CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Y a-t-il un ou des Islams ? Selon le dogme, l’Islam est un : le Coran est le même pour tout le monde et la tradition du Prophète ou « Sunna » s’applique à tous les croyants.

2 La réalité, pourtant, est différente de cette approche rigide. En effet, l’une des raisons pour lesquelles l’Islam s’est répandu aussi vite et aussi loin de sa base arabe, est qu’il a su s’adapter aux cultures locales tout en conservant un socle commun.

3 Il y a environ 240 millions de musulmans en Afrique noire. Leur pourcentage dans la population varie selon les pays : Bénin 25 %, Burkina Faso 50 %, Côte d’Ivoire 40 %, Gambie 95 %, Ghana 20 %, Guinée 85 %, Guinée-Bissau 45 %, Liberia 20 %, Mali 80 %, Niger 90 %, Nigeria 50 %, Sénégal 90 %, Sierra Leone 60 %, Togo 10 %. S’il y a bien un Islam aux « couleurs de l’Afrique », ce continent n’est pas à l’abri de la montée de l’extrémisme qui utilise l’Islam dans un but politique.

Un Islam aux « couleurs de l’Afrique »

L’Afrique, terrain de parcours de l’Islam

4 Né dans la péninsule arabique à partir de 610, l’Islam est arrivé dans le Maghreb berbère à la fin du VIIe siècle et surtout au début du VIIIe siècle. C’est aussi à cette époque qu’il pénètre dans la savane africaine. Les premiers noirs qui se sont convertis à cette religion appartiennent à la dynastie des Dya’ogo établis dans la vallée de l’actuel Sénégal, vers 850. Les historiens musulmans appellent cette région « Bilâd at-takroûr ». Ils désignent l’Afrique de l’Ouest sous le nom « Bilâd as Soudân » (le pays des Noirs).

5 L’Islam accentua sa présence en Afrique de l’Ouest par les routes commerciales qui reliaient le Maghreb berbère fraîchement islamisé à l’Afrique occidentale : du Maroc au Nord du Mali, de Mauritanie vers l’Empire du Ghana, de l’Ouest algérien vers Gao puis Tombouctou. D’autres routes reliaient le Nigeria à la Libye et au Maroc, et de la Tunisie vers le Nord Niger à travers la Libye.

6 L’Empire du Ghana qui englobait une immense région allant de l’Atlantique au lac Tchad, et du Sahara aux sources des fleuves Sénégal et Niger, s’est ouvert aux commerçants arabes dès le IXe siècle. Ce fut le premier Empire au Sud du Sahara à se convertir à la nouvelle religion. Mais cette conversion n’a pas empêché les souverains d’être, en même temps, les rois du paganisme. Le Royaume du Ghana s’est ensuite affaibli, entre autres par les attaques menées par les Almoravides, berbères musulmans. Il finit par être annexé en 1240 par l’Empire du Mali. Le Royaume de Songhay se constitua au VIIe siècle par le métissage du peuple Sonrhaï et des Berbères qui refusaient la présence arabe au Maghreb. L’Islam fit souche à partir de 1010 lorsque les monarques choisirent Gao comme capitale et devinrent musulmans. Les souverains de ces royaumes eurent à cœur de faire « le » pèlerinage à La Mecque car il était pour eux une source de prestige en même temps qu’il contribuait à consolider leur légitimité.

7 L’Islam est apparu en Afrique de l’Est à partir du VIIe siècle car la première « hijra » (immigration) s’est produite du vivant de Mohamed. Ses disciples étant persécutés par les Arabes polythéistes, il envoya quelques-uns d’entre eux en Éthiopie gouvernée par un roi chrétien. C’est ainsi que l’Islam a commencé à s’inscrire dans la réalité sociologique de Djibouti et de l’Érythrée.

8 Le recours à la violence pour répandre la religion est l’un des moyens utilisé par les Almoravides, mais aussi et surtout par des monarques noirs récemment convertis. Certains d’entre eux déclenchèrent des guerres au nom du « Djihad » contre les « non croyants ».

9 Lorsqu’au XIXe siècle, l’Afrique fut confrontée à la colonisation européenne, l’Islam était profondément ancré dans la réalité sociologique, culturelle, économique de ce continent. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le recours au « Djihad » ait servi comme mode de résistance aux visées européennes. Lors de la conférence de Berlin en 1885, les puissances occidentales se sont partagé une bonne partie de l’Afrique. La plus grande partie de l’Afrique de l’Ouest revint à la France, excepté le Togo qui fut attribué à l’Allemagne, tandis que la Gambie, le Nigeria, le Ghana et la Sierra Leone tombèrent dans l’escarcelle anglaise. Le Portugal mit la main sur la Guinée-Bissau.

10 La France eut à faire face à une résistance armée dans une vaste région qui correspond actuellement au Mali, au Burkina Faso (ex-Haute Volta), à la Côte d’Ivoire. Cette opposition a été principalement menée sous la direction de deux leaders : Babemba Traoré et Samoury Touré.

11 En Libye et dans le BET (Bornou-Ennédi-Tibesti) c’est-à-dire le Nord du Tchad, c’est la confrérie Senoussiya qui organisa la lutte armée. Le roi Idriss, renversé par un coup d’État mené par Kadhafi et ses compagnons en septembre 1969, était issu de cette confrérie qui avait pris en charge le gouvernement de la Libye en même temps qu’elle exerçait une forte influence, sinon une souveraineté sur le BET.

12 L’Islam n’a pu connaître une expansion fulgurante en Afrique Noire que parce qu’il a su s’adapter, notamment en acceptant certaines pratiques et superstitions animistes. Cela est constaté par l’intellectuel africain Amadou Hampâté Bâ : « En Afrique, l’Islam n’a pas plus de couleur que l’eau ; c’est ce qui explique son succès : il se colore aux teintes des territoires et des pierres » [1].

L’Islam et l’art des « accommodements »

13 Dans Les Musulmans d’Afrique Noire, un autre spécialiste J.-C. Froelich, écrit : « Il existe un Islam méditerranéen ou Proche oriental, différent aussi de l’Islam maure, Islam repensé, repétri, négrifié, adapté aux caractères psychiques des races noires » [2].

14 Des africanistes ont noté de nombreux cas de symbiose animisme-islam. C’est le cas de L.-V. Thomas qui constate que chez les Dyolo, les « génies » musulmans se confrontent avec les fétiches.

15 La hantise de la souillure rituelle présente le même aspect. Les interdits sexuels, en période de menstrues pour une femme enceinte, sont les mêmes. L’interdiction de consommation du porc, pour les musulmans, ne déconcerte pas le fétichisme qui ne peut se nourrir de son animal « totémique ». Animistes et musulmans attachent la même importance aux songes et à l’oniromancie. Il y a « contamination » des rites funéraires : certains villages suivent une coutume mi-fétichiste, mi-islamique. Les convertis conservent leurs superstitions comme, par exemple, l’échange de gris-gris bénéfiques. Des musulmans Dyola participent aux fêtes animistes, vont dans les forêts sacrées, sacrifient aux fétiches. Le culte voué à des « marabouts » ressemble étroitement à une forme de panthéisme syncrétique… [3].

16 L’islam, par ailleurs, n’a pas cherché à combattre les structures sociale et économique de l’Afrique noire. Plusieurs exemples en attestent : le principe de non-appropriation des terres. Celles-ci appartiennent à Dieu et au génie du lieu. Celui qui travaille la terre et la fait fructifier possède un droit d’usage. Les deux religions accordent une grande importance à la vie en communauté, à l’entraide pour le travail de la terre, la complémentarité des sexes, en particulier pour ce qui concerne le travail. L’éducation collective n’entre pas en contradiction avec les approches éducatives de l’animisme et de l’Islam. On y retrouve également les questions si importantes de l’initiation et la différenciation des classes d’âge.

17 Sur le plan politique, les « conseils » jouent un rôle important en ce qu’ils ont un pouvoir très fort permettant de peser sur la désignation des rois et leur révocation. À cet égard, le Coran où le mot « politique » n’existe pas, insiste sur la nécessité pour les musulmans de se « consulter ». Il y a donc une convergence entre les pratiques politiques de l’Afrique animiste et cette prescription coranique.

18 Il est important de souligner que la conversion à l’Islam n’a pas pour conséquence la rupture avec la coutume. Quant à la vie familiale, elle demeure stable : la polygamie est permise ; l’Islam recommande la libération des esclaves mais n’interdit pas explicitement cette pratique ancrée dans certaines parties de l’Afrique ; le sentiment de la fraternité – tous les musulmans sont « frères » – est bien accueilli.

19 Louis Massignon disait en 1938 que l’Islam agit sur les Noirs par le prestige d’une culture supérieure qui, dès qu’elle les a affranchis, les acceptait immédiatement à égalité.

20 Aussi insolite que cela puisse paraître à notre regard porteur des valeurs du XXIe siècle, les femmes africaines ont bien accueilli l’islamisation car, par rapport à leur condition de l’époque, elle fait progresser leur statut. Selon la coutume locale, la femme n’a aucun droit à l’héritage. L’Islam lui attribue une demi-part.

21 Les intérêts économiques sont loin d’être antagonistes. Africains et Arabes y trouvent leur compte. Par exemple, en Afrique orientale au XIXe siècle, il y a eu connivence entre les caravaniers arabes, d’une part, et les Haoussas et les Dyula soudanais, d’autre part. Cela a permis à l’Islam de faire la jonction entre la savane et la forêt.

22 Après une phase de lutte entre les peuples africains et les colonisateurs occidentaux, ces derniers ont été un facteur favorable à l’expansion de l’Islam. Ils ont, notamment, eu recours à des intermédiaires arabes. L’administration française a utilisé des secrétaires de langue arabe. Indirectement, le colonisateur a été pour quelque chose dans l’islamisation des tirailleurs Mossi, animistes quand ils ont été recrutés, et devenus musulmans au terme de leur séjour au Levant en Afrique du Nord.

23 La France a utilisé les marabouts Manding pour procéder au recensement de la population, pour l’établissement d’un cadastre et le prélèvement des impôts. Parfois même, elle leur a délégué l’administration de la justice.

24 On voit donc que l’Islam a fait preuve de souplesse et de capacité d’adaptation. Il a pris la précaution de ne pas heurter de façon frontale les réalités africaines marquées par l’animisme. Cette acclimatation se manifeste par le rôle très important des confréries.

Les confréries, clé de voûte de l’Islam africain

Une institution structurante

25 La confrérie, en arabe « tariqa » ou voie, « chemin du voyage vers Dieu », rassemble des fidèles autour d’une figure sainte. Le saint, sur le tombeau duquel on vient prier, est censé servir d’intercesseur auprès de Dieu afin que les supplications lui parviennent et qu’il en tienne compte. Les confréries sont directement liées à l’histoire du soufisme, la voie mystique de l’Islam. Dès les premiers siècles qui ont suivi la « Révélation », ont émergé des mystiques qui se signalent par l’exemplarité de leur vie, leur maîtrise des textes sacrés, leur détachement par rapport aux biens matériels. Ils consacrent leur vie à l’adoration de Dieu. « Soufis » signifie laine, leurs habits étant en laine et chaque confrérie est une école de pensée musulmane avec, à sa tête, un guide religieux, le marabout, assisté de conseillers. La confrérie porte le nom de son fondateur. La zaouïa est l’établissement qui accueille les fidèles. C’est aussi un lieu d’enseignement, la résidence du cheikh et un hôtel.

26 Le rôle de la confrérie est d’autant plus important que la structure étatique est faible. Elles constituent un cadre social solide. Elle est l’esquisse d’une « Société civile », se livrant à des activités charitables et jouant un rôle redistributeur au profit de la communauté grâce aux fonds que lui versent régulièrement ceux qui y sont affiliés. On peut y voir un système de solidarité particulièrement efficace, ou, au contraire, le camouflage d’une exploitation du travail de ceux qui y sont rattachés.

27 Les confréries les plus actives sont la Tidjaniya et les Mourides. La Tidjaniya a été fondée par Ahmed al-Tijani à la fin du XVIIIe siècle. Originaire de Ain Mâdî en Algérie, il affirmait être descendant du prophète. Il prétendit avoir réellement rencontré Mohamed, ce qui lui conférait une légitimité indiscutable. Il décréta qu’il était le sceau des saints et que ses enseignements étaient indépassables. Partie d’Algérie, la confrérie étendit son emprise sur la Mauritanie, puis le Sénégal, le Tchad et le Soudan. Actuellement, la Tidjaniya apparaît comme la confrérie des élites. D’où le rôle politique important que jouent ses membres, en particulier au Sénégal.

28 La confrérie Mouride a été fondée par cheickh Ahmadou Bamba (1853-1927) au Sénégal. Il s’est présenté comme l’héritier spirituel du prophète, exigeant la stricte orthodoxie envers le contenu du Coran. Les Mourides établissent un lien entre l’Islam et les traditions du peuple Wolof. Ils sanctifient le travail et exaltent la solidarité. Elle est dirigée par le « Calife général », descendant du fondateur. Ils administrent la ville de Touba, leur capitale spirituelle.

29 Le concept « confrérie » et sa traduction sociale, culturelle et politique, sont combattus par l’Islam dit « orthodoxe », en particulier par le Wahhabisme qui, renvoyant à la « pureté » de l’Islam, condamne la notion même de « Saints », de « Marabouts ». Il rappelle qu’il ne peut y avoir d’intermédiaire entre Dieu et le croyant.

Une institution menacée

30 On a longtemps présenté les confréries comme un barrage infranchissable par l’extrémisme, mais c’est de moins en moins vrai. En effet, elles n’échappent pas aux contradictions et aux controverses de leur environnement.

31 Par exemple, le « Calife général des Tidjanis » a exigé en 1987 que soit fermée la chapelle catholique qui venait d’être construite dans la ville. Le même « Calife » dénonça, en 1989, le livre de Salman Rushdie Les Versets sataniques et approuva la fatwa de l’Imam Khomeini contre cet auteur.

32 Les mouvements « islamistes » se sont implantés dans la plupart des pays de l’Afrique occidentale, mais aussi, par exemple en Somalie. Le Nord nigérien, en particulier Kano et sa région connaissent un processus de radicalisation depuis une trentaine d’années. C’est sur ce terrain favorable qu’a été fondé Boko Haram, en 2002. Il signifie : « l’éducation occidentale est interdite ». Il a essaimé au Cameroun, au Niger et au Tchad. À l’Ouest, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algérien s’est transformé en Al-Qaïda au Maghreb Islamique et, mis en difficulté par l’armée algérienne, il a tenté de faire du Sahel son « sanctuaire ». L’implosion de la Libye à la suite de l’intervention de l’Otan, a grandement contribué à le renforcer, du moins dans un premier temps. Il y a aussi le Mouvement pour l’unité et le Djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), ainsi que Ansar Eddine, etc. ; cette liste n’étant pas exhaustive.

33 La montée de l’« islamisme » en Afrique s’explique par plusieurs facteurs : l’échec, à des degrés différents, de toutes les tentatives de développement, la pression démographie et la pauvreté (au Niger 62 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et chaque femme met au monde au moins 6 enfants). Les inégalités sociales et une corruption endémique ; l’arbitraire et l’absence d’État de droit ; le manque de légitimité des gouvernants qui s’accrochent au pouvoir, les difficultés à trouver sa place dans une économie de marché mondialisée ; l’aggravation de la crise d’identité ; le chômage des jeunes, etc. C’est donc un « terrain » favorable aux manipulations par des apprentis sorciers qui prétendent avoir les solutions à tous les problèmes par l’« Islam », en même temps qu’ils désignent les coupables : les puissances judéo-chrétiennes et leurs « complices locaux ».

34 * * *

35 Il existe un Islam africain qui repose sur un socle commun – le Dieu unique et les cinq piliers – mais aussi sur des « accommodements » qui tiennent compte des références ancestrales des peuples de ce continent. Aujourd’hui, comme partout dans le « monde musulman », l’Islam africain est atteint par la crise structurelle que connaît la religion musulmane. En effet, l’« islamisme », le « radicalisme », ne sont que des symptômes à la fois de l’impuissance face aux problèmes de notre temps et peut être de l’essoufflement d’un système de croyance qu’il serait nécessaire de renouveler.

Notes

  • [1]
    Amadou Hampâté Bâ, in : Vincent Monteil, L’Islam noir. Une religion à la conquête de l’Afrique ; Éditions du Seuil, Paris, 1980, p. 63-64.
  • [2]
    Jean-Claude Froelich : Les Musulmans d’Afrique Noire ; Éditions de l’Orante, Paris, 1962, p. 11.
  • [3]
    In Vincent Monteil, op. cit., p. 65-66.
Français

L’Islam s’est développé en Afrique à partir du VIIIe siècle en s’adoptant aux coutumes locales et aux mœurs des sociétés africaines. Organisé autour des confréries, l’Islam africain, bien que modéré, n’échappe pas aux soubresauts actuels avec la montée d’un islamisme potentiellement déstabilisateur.

English

African Islam

Islam has developed in Africa since the 8th century, adapting to local customs and traditions of African societies. Organized around brotherhoods, African Islam, despite being moderated, does not escape current paroxysms with the rise of a potentially destabilizing Islamism.

Mustapha Benchenane
Docteur d’État en science politique. Conférencier au Collège de défense de l’Otan.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.793.0103
Pour citer cet article
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