. La sécurité de ces troupes était assurée par des soldats néerlandais. Les FAD aériennes ont également été déployées afin de transporter l’aide humanitaire du Koweït vers l’Irak. Le retrait des Japonais, commencé en juillet 2006 et achevé en décembre 2008, fut en partie dû à une opinion publique défavorable à leur maintien en Irak.

12 Ces opérations constituèrent un gain d’expérience notable pour le Japon en matière de coopérations internationales. Le kidnapping de journalistes japonais en mai 2004 et la décapitation d’un otage en octobre de la même année n’ont pas entamé la volonté politique d’étendre le champ d’opérations des FAD, ce qui permit de développer le rôle politique du Japon à l’international.

La « doctrine Abe » : réponse à une nouvelle donne géopolitique

13 Depuis plus de vingt ans, le Japon a programmé un recul quantitatif de ses forces armées aussi bien en raison de l’absence de périls qu’en raison des crises économiques et financières que traverse le pays. Toutefois, comme l’a affirmé le discours de présentation du Programme national de défense pour 2011, « le Japon ne basera plus désormais sa défense sur le concept traditionnel de “Force de défense de base” mais va développer celui de “Force dynamique de défense” qui implique rapidité, mobilité, flexibilité, soutien et souplesse » [7]. La diminution quantitative des FAD s’est donc accompagnée d’une amélioration, d’une diversification et d’un perfectionnement de leurs équipements. À cette évolution s’additionne l’entrée en fonction d’un état-major des armées en mars 2006 et la création d’un véritable ministère de la Défense en 2007.

14 Le retour de Shinzo Abe au poste de Premier ministre a accéléré cette renaissance militaire japonaise aussi bien sur le plan politique, avec une réorientation vers un pacifisme proactif, que sur le plan institutionnel, avec la création d’un Conseil de sécurité national en décembre 2013. En contradiction avec la dernière décennie, le budget militaire national devrait être en hausse de 5 % pour la période 2014-2019. L’objectif du Premier ministre est de procéder à une normalisation réaliste de la politique de défense du Japon. Comme le suggère Jean-José Ségéric à propos de Shinzo Abe, « ses idées nationalistes, révisionnistes, son adhésion très ancienne au projet de réformer la Constitution, ne laissent aucun doute sur son intention de renforcer les capacités militaires du Japon » [8].

15 Pour comprendre la position de Shinzo Abe, il faut replacer le Japon au centre du « quadrilatère critique qui l’expose à être agressé ou à être entraîné dans des conflits » [9]. En première place de ces menaces, la Chine, dont les relations avec le Japon se dégradent depuis 2010 principalement en raison de la question de l’archipel des Senkaku/Diaoyu [10] appartenant au Japon mais pour lequel la Chine a déposé des revendications territoriales auprès de l’ONU. Il est bon de préciser que 90 % du commerce et 60 % des importations énergétiques nipponnes traversent la mer de Chine et que la zone est riche en ressources halieutiques, en hydrocarbures et possiblement en nodules polymétalliques et terres rares. Enfin, il ne faut pas oublier la « rhétorique agressive et le développement du programme nucléaire et balistique de la Corée du Nord » [11], tous les deux revenus sur le devant de la scène en janvier 2016.

16 La loi d’extension du périmètre d’intervention des FAD s’inscrit alors dans la stratégie nipponne de créer un « diamant de sécurité » [12] incluant les États-Unis, l’Australie et l’Inde afin de contrer la montée en puissance de la Chine. Cette réforme va permettre aux forces japonaises de porter secours à des forces alliées n’importe où dans le monde ou de mettre en place des actions militaires pour libérer des otages japonais. En revanche, le développement de capacités nucléaires militaires n’est toujours pas d’actualité. Pour atteindre ses objectifs, le Premier ministre Shinzo Abe se dit prêt à organiser une révision constitutionnelle aux alentours de l’année 2020. Ce possible retour aux armes du Japon serait un signal fort adressé aux puissances environnantes. Mais les autorités japonaises devront faire face à une opinion publique hostile et une pression toujours plus importante des pays voisins.

Conclusion

17 Les réactions hostiles et mitigées au vote japonais du 19 septembre 2015, provenant de la Chine, de la Corée du Sud, de l’Inde ou encore de la Russie, démontrent que le Japon n’a pas réussi à effacer complètement son image impérialiste et militariste. Pourtant, il ne faut pas sous-estimer l’aspect unique de la Constitution japonaise qui a permis la création d’un prototype d’État-pacifiste constitué de nombreux dispositifs destinés à contrer l’influence des militaires.

18 Il est aujourd’hui indéniable que les Premiers ministres successifs du Japon ont, avec l’appui et le soutien des États-Unis, contourné et réinterprété à plusieurs reprises le sens de la clause pacifique de l’article 9. Mais il semble que les multiples réformes des FAD ont toujours eu des explications conjoncturelles : que ce soit en opposition aux Soviétiques par le passé ou à la Chine aujourd’hui.

19 Néanmoins, ces FAD « restent incapables de se défendre seules et ne possèdent aucun potentiel de guerre offensif réel. Le Japon militaire de l’après-guerre n’arrive pas à la cheville de celui qui prendra d’assaut l’Asie durant les premières décennies du XXe siècle » [13]. Il semble donc plus pertinent de parler d’une adaptation constante des moyens de défense nippons aux enjeux actuels, plutôt que d’une véritable résurgence du militarisme japonais.

Notes

  • [1]
    Son grand-père maternel est Nobusuke Kishi, ancien Premier ministre du Japon de 1957 à 1960, suspecté de crime de guerre de classe A jusqu’en 1948.
  • [2]
    Il faut désormais une majorité des deux tiers dans les deux chambres, puis une ratification populaire par référendum.
  • [3]
    Bruno Desjardins : Le Japon, première superpuissance pacifiste ? Un siècle de débats sur la sécurité ; L’Harmattan, 1997, p. 40.
  • [4]
    Op. cit, p. 53.
  • [5]
    Édouard Pflimlin : Le retour du Soleil levant : la nouvelle ascension militaire du Japon ; Ellipses, 2010, p. 145.
  • [6]
    Op. cit., p. 146.
  • [7]
    Cité par Jean-José Ségéric : Le Japon militaire ; L’Harmattan, 2014, p. 451-452.
  • [8]
    Op. cit., p. 490.
  • [9]
    Op. cit., p. 489.
  • [10]
    Senkaku et Diaoyu sont respectivement les dénominations japonaise et chinoise de ces îles situées en mer de Chine orientale.
  • [11]
    Véronique Schultz (dir.) : « Réforme historique ou normalisation de la politique de défense japonaise ? », Infoveilles, Centre de documentation de l’École militaire, novembre 2015, n° 38, p. 3.
  • [12]
    Antonin Francesh : « Les actions du Japon pour la création d’une architecture de sécurité en Asie-Pacifique », Japon Analysis, octobre 2013, n° 31, p. 3-6.
  • [13]
    Bruno Desjardins, op. cit., p. 140-141.
Français

La question du réarmement japonais est posée depuis plusieurs années avec un renforcement régulier des capacités militaires du pays pouvant remettre en question l’article 9 de la Constitution limitant l’outil militaire à une force d’autodéfense. L’effort actuel est plus une adaptation qu’un retour à un militarisme bien révolu.

English

Article 9 of the Japanese Constitution: Toward a Japanese Armed Forces Resurgence?

The issue of a Japanese rearmament has been posed for several years, with a regular reinforcement of the country’s military capacities that can call into question Article 9 of the constitution limiting the military tool to an auto-defensive force. Current efforts are more of an adaptation than a return to a well-concluded militarism.

  • Éléments de bibliographie

    • Barthélémy Courmont : Géopolitique du Japon ; Artège, 2010.
    • Guibourg Delamotte : La politique de défense du Japon ; Presses Universitaires de France, 2010.
    • Bruno Desjardins : Le Japon, première superpuissance pacifiste ? Un siècle de débats sur la sécurité ; L’Harmattan, 1997.
    • Eddy Dufourmont : Histoire politique du Japon (1853-2011) ; Presses Universitaires de Bordeaux, 2012.
    • Antonin Francesh : « Les actions du Japon pour la création d’une architecture de sécurité en Asie-Pacifique », Japon Analysis, octobre 2013, n° 31.
    • Christopher W. Hughes : Japan’s Foreign and Security Policy Under the ‘Abe Doctrine’. New Dynamism or New Dead End? ; Palgrave Macmillan, 2015.
    • Valérie Niquet : « La politique de défense du Japon : nouveaux moyens, nouvelles ambitions », Défense & industries, Fondation pour la recherche stratégique, février 2016, n° 6.
    • Édouard Pflimlin : Le retour du Soleil levant : la nouvelle ascension militaire du Japon ; Ellipses, 2010.
    • Véronique Schultz (dir.) : « Réforme historique ou normalisation de la politique de défense japonaise ? », Infoveilles, Centre de documentation de l’École militaire, novembre 2015, n° 38.
    • Jean-José Ségéric : Le Japon militaire ; L’Harmattan, 2014.
  • Sources

    • « China Accuses Japan of Destabilizing Regional Security After Tokyo Approves Security Bills », South China Morning Post, 19 septembre 2015 (www.scmp.com/).
    • « Séoul exige la transparence sur la politique de défense du Japon », YonhapNews, 20 septembre 2015 (https://fr.yna.co.kr/).
    • « China-Japan Tensions to Increase as Abe Revamps Security Policies », South Asia Analysis Group, 25 juillet 2015 (www.southasiaanalysis.org/).
    • « Japan Goes Hard - New Military Law Adopted », Russian International Affairs Council, 23 septembre 2015 (http://russiancouncil.ru/).
Alexis Landreau
Diplômé de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en histoire contemporaine et étudiant dans le master « Relations internationales et action à l’étranger » (MRIAE). Chargé d’études au Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEF).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.793.0097
Pour citer cet article
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