CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En février 2014, le gouvernement Ianoukovitch tombait devant les manifestants de la révolution du Maïdan, connu aussi comme la « Révolution de la Dignité ». Quelques mois plus tard, éclatait un conflit dans l’Est du pays, opposant les partisans du nouveau gouvernement central à des séparatistes désavouant les nouveaux représentants de l’Ukraine. Ces séparatistes étaient appuyés par la Fédération de Russie qui avait soutenu le Président destitué et ne reconnaissait pas le gouvernement provisoire puisque ce dernier n’était pas élu mais était le fruit d’un mouvement assimilé par Moscou à un putsch, donc illégitime.

2 Avec ce conflit, les armes ne furent pas les seules à se déchaîner : le cyber-espace prit une part active dans l’affrontement.

Qu’est-ce qu’une « guerre hybride » ?

3 Avec la crise ukrainienne, revenait le concept de « guerre hybride » né dans les années 2000 et cher aux analystes stratégiques. Cependant, celui-ci souffre d’un manque de définition claire, on le comprend généralement comme s’appliquant à une guerre mélangeant des moyens classiquement utilisés lors des conflits avec des moyens qualifiés d’« irréguliers ».

4 Si une guerre peut être considérée comme hybride dès qu’elle réunit a minima un champ autre que celui de la guerre cinétique classique, alors nombre de conflits peuvent être qualifiés d’hybride.

5 Pour l’Otan, il s’agit d’un conflit alliant guerre conventionnelle et non conventionnelle, guerre régulière et irrégulière, guerre de l’information et cyberguerre. Cependant, à ce jour, il n’existe pas réellement de définition unanimement reconnue de la guerre hybride au sein de l’Otan. Les vingt-huit membres de l’Alliance atlantique n’arrivent pas à se mettre d’accord sur une définition claire tant les menaces sont protéiformes. Et c’est peut-être là le point prégnant, le point faisant l’unanimité et le cœur même de cette sorte de guerre comme nous allons le voir.

Le cas ukrainien

6 L’Ukraine est reconnue comme ayant été – et étant encore – le théâtre d’une guerre hybride de grande envergure. Dans son cas, il s’agit d’une offensive massive faite via le cyberespace, donc multi-vectorielle, visant les populations, qu’elles soient locales ou internationales, afin d’influer sur le cours des événements.

7 En Ukraine, la guerre hybride aura mêlé des moyens cinétiques classiques opposant les forces ukrainiennes et celles des rebelles séparatistes, souvent basées autour de tranchées, et une offensive cyber visant à diffuser une vision géopolitique.

8 Ainsi, outre l’affrontement cinétique, la crise ukrainienne repose sur l’affrontement de visions géopolitiques, de représentations différentes créées à des fins de domination territoriale par des stratèges politiques aux buts et visions opposés. Ces représentations ont eu un tel succès qu’elles ont poussé des populations vivant auparavant côte à côte pacifiquement à renoncer à la paix, à prendre les armes et à mettre à mal un système économique déjà fragile.

9 Une fois le conflit déclenché, l’offensive cyber perdura.

10 La raison de ce déploiement était multiple et se diversifia encore au fil du temps et de l’évolution du conflit. Si dans un premier temps, la vague informationnelle diffusée via le cyberespace permettait d’entretenir le conflit en encourageant les hommes ayant pris les armes, elle facilitait également l’assimilation, au sein des groupes de combattants locaux, des forces venues de l’extérieur leur apporter leur soutien.

11 Rapidement et dans le même ordre d’idée, le cyberespace relaya les divers « appels aux volontaires » qui permettaient de rallier des forces vives dans les rangs des combattants séparatistes. Cet appel permettait également de faire la démonstration qu’il s’agissait bien d’un mouvement populaire ne disposant pas des ressources d’une armée régulière et ayant un besoin criant de volontaires voulant défendre une idée voire un idéal. En cela, il permit de toucher des milieux radicaux antimondialistes, antiaméricains mais également un certain nombre de volontaires menés par une vision romantique du conflit. Ainsi, des combattants se portèrent volontaires mais également des civils aux compétences diverses parmi lesquels se trouvaient des professionnels de la communication et de la programmation.

12 Le cyberespace dans son volet informationnel, c’est-à-dire dans l’utilisation qui en fut faite pour diffuser de l’information ou des images présentées comme étant de l’information, visait à rallier la population locale à la « cause ». Cela permit aux combattants de profiter du soutien des habitants, ou a minima, de ne pas souffrir de leur désapprobation qui aurait rendu l’organisation logistique nettement plus complexe qu’elle ne l’était déjà.

13 En outre, ces canaux d’information pointaient que les conséquences de la guerre subie par la population étaient imputables au gouvernement de Kiev accusé d’être à l’origine du conflit.

14 Canalisant le mécontentement contre Kiev et expliquant que les civils devaient craindre tout ce qui se rapprochait du gouvernement central, les séparatistes, s’ils ne gagnaient pas le soutien des cœurs des habitants, pouvaient au moins ne pas être la cible de la colère des locaux : ils étaient plus ou moins perçus comme le seul rempart entre la population et les exactions sensément commises par les forces régulières.

15 Enfin, la diffusion d’images du conflit et d’exactions commises en son nom auprès des opinions publiques internationales permettait de montrer Kiev comme un gouvernement barbare. Les séparatistes espéraient ainsi gagner au mieux le soutien ou au pire l’immobilisme des opinions publiques plongées dans le doute devant une telle débauche d’informations.

16 Enfin, au niveau ukrainien, la diffusion massive de ce genre de messages pouvait tout à fait influer sur le moral des hommes engagés dans le conflit ou de leur famille. Or, les familles de militaires sont d’une importance cruciale dans la gestion du moral des troupes et dans les décisions que les hommes prendront ensuite, notamment quant à la poursuite de leur engagement.

17 Au fur et à mesure des mois, la stratégie digitale utilisée pour diffuser une vague informationnelle favorable aux séparatistes évolua afin de s’adapter au discours porté par les séparatistes et par leur soutien russe. Ainsi plusieurs vagues informationnelles sont clairement définissables et dénotent d’une rapidité d’adaptation sans commune mesure jusqu’alors.

La diversité des vecteurs utilisés

18 Depuis maintenant trois ans, l’Ukraine a vu déferler le plus large éventail de vecteurs informationnels utilisés à des fins militaires et géopolitiques. En effet, le cyberespace se décline en de nombreux volets et tous furent utilisés entre avril 2014 et aujourd’hui.

19 Tout d’abord, les médias classiques furent mis à contribution notamment en Russie afin de diffuser l’information souhaitée. Ces médias furent repris en Ukraine, particulièrement dans l’Est, mais aussi en Occident où des antennes furent sinon créées, au moins développées, assurant une diffusion en plusieurs langues. Comme un certain nombre d’informations dispensées étaient vraies, il était délicat pour les populations de faire un tri entre ce qu’elles pouvaient croire ou non.

20 À ces médias officiels s’ajoutèrent des médias issus de la zone de conflit comme notamment Doni Press. Ces antennes basées au cœur de la zone séparatiste servaient, outre d’agence de presse locale, de base pour les journalistes venant de l’étranger missionnés par des agences de presse étrangères. Chose étonnante, en analysant les adresses des membres de plusieurs de ces agences et chaînes locales (télévisuelles ou radiophoniques) il n’était pas rare de trouver des adresses de rédacteur en chef par exemple, situées dans la banlieue de Moscou.

21 Outre ces médias, nombre de blogs apparurent. Certains semblent avoir été des travaux de commande en phase avec les différentes évolutions de la stratégie digitale observée, d’autres pourraient tout à fait être le fruit de volontés autonomes, soit de bonne foi, soit espérant, une fois le conflit calmé, monnayer leurs services. Ces derniers souffrent souvent d’un décalage avec la ligne directrice générale observable.

22 La diversité des médias permit, par effet de répétition, d’obtenir un certain pouvoir de persuasion. Par ailleurs, quand certains canaux diffusaient des informations tellement grotesques qu’elles se dénonçaient elles-mêmes comme étant des « fakes » [1], des faux, la population avait tendance à se reporter sur les autres médias à disposition moins paroxystiques et donc plus crédibles, alors même qu’ils diffusaient la même stratégie digitale.

23 Le cyberespace fut aussi utilisé pour collecter des fonds afin d’alimenter les territoires devenus les « République populaire de Donetsk » et « République populaire de Luhansk ».

24 Les réseaux sociaux furent également largement utilisés pour diffuser une vision mais aussi pour en détruire une autre. Ainsi une vaste opération de « trolling » [2] fut mise en place via des réseaux de « bots » [3]. Outre Facebook et Vkontacte (le Facebook russe) Twitter devint un mets de choix.

25 Plus novateur, les smartphones dont l’utilisation pour la consommation de données a explosé en Ukraine [4], furent largement mis à contribution dans le conflit faisant rage via la communication d’informations dématérialisées. L’utilisation des smartphones permet en effet de toucher son propriétaire où qu’il se trouve : les clichés pris dans les oblasts de Donetsk et Luhansk montrant en arrière-plan des hommes en armes consultant leur mobile ne furent pas rares.

26 De plus, dans l’Est de l’Ukraine, les smartphones permettent de mieux cibler l’information en faisant assez rapidement une étude du profil de leurs propriétaires. Ainsi, le message pouvait se diversifier et s’affiner afin de toucher au plus juste selon que l’utilisateur était un homme, une femme, un adolescent ou une personne âgée.

27 Les études faites dans le monde industriel quant aux résultats de la publicité transmise par smartphones montrent qu’ils sont nettement supérieurs à ceux obtenus par un ordinateur. S’agissant du domaine publicitaire, les résultats obtenus via le smartphone sont supérieurs de 19,9 % à ceux de la télévision ou d’un ordinateur, de 12,1 % quand il s’agit d’associer un message à une image et de 3,9 % quant à l’opinion [5] vis-à-vis du diffuseur.

28 Ainsi, quel que soit le sujet et où qu’il se trouve, il ne pouvait passer au travers d’une stratégie digitale de grande ampleur mise en place à des fins géopolitiques tout comme l’était le conflit armé faisant rage.

29 Dans ce cas, difficile de mettre en place un quelconque « bouclier » ou « iron dome » afin de se protéger de la vague informationnelle : il est bien difficile de suivre tous les flux, de les classer selon leurs natures et de faire le choix d’en interrompre certains jugés comme faisant partie intégrante de la guerre hybride.

Un « terrain d’essai » ?

30 Ainsi l’Ukraine aura été, et est encore, le terrain de la stratégie digitale la plus large déployée en soutien d’une opération armée opposant deux belligérants.

31 La méthode qui vise à se rallier la population, à l’influencer voire à la radicaliser ainsi que les combattants n’est pas nouvelle. Ce qui est novateur grâce au média utilisé, c’est l’extrême adaptabilité et réactivité du support qu’offre le cyber-espace.

32 Autre point, l’utilisation du cyberespace dans une visée informationnelle complique l’interception de ces acteurs dématérialisés. En effet, le cyber est par nature volatile et il est bien difficile de remonter jusqu’aux initiateurs de l’information. Quand bien même, ces derniers peuvent également très facilement se déplacer n’ayant besoin que d’un ordinateur et d’une connexion, pouvant poursuivre leur travail dans un point B au lieu du point A initial, le tout à faible coût.

33 Cependant, si le déploiement observé en Ukraine a été massif, a-t-il été absolument concluant ? D’un point de vue général, il a certes atteint un certain nombre de ces objectifs. Mais si le but était d’obtenir des actions réelles dans le monde tangible depuis le lancement d’une information dans le cyberespace, alors il est encore perfectible.

34 En effet, les actions dans le monde réel, le monde « offline » n’ont pu avoir lieu qu’avec outre l’action dématérialisée portée par le cyber et ses actions « online », un soutien humain, sur site, qu’il s’agisse d’hommes en armes, d’administratifs ou de « journalistes », aura été nécessaire pour avoir un effet palpable.

35 Toutefois, il y a fort à parier que le Donbass aura été un terrain d’expérimentation permettant de définir les forces et faiblesses des systèmes, ainsi que leurs coûts et bénéfices. Ainsi, après la mise en pratique de ces différentes méthodes, jusqu’alors pensées mais jamais testées à une telle échelle, il y a fort à parier que l’étape suivante sera le perfectionnement de la méthode mais aussi des matériaux et composants nécessaires à son développement optimal.

36 Une chose est certaine, la preuve aura été faite, quand on observe le désintérêt des populations occidentales pour le sujet ukrainien, que procéder à une diffusion massive d’informations, à un bombardement d’images et de discours agit sur les Occidentaux comme un déni de service (DDoS) le ferait sur un système informatique : il devient impossible de le solliciter.

Notes

  • [1]
    Notamment quand une photo de charnier attribué aux soldats ukrainiens se révéla être un cliché pris à Sebrenica. Plus frappant, les forces ukrainiennes furent accusées de tirer sur la population civiles et les séparatistes avec des munitions infectées du virus HIV pour créer une pandémie. D’autres clichés montraient le corps sans vie d’une femme enceinte « tuée alors qu’elle portait la vie », et en y regardant de plus près il s’agissait d’une vieille femme.
  • [2]
    Le trolling est le fait de délibérément et le plus discrètement possible discréditer un tiers, une organisation ou une idée sur des interventions sur les commentaires ou les discussions s’y référant sur les réseaux Internet. La méthode peut passer par des attaques frontales et violentes ou par des remarques cyniques et sarcastiques. Dans des cas plus aboutis, plusieurs trolls interviennent ensemble en se coordonnant afin d’atteindre le même but de discrédit.
  • [3]
    Un bot (web robot ou robot) est une application logicielle qui exécute des tâches automatisées (scripts) sur Internet. En règle générale, les bots effectuent des tâches qui sont à la fois simples et structurellement répétitives, à un taux beaucoup plus élevé que ce qu’un seul homme pourrait réaliser. Ils sont souvent utilisés en spidering web (web crawler), où un script automatisé récupère, analyse des d’informations à partir des serveurs web. Compte tenu de la rapidité exceptionnelle avec laquelle les bots peuvent effectuer leurs tâches, ils peuvent également être utilisés pour des tâches où une vitesse de réponse plus rapide que celle des humains est nécessaire. Une question et une réponse simple échangées en ligne peuvent sembler provenir d’une autre personne, alors qu’en fait, il est tout simplement le fruit d’un bot. Alors que les bots sont souvent utilisés pour automatiser une interaction en ligne répétitive, leur capacité à imiter la conversation humaine réelle et à éviter la détection a donné lieu à leur utilisation comme outils de manipulation. Sur Internet, les bots sont aujourd’hui utilisés pour modifier artificiellement ou perturber les conversations en ligne. Ils sont parfois utilisés pour submerger une discussion sur un sujet que le créateur du bot veut faire taire. Le bot peut atteindre cet objectif en noyant une conversation avec des postes de bot placé de manière répétitive pouvant, dans certains cas, sembler pertinents, dans d’autres ce sont simplement des bavardages sans rapport ; ils peuvent aussi écraser le serveur du site cible avec une constante et répétitive publication inutile. Ces robots jouent un rôle important dans la modification, la confusion et le passage sous silence de la diffusion d’une information réelle sur des événements sensibles dans le monde entier.
  • [4]
    Selon la société GFK, 12,6 % des Ukrainiens utilisaient l’Internet mobile en 2013 alors qu’ils étaient 10 % de moins au même trimestre de 2012. De même, 10,2 % des Ukrainiens utilisent l’Internet sur leurs téléphones mobiles ou smartphones alors qu’ils n’étaient que 6,9 % au premier trimestre de 2012. Il semblerait également que les hommes utilisent un peu plus activement leurs téléphones mobiles ou smartphones pour accéder à Internet avec 12,5 % contre 8,3 % chez les femmes. Si les utilisateurs les plus actifs restent les jeunes âgés de 16-19 ans avec 37,7 %, le nombre de personnes âgées de plus de 60 ans a également augmenté de façon significative, le taux de pénétration y passant de 5,5 % à 69,4 %.
  • [5]
    Millward Brown : Dynamic Logic Market Norms for Online last 3 years, 2012.
Français

Le conflit en Ukraine est de nature hybride. Outre les affrontements armés classiques, l’emploi massif du cyber à des fins de désinformation a contribué à accentuer les clivages entre les populations. De nombreuses leçons autour de l’hybridité sont ainsi tirées de cette guerre et qui influeront sur de futurs affrontements

English

Hybrid Warfare in Ukraine

The conflict in Ukraine is of a hybrid nature. Besides classically-armed confrontations, the massive use of cyber technologies for disinformation purposes contributes to accenting the division between populations. Numerous lessons around hybridity have thus been drawn from this war and will influence future confrontations.

Christine Dugoin-Clément
Analyste au Centre d’analyse de la politique européenne, section Eurasie (Cape-Europe).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.793.0085
Pour citer cet article
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