CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cinq élèves-officiers féminins de la promotion de Saint-Cyr « chef d’escadrons de Neuchèze » (2014-2017) ont effectué l’ascension du Kilimandjaro du 3 au 8 avril 2016. Dans leur aventure époustouflante, ces jeunes femmes au cœur énorme accompagnaient Cécile T., caporal au 7e bataillon de chasseurs alpins et gravement blessée en Afghanistan en 2011. Au-delà des qualités physiques qu’exige la réalisation d’un tel défi, l’accomplissement de ce projet a surtout mis en lumière une vertu cardinale qui fait la force de l’institution militaire : la solidarité envers les membres d’une même communauté, particulièrement envers ceux qui ont été meurtris dans leur chair lors d’une mission de combat. Cet hymne à la générosité, orchestré par des Saint-Cyriennes âgées de 21 à 23 ans, est une initiative novatrice qui s’inscrit dans le cadre du programme de reconstruction des blessés de guerre par le sport. Ce dessein ambitieux a déjà obtenu des résultats encourageants grâce à l’action de la Cellule d’aide aux blessés de l’Armée de terre (Cabat).

Le projet

2 « Nous nous sommes accordées à chercher à relever un défi en soutien des blessés de guerre qui, à notre sens, sont trop souvent oubliés, quand ils ou elles traversent de longues et difficiles épreuves, tant moralement que physiquement. De plus, équipe féminine, nous voulions également être accompagnées d’une blessée de guerre afin de porter ensemble l’image de notre Armé de terre, une de nos institutions où les femmes ont toute leur place ! ». Ce message fort exprimé dans Le Casoar (avril 2016) par Aurore (chef du projet), Bénédicte (responsable communication), Maëlle, Quitterie et Claire, les élèves-officiers du 2e bataillon de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, résume bien l’objectif du projet de montée vers le plus haut sommet de l’Afrique (5 895 mètres).

3 Accompagnée par des guides tanzaniens de l’agence Congema Safari qui a fourni le soutien à l’expédition (matériel, nourriture, cuisiniers, porteurs) et Zoé, la photographe officielle, l’équipe féminine a parcouru l’itinéraire de 62 kilomètres avec une dénivelée de 5 000 mètres en sept jours. Le chemin emprunté était celui de la voie Machame, appelée aussi « whisky route », un circuit bien connu des randonneurs expérimentés en quête de dépaysement et d’émotions fortes. L’exercice audacieux est d’ailleurs pratiqué par chaque élève-officier tanzanien qui doit faire l’ascension du Kilimandjaro avant de devenir officier. Il nécessite une très bonne condition physique et une adaptation à l’effort en haute montagne. Des accidents de parcours témoignent parfois des grosses difficultés dues à l’altitude que peuvent rencontrer les marcheurs partis à la conquête du toit de l’Afrique. Un Parisien, Christophe L., est ainsi décédé d’une embolie pulmonaire le 13 juin 2014 lors du retour au camp de base situé à 4 700 mètres avec un groupe encadré par un tour-opérateur français [1]. Effectuée par un temps « digne de Coëtquidan », l’expédition a fait l’objet d’un journal de bord que les Saint-Cyriennes ont publié sur un blog.

La préparation

4 Le point fort de la préparation physique a été accompli deux mois avant l’ascension du Kilimandjaro dans la région de Chambéry. Les cinq EOA et leur camarade victime de guerre ont effectué le dernier week-end de février une série de randonnées à plus de 3 000 mètres d’altitude à partir de la station d’Orelle-Val Thorens qui abrite le domaine skiable et le site de promenades pédestres les plus hauts d’Europe. De retour dans leurs unités, les jeunes femmes ont continué leur entraînement par des séances intensives de sport (renforcement musculaire, course à pied, marches).

5 La mise sur pied du projet a nécessité une campagne de contacts avec les médias pour faire connaître le défi et lui donner le maximum d’audience. Cette séquence de communication avait aussi pour but le recueil de soutiens financiers pour permettre la réalisation concrète de l’expédition. Il fallait en effet 5 500 euros pour le transport aérien vers Arusha et 1 485 euros par personne pour couvrir les services de l’agence Congema Safari. La somme a été largement réunie grâce à des dons de particuliers, d’entreprises privées (Eiffage, Société Générale, Thales, Paul Boyé Technologies, une PME du BTP…) et de structures militaires (la Direction générale des études et recherche des Écoles de Coëtquidan, La Saint-Cyrienne et diverses associations régimentaires comme l’Amicale du 13e régiment de dragons parachutistes) [2].

6 Pour porter le projet et assurer une communication adaptée à ce grand défi féminin, il fallait également une marraine dotée d’une très forte personnalité. Emmanuelle Duez a répondu à ce choix. Chef d’entreprise, diplômée de sciences po et de l’Essec (École supérieure des sciences économiques et commerciales), lieutenant de réserve dans la Marine (enseigne de vaisseau 1re classe), cette jeune femme ambitieuse de 30 ans incarne en effet pour beaucoup de commentateurs du secteur économique un idéal de la réussite féminine dans notre société. Ce jugement est largement partagé par les Saint-Cyriennes qui ont fourni une explication convaincante à leur demande de parrainage : « Nous avons décidé de contacter Mme Duez et de l’inviter à être la marraine de l’ascension du Kilimandjaro dans la mesure où son profil est en totale adéquation avec les critères que nous nous étions fixés. C’est une femme engagée, débordante d’énergie, qui partage les valeurs et les intérêts que nous prônons. Son engagement en tant que réserviste en témoigne » [3]. Emmanuelle Duez est surtout connue au travers de sa fondation « The Boson Project » qui œuvre pour l’affirmation de la place des femmes dans le monde de l’entreprise. Son action se traduit par des conseils, de la formation, des conférences et des enquêtes. À l’origine, le « Boson » est une particule élémentaire de l’univers qui possède trois caractéristiques : il n’est rien à lui seul, en dessous de lui rien n’existe, et c’est à partir de lui que tout se crée. D’où la conclusion qui s’impose : les individus, qu’ils soient clients, consommateurs, collaborateurs, actionnaires ou citoyens, sont autant de particules élémentaires de l’entreprise à partir desquelles tout se crée et qui ne génèrent de la valeur humaine et économique que par leur action avec autrui. Ces « Bosons » sont à l’origine du capital humain, « actif stratégique de l’entreprise ». Au vu de cette vision de l’entreprise qui met en exergue la cohésion des individus et l’importance du facteur humain, on comprend très bien les raisons qui ont poussé Emmanuelle Duez a accepter d’être la marraine du projet humaniste présenté par les Saint-Cyriennes. La chef d’entreprise a justifié son engagement dans une interview aux Petits Frenchies[4] : « J’ai toujours mené des projets qui avaient du sens pour moi car ils étaient susceptibles d’avoir de l’impact sur la société ».

Un hymne à la solidarité envers les blessés de guerre

7 L’histoire de la blessée de guerre qui a participé à l’ascension de la plus haute montagne d’Afrique est une véritable leçon de vie. Auxiliaire sanitaire au 7e bataillon de chasseurs alpins, le caporal Cécile T. part en Opex en Afghanistan en novembre 2010. Le 2 février 2011, le VAB qu’elle pilote saute sur un engin explosif. Victime de plusieurs blessures et hématomes, d’une fracture de l’avant-bras droit et d’un traumatisme crânien, la jeune militaire est rapatriée en France. Après de longs mois d’arrêt maladie, elle est prise en charge par la Cabat qui l’aide à se reconstruire en participant à plusieurs stages d’entraînement physique et de compétitions sportives : « Rencontres militaires blessures et sport » (RMBS) à Bourges, stage nautique sur la côte basque à Bidart (Pyrénées-Atlantiques) réservé aux militaires blessés dans des théâtres de conflits, entraînement élaboré par le Centre national des sports de la défense (CNSD) de Fontainebleau en charge des blessés militaires qui font de la compétition, participation à des compétitions internationales (Marine Corps Trials aux États-Unis où elle remporte deux médailles d’or (100 mètres, relais natation) et une médaille de bronze (natation en individuel). Polyvalente, ancienne adepte du taekwondo, Cécile T. excelle dans les épreuves de natation, d’athlétisme et de basket. La jeune femme a confirmé au journal La Croix (4 novembre 2014) les bienfaits du sport dans le processus de réhabilitation d’un grand blessé : « Maintenant, le sport, je ne peux plus m’en passer. C’est ma thérapie. Évidemment je pense à mon accident. Personne n’en ressort indemne. Je ne pourrai sans doute jamais oublier. Mais je n’en serai pas là aujourd’hui sans activité physique ».

8 Depuis leur création en 2012 par la Cabat, les « Rencontres militaires blessures et sports » connaissent un franc succès. Elles permettent aux militaires blessés des trois armées et de la Gendarmerie nationale de découvrir les possibilités qui leur sont offertes non seulement pour pratiquer le sport de loisir, mais aussi la compétition. Les stages ont lieu dans le Cher au centre régional jeunesse et sport d’Aubigny-sur-Nère et au centre de ressources d’expertise et de performance sportives de Bourges.

9 Créée en 2007, la compétition des Marine Corps Trials réunit plus de 350 militaires blessés en provenance d’une dizaine de nations (dont la France). Basé à Quantico (Virginie), son quartier général supervise la gestion de deux bataillons de blessés de guerre à Camp Pendleton (Californie) et Camp Lejeune (Caroline du Nord). L’objectif de cette structure vise à « remettre en état le corps et l’esprit des blessés par la compétition et la camaraderie ». Ce dessein est partagé par la fondation des Invictus Games.

10 Les jeux Invictus (« invincible » en latin) tirent leur nom du poème éponyme écrit en 1875 par William Ernest Henley. C’était l’ouvrage littéraire préféré de Nelson Mandela. Le célèbre prisonnier de Robben Island le lisait dans sa prison pour trouver des forces morales. Cette compétition qui tourne autour d’une dizaine de sports (athlétisme, cyclisme, natation, tir à l’arc, haltérophilie, basket en fauteuil, volley assis…) rassemble périodiquement des soldats et des vétérans handicapés en provenance d’une vingtaine de nations, la plupart de l’Otan, mais aussi d’Australie, de Nouvelle-Zélande et de Géorgie. L’initiative de ces rencontres sportives internationales a été forgée sous le patronage d’Henry de Galles (le prince Harry) qui a combattu en Afghanistan en tant que pilote d’hélicoptère. Le petit-fils de la reine d’Angleterre, qui a assuré sa formation d’officier à Sandhurst, le Saint-Cyr anglais, a terminé sa courte carrière militaire avec le grade de capitaine. Les premiers jeux se sont déroulés à Londres en septembre 2014. La France y a remporté 17 médailles dont 7 en or, en troisième position derrière le Royaume-Uni (111 médailles) et les États-Unis (81). Les deuxièmes jeux ont été organisés à Orlando (Floride) en 2016. La délégation française forte de 30 athlètes dont 4 femmes y a gagné 37 médailles dont 11 en or. Les prochains Invictus sont prévus à Toronto en 2017.

11 Dans l’Armée de terre française, l’orientation et l’accompagnement des blessés dans les grandes manifestations sportives est stimulée par l’association Terre Fraternité. Cette structure qui a aussi pour but d’aider les familles des militaires handicapés ou tués au combat a été mise sur pied en 2005 sous l’impulsion du général Thorette. Cette initiative faisait suite au bombardement meurtrier du détachement français à Bouaké en Côte d’Ivoire (10 morts et 40 blessés le 6 novembre 2004). Cette tragédie avait mis en lumière des besoins nouveaux dans le domaine du soutien aux victimes et à leurs proches. Terre Fraternité entretient une proximité avec d’autres associations avec lesquelles elle interagit. Parmi celles-ci, la Cabat et l’Association pour le développement des œuvres d’entraide de l’armée (ADO) qui fournit des bourses d’études pour les orphelins et des allocations pour les handicapés.

12 Placée sous l’autorité du gouverneur militaire de Paris, la Cabat a pour mission d’optimiser l’aide apportée aux blessés de guerre et à leurs proches, de répondre aux difficultés matérielles liées au handicap et à ses conséquences, de faciliter les démarches de réinsertion et d’entretenir un climat de confiance auprès des blessés pour qu’ils ne se sentent pas écartés de la grande famille militaire. La participation à de grandes manifestations sportives est précisément l’un des ingrédients qui restaure la confiance. Dans ce domaine, il faut aussi mentionner les activités organisées par l’association britannique Help for Heroes et la marche de quatre jours de Nimègue aux Pays-Bas qui rassemble tous les ans 50 000 participants (dont 5 000 militaires et plusieurs dizaines de handicapés) en provenance du monde entier. Au cours de cette randonnée internationale, les marcheurs doivent parcourir chaque jour entre 30 et 50 kilomètres en étoile autour de la cité néerlandaise.

13 Pour certains blessés, la Cabat reçoit l’assistance de la psychiatre Marie-Dominique Colas, chef d’un service médical de psychologie à l’hôpital d’instruction des armées Percy (Clamart). Cette grande humaniste a rapporté un témoignage émouvant sur son action, notamment auprès des « gueules cassées », dans un livre bouleversant qui a obtenu le prix prestigieux de la Saint-Cyrienne en 2015 [5]. Il y a d’ailleurs une très forte proportion de médecins féminins qui sont impliqués dans le traitement des symptômes de stress post-traumatique.

14 Le défi audacieux des Saint-Cyriennes de gravir avec une blessée de guerre une montagne légendaire, la seule en Afrique surplombée de neiges éternelles, a constitué une partition poignante de cet hymne à la fraternité d’armes. La performance inédite a été récompensée par l’octroi du prix « coup de cœur de la GMF » (Garantie mutuelle des fonctionnaires) en juin 2016 à la promotion des cinq EOA féminins. « Assurément humain » est justement la devise de la principale compagnie d’assurances des agents de l’État. Cette maxime cadre parfaitement avec l’esprit de solidarité et d’abnégation qui a animé l’expédition. Cette prouesse nous a rappelé la notion sacrée de reconnaissance envers ceux qui ont été durement éprouvés sur un champ de bataille. Cette idée généreuse, toujours d’actualité, a été formulée il y a plus d’un siècle par Theodore Roosevelt, 26e président des États-Unis (1901-1909) et Prix Nobel de la paix (1906) : « Un homme qui est assez bon pour avoir versé son sang pour son pays est assez bon pour recevoir un traitement équitable par la suite ». ♦

Notes

  • [1]
    Le Parisien, 25 juin 2014.
  • [2]
    Le Casoar, avril 2016.
  • [3]
    « Ascension du Kilimandjaro & Blessée de guerre » (www.mymajorcompany.com/).
  • [4]
    Explorateur des tendances françaises qui met en relief le savoir-faire et la créativité des entrepreneurs français.
  • [5]
    Le visage des hommes, 1914-2014, un face-à-face avec les blessés de guerre ; Lavauzelle, 2015.
Français

En avril dernier, cinq EOA (élèves-officiers d'active) féminins de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, accompagnées d’une blessée de guerre, ont entrepris l’ascension du Kilimandjaro. À travers cette expédition, s’exprime l’engagement de la communauté militaire pour soutenir concrètement les hommes et les femmes militaires blessés en opération.

English

The Challenge of Saint-Cyriennes on the Roof of Africa

Last April, five female EOAs from the special military school of Saint-Cyr (l’École spéciale militaire de Saint-Cyr), accompanying a soldier wounded in battle, undertook the ascension of Kilimanjaro. This expedition expressed the engagement of the military community to concretely support military men and women wounded in operation.

Michel Klen
Essayiste ; a rédigé plusieurs livres dont Femmes de guerre(Ellipses) et Les ravages de la désinformation (Favre).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.793.0116
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