CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les menaces de la force sont de retour : des frontières extérieures de l’Union européenne aux parages de la mer de Chine, les effets produits par la puissance militaire dans les relations internationales ne peuvent plus être sous-estimés. Quelles en sont les conséquences pour notre dispositif de défense ? La première est que la période de paix et d’insouciance qui a caractérisé l’histoire récente de l’Europe était bien une éclipse. Nous sommes à nouveau entrés dans une longue période d’incertitude. La deuxième est que la faiblesse militaire de l’Union européenne constitue un facteur de danger pour chacun de ses membres. Chacun devrait donc pouvoir prendre sa part des efforts. La troisième est que l’affirmation croissante des puissances militaires régionales, si elle ne représente pas une menace directe et immédiate, risque à terme de déclasser l’Europe.

2 Pour reprendre les termes du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, l’heure est sans doute venue d’« équilibrer la puissance par la puissance ».

3 Dimensionner notre outil de défense en fonction des menaces nouvelles ne se fera pas sans méthode, ni sans réalisme, notamment sur le plan budgétaire. Commençons donc par objectiver les « menaces de la force », en s’appuyant sur le Livre blanc en vigueur, avant de hiérarchiser nos priorités capacitaires, objet de la prochaine loi de programmation militaire.

La dimension stratégique des menaces de la force

4 Les événements qui ont suivi la publication du Livre blanc en 2013 n’ont fait qu’illustrer, hélas, la pertinence du concept des « menaces de la force » [1].

5 La Chine et la Russie peuvent être considérées comme des puissances « révisionnistes » dotées d’une volonté politique, de capacités militaires et d’une doctrine d’emploi des forces armées orientées vers la contestation de la suprématie militaire occidentale. Mais la Russie concentre toute notre attention pour d’évidentes raisons de proximité géographique. Et, bien que la Chine utilise en mer de Chine méridionale avec la même habileté que la Russie en Crimée des modes d’action qualifiés d’« hybrides », elle n’a pas encore démontré la même aptitude à la projection de puissance que la Russie en Syrie. Quant aux « menaces de la force » de la part de puissances régionales émergentes (comme l’Iran), les défis qu’elles nous posent ne se caractérisent pas par la même urgence.

6 Le fait est que les interventions de la Russie en Crimée puis au Donbass en 2014, et en Syrie en 2015, montrent que la remontée en puissance de l’outil militaire russe est conforme au plan de modernisation de 2010, prévoyant de consacrer 500 milliards de dollars en dix ans à l’équipement et à la préparation opérationnelle des forces armées de la Fédération de Russie. La réalité d’une corruption endémique, d’une industrie de défense sinistrée et d’une crise économique aggravée par les sanctions ont pu faire croire un temps que la refonte de l’outil militaire russe n’irait pas au terme prévu par le Kremlin ; mais quelle que soit l’efficacité de la propagande russe, force est d’admettre la crédibilité de sa stratégie d’affirmation militaire, qui se caractérise en outre par des provocations récurrentes et des gesticulations consistant à tester nos capacités de réaction autant que la cohésion de l’Alliance.

7 À cet égard, les Russes utilisent tout l’éventail capacitaire, des manœuvres sous-marines discrètes aux abords de nos bases secrètes (le « flanc Ouest » du continent européen) aux approches beaucoup moins discrètes de bombardiers stratégiques à long rayon d’action (le « flanc Nord »). Loin de se contenter de ces reconnaissances furtives, les Russes s’appliquent à inverser systématiquement le rapport de force avec l’Otan partout où il était défavorable, qu’il s’agisse du Grand Nord, de l’Atlantique Nord, de la Baltique ou de la mer Noire, voire de la Méditerranée orientale du fait du raffermissement de la position stratégique de la Russie en Syrie et de son rapprochement de l’Égypte, d’Israël et de la Jordanie.

8 Or, la principale capacité militaire qui offre à la Russie cette inversion du rapport de force est un système essentiellement défensif, à savoir la défense antiaérienne, éventuellement combinée avec des moyens de guerre électronique, conçue précisément pour contrer la supériorité occidentale dans la « 3e dimension » et dans le milieu naval. La dissémination de ces systèmes de « déni d’accès », dits A2/AD dans le jargon otanien, nous pose un problème stratégique redoutable dans la mesure où il incomberait à l’Otan de prendre l’initiative d’une agression et d’une montée aux extrêmes en cas de nécessité, notamment dans la Baltique, dorénavant complètement couverte par ces systèmes interconnectés et redondants combinant détection radar et frappe missile hors de portée de nos systèmes d’armes aéroportés, mais aussi au Moyen-Orient. Or, toute montée aux extrêmes signifierait de franchir le seuil nucléaire, la doctrine russe étant sans ambiguïté sur le point de savoir si le nucléaire tactique est une arme d’emploi.

9 Cette inversion du rapport de force est une véritable nouveauté stratégique qui nous impose de réinvestir dans des moyens conventionnels susceptibles de rétablir l’équilibre afin de ne pas subir un chantage qui ne manquerait pas de s’exercer au détriment de la crédibilité de l’Alliance.

10 En termes financiers, le budget militaire russe est estimé à environ 80 milliards de dollars, soit 4 % du PIB, ce qui équivaut à la somme des budgets de défense de la France et du Royaume-Uni (hors pensions), mais avec un pouvoir d’achat considérablement plus important puisque l’essentiel de l’équipement militaire est produit en Russie (et en roubles). Autrement dit, le strict maintien de cette parité budgétaire nous encourage à accroître notre effort à hauteur de 2 % du PIB, soit 44 Md€ (pensions incluses) aujourd’hui, et davantage encore au fur et à mesure de la croissance du PIB. Or, nous en sommes aujourd’hui à environ 40 Md€ en norme Otan ; il manque donc 4 milliards.

Les conséquences capacitaires de l’inversion du rapport de force

11 La Russie a fait porter son effort de modernisation non seulement sur des capacités « nivelantes » susceptibles de répondre à la supériorité technologique occidentale telle que la défense antiaérienne, la guerre électronique et la lutte cybernétique, mais aussi sur des « segments d’excellence » traditionnels de l’armée soviétique tels que les chars de combat, l’artillerie, les chasseurs-bombardiers et la projection de forces, nettement plus offensifs, sans oublier les capacités navales aptes à la mise en œuvre de la nouvelle doctrine maritime russe. De ce fait, les armées européennes se trouvent prises au dépourvu, avec un parc de matériels majeurs réduit de moitié en vingt ans dans le meilleur des cas (celui des avions de combat, mais combien sont réellement disponibles en ligne ?), pour ne rien dire de la réduction drastique du nombre de chars de bataille ou de pièces d’artillerie. Or, face aux menaces de la force, la technologie ne suffit pas : la quantité compte aussi, sous peine de saturation des objectifs.

12 Le conflit ukrainien a fait prendre conscience aux Occidentaux qu’ils ne savaient plus faire la guerre contre un adversaire symétrique. La supériorité technologique occidentale leur a donné un temps la maîtrise des airs et du cyberespace. Cette époque est révolue. Les capacités de déni d’accès et de guerre électronique ont rétabli l’équilibre au profit des puissances révisionnistes. L’Otan ne retrouvera plus une pleine capacité d’entrée en premier avant que les nouveaux besoins exprimés, notamment en matière de guerre électronique, soient satisfaits par l’industrie. Quant à la guerre des drones, elle ne fait que commencer, et les Occidentaux ne sont pas forcément mieux dotés que leurs adversaires potentiels.

13 Sans préjuger de la réalité de la volonté politique du Kremlin d’en découdre avec l’Otan au-delà des gesticulations et des provocations, la simple analyse des capacités russes devrait nous alerter et nous conduire à envisager de satisfaire plus sérieusement qu’aujourd’hui les contrats opérationnels des armées, en vue d’engager une remontée en puissance de nos forces. Il convient donc d’envisager tous les scénarios éventuels et de se préparer à y faire face, ce qui implique avant tout de préserver un modèle d’armée complet, d’augmenter le format des unités de combat, sans oublier le soutien opérationnel qui leur est associé, mais aussi de conserver notre supériorité technologique.

14 Nos armées sont en effet engagées bien au-delà de leurs moyens et de leurs « contrats », ce qui a pour conséquence d’éroder lentement leur capacité opérationnelle. Ainsi, au titre de la fonction intervention, la Marine nationale doit actuellement armer quatre déploiements permanents au lieu de deux, ainsi qu’un déploiement cyclique, tout en assurant la permanence de la dissuasion océanique (qui requiert des moyens conventionnels pour faciliter sa « dilution ») et de la protection de nos vastes espaces de souveraineté, avec des moyens affectés par les réductions temporaires de capacités (RTC) des années passées, compensées autant que possible par la LPM en cours. Autrement dit, face aux menaces de la force, on ne peut pas « faire mieux avec moins » comme on a voulu le faire croire avec la funeste RGPP. En un mot, la Marine manque de bateaux.

15 Le milieu aérospatial est le premier concerné par les provocations russes à nos frontières aéromaritimes et l’efficacité du déni d’accès russe, qui conteste la liberté d’action des forces occidentales dans la « 3e dimension » et menace de rendre inopérante la composante aéroportée de notre dissuasion. Le format actuel de nos forces aériennes ne permet pas de faire face à l’intégralité des exigences de la situation opérationnelle de référence (SOR) issue du Livre blanc et actualisée en fonction de la réalité des engagements. C’est ni plus ni moins la crédibilité de l’Otan qui est en jeu, non seulement opérationnelle, mais aussi politique (article 5 du traité de Washington).

16 Répondre au défi de la puissance russe implique donc de rééquilibrer le rapport de force partout où il est devenu défavorable. Dans le milieu maritime, le format de la flotte, déjà insuffisant compte tenu de la réalité des engagements actuels, ne permettrait pas de faire face à une aggravation des menaces de la force – hypothèse réaliste confirmant la nécessité de poursuivre les investissements dans le domaine de la lutte anti-sous-marine. La Russie consacre en effet 20 % de son effort d’équipement à la rénovation de sa flotte.

17 En plus de l’équipement, la préparation opérationnelle doit aussi être accrue de manière à pouvoir répondre aux scénarios les plus exigeants, ce qui suppose de dégager des marges que le niveau actuel d’engagements de basse intensité ne permet pas de libérer. De manière générale, ce n’est pas non plus en sacrifiant le soutien que l’on améliorera le moral des armées, miné par les désastres de la RGPP que symbolise l’affaire du logiciel de solde « Louvois ». La crédibilité des armées passe aussi par la qualité de la logistique et du soutien, qui nécessitent aujourd’hui une remise à niveau.

Le nécessaire effort de recherche

18 L’inversion du rapport de force avec la Russie n’implique évidemment pas de renoncer à la supériorité technologique au profit du format. Il faut au contraire maintenir cette supériorité de l’Otan, mais « rééquilibrer la puissance par la puissance » en augmentant les volumes afin d’éviter d’être submergés par le nombre, ce qui serait un facteur d’escalade dont les Occidentaux porteraient la responsabilité. Autrement dit, un format rééquilibré et une supériorité technologique maintenue sont des facteurs de dissuasion qui limitent le risque de montée aux extrêmes et évitent de franchir le seuil nucléaire.

19 Cela suppose avant tout un effort supplémentaire d’investissement dans la R&T. À cet égard, la cible du milliard d’euros (au lieu de 730 M€ aujourd’hui) représente un objectif raisonnable. Loin de tout fétichisme numérique, ce milliard de R&T permettrait de préparer l’avenir par l’innovation dans des conditions moins dégradées qu’actuellement, tout en préservant le maintien de compétences industrielles critiques par les programmes d’étude amont (PEA). Il s’agira sans doute de repenser l’architecture des programmes (y compris navals) en intégrant la révolution numérique et en raisonnant en termes de systèmes et non plus de plateformes.

20 Enfin, la guerre électronique devra faire l’objet d’un effort particulier, tant les Russes semblent avoir pris l’avantage dans ce domaine. Il s’agit certes de moderniser nos capacités de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM), mais aussi de protéger nos plateformes et nos catalogues de bases de données électromagnétiques. Le concept français, fondé sur la discrétion plutôt que le brouillage comme illustré par le système Spectra du Rafale, devra peut-être être revu, à l’instar de ce qui est développé dans le domaine terrestre pour la protection des blindés ou de ce qui est envisagé dans le cadre de la guerre des drones.

21 L’ampleur de la tâche à accomplir renforce donc l’idée d’une inflexion durable de notre trajectoire budgétaire, dans le respect des prescriptions réaffirmées entre alliés lors du Sommet de l’Otan à Newport il y a juste deux ans. Il faudra rejoindre au plus vite l’objectif des 2 % du PIB à consacrer à notre défense, seule solution pour apporter une réponse crédible et responsable au défi des « menaces de la force » : outre le financement de l’augmentation de la force opérationnelle terrestre, cela permettra à la fois de moderniser les moyens de notre dissuasion nucléaire sans effet d’éviction sur la dissuasion conventionnelle, de maintenir notre autonomie stratégique au meilleur standard technologique, et enfin d’adapter le format de notre outil militaire à la réalité des menaces, afin de ne pas user irrémédiablement son capital opérationnel par un niveau d’engagement permanent très supérieur aux contrats opérationnels.

Le rôle particulier de la France dans ce contexte nouveau

22 Il est essentiel que l’Alliance soit capable de réagir froidement aux nouvelles manifestations de puissance d’un acteur stratégique qui conteste la suprématie occidentale au point de la défier. Il faut donc dissuader la Russie d’agresser l’un d’entre nous et lui adresser un signal de notre fermeté à ne tolérer aucune agression, même sous une forme « hybride » qui n’aurait pas forcément déclenché la mise en œuvre immédiate de l’article 5.

23 Du fait de sa capacité autonome de dissuasion nucléaire, la France est en réalité en première ligne. C’est pourquoi notre pays sera nation-cadre de la « force à très haute réactivité » de 5 000 soldats dont l’Otan prévoit de doter sa force de réaction rapide, par ailleurs portée à un effectif de 40 000. Contrairement à ce que disent certains, il y a un lien évident entre aptitude opérationnelle, réactivité et dissuasion nucléaire. C’est pourquoi nous sommes les seuls en Europe, avec les Britanniques, à pouvoir assumer cette responsabilité. D’ailleurs la Russie ne s’y trompe pas, quand elle envoie ses sous-marins au large de Faslane et de Brest.

24 Autrement dit, nous avons le devoir, nous autres puissances européennes responsables, de peser les mots et de ne pas jouer aux apprentis-sorciers. Dans la continuité du « Rapport Harmel » de 1967, qui a théorisé la ligne « ferme mais ouverte » d’une Otan à la fois puissante et ouverte à la négociation avec le Pacte de Varsovie, il est indispensable de sortir d’une simple logique d’affrontement ou de soumission. Nous avons ainsi le devoir de rassurer nos alliés qui font de mauvais rêves, mais aussi la responsabilité de faire en sorte que leur cauchemar ne devienne pas réalité, comme certaines « prophéties auto-réalisatrices ». Il convient pour cela d’adopter le comportement remarquable du « caporal stratégique » de l’opération Sentinelle : se montrer, montrer ses armes et sa détermination, rester ferme, ne pas répondre aux provocations, mais s’il le faut, être capable d’user de la force de manière mesurée.

Notes

  • [1]
    Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, p. 33 : « Tout au long de son histoire, la France a dû faire face à des puissances qui lui contestaient sa place et menaçaient son territoire et sa sécurité. Elle a dû équilibrer la puissance par la puissance, nouant des alliances et développant ses capacités militaires en proportion des menaces auxquelles elle se trouvait confrontée ».
Français

La montée en puissance des « menaces de la force », en particulier de la part de la Russie, nous oblige à repenser notre effort de défense, en relation avec nos partenaires de l’Otan. Il faut augmenter nos capacités et accentuer la recherche pour conserver notre autonomie stratégique.

English

Preface–Reflections on “Threats of the Force”

The rise in power of “threats of the force,” particularly concerning Russia, oblige us to rethink our Defense effort, in relation with our NATO partners. It is necessary to augment our capacities and accent research to conserve our strategic autonomy.

Patricia Adam
Députée de Brest, préside la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale depuis juin 2012.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.793.0005
Pour citer cet article
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