CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Déclenchée en 2013 pour répondre à une menace militaire immédiate au Mali, l’opération Serval s’est transformée en un dispositif régional visant, comme l’ont rapidement indiqué les autorités françaises, à assurer la stabilité de la Bande sahélo-saharienne (BSS) en luttant contre les groupes jihadistes qui y agissent. Cette mission, essentielle, vient soutenir les efforts des États de la région et s’inscrit désormais dans la durée. Nombreux, d’ailleurs, sont les observateurs qui ne lui voient pas de fin prévisible tant la situation, en dépit des efforts des différents acteurs engagés, ne paraît pas s’améliorer.

La France, nation alliée, force supplétive, puissance tutélaire ?

2 L’intervention française au Mali est donc devenue, en quelques mois, une opération militaire régionale [1] dont le mandat, inédit, couvre pas moins de cinq États souverains (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad). Les forces déployées par Paris y réalisent, seules ou lors d’opérations associant des partenaires locaux, des missions de reconnaissance et des ratissages, et elles y affrontent ponctuellement les éléments de groupes terroristes. Elles y assurent également des missions de formation et d’encadrement, et y représentent parfois la seule véritable capacité offensive des États. Elles y mènent également des missions de conseil, participent à la collecte du renseignement, à la coordination interrégionale, à la gestion des crises, et nous avons vu à plusieurs reprises des membres des forces spéciales françaises prendre part activement à des opérations en zone urbaine à Bamako ou à Ouagadougou lors d’attaques terroristes [2].

3 Trois ans, en effet, après le déclenchement de l’intervention française au Mali, quatre ans après la déroute des Forces armées maliennes (Fama) contre les groupes armés touaregs et les mouvements jihadistes, les capacités de Bamako restent marginales, et elles ne diffèrent guère de celles de Niamey ou de Ouagadougou. Le regard plus positif que l’on porte à Paris sur Nouakchott et N’Djamena mériterait également d’être nuancé et repose manifestement sur des évaluations biaisées par la trop grande proximité des évaluateurs avec les évalués [3].

4 Le dispositif Barkhane, présenté comme une réponse à la montée en puissance des groupes jihadistes constitue, en réalité, la dernière évolution d’une présence militaire française ancienne dans la région [4], qui renvoie aux indépendances des années 1960 et aux difficultés, sinon aux échecs, des États nés de la décolonisation [5]. Puissance régionale, la France intervient au Sahel afin d’y mener un combat que les puissances locales ne sont pas en mesure de gagner. Ce faisant, elle vient y compenser des insuffisances anciennes, bien connues et auxquelles, de toute évidence, aucune réponse n’a été apportée depuis des années.

Des insuffisances longtemps niées

5 L’opération Serval[6], planifiée depuis des années, a répondu à une crise sécuritaire régionale dont l’évolution était observée et étudiée à Paris de longue date. Déjà, en 2000, les menaces exercées par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algérien contre le rallye Paris-Dakar avaient conduit à la neutralisation puis à l’annulation des étapes nigériennes de l’épreuve. Les autorités françaises avaient alors envisagé d’engager des unités militaires positionnées dans la région, en estimant froidement que l’armée nigérienne n’était pas capable d’affronter efficacement quelques dizaines de terroristes algériens [7].

6 Ce constat, cruel après d’innombrables exercices en commun et de nombreuses sessions de formations, conduisit à une implication progressive de la communauté internationale. Les États du G8, par exemple, se mobilisèrent et, observant les insuffisances de nombre d’États en matière de lutte contre le terrorisme, créèrent en 2003 le Groupe d’action contre le terrorisme (GACT) [8], dont l’ambition était d’identifier précisément les besoins puis d’y répondre. Sans surprise, les États de ce qu’on n’appelait pas encore la BSS figuraient parmi les cibles les plus immédiates de cette stratégie internationale de remise à niveau. De nombreux axes d’effort avaient alors été identifiés, concernant aussi bien les forces armées que les services de sécurité, les unités d’intervention, la collecte de renseignements, la chaîne judiciaire ou le système carcéral.

7 Paradoxalement, cette prise de conscience par les chancelleries et les états-majors des faiblesses de certains des États affrontant directement des groupes jihadistes, si elle entraîna d’ambitieux programmes de coopération [9] et même la création d’organisations militaires particulières [10], ne modifia pas la perception publique de ces partenaires. Plus grave, aucun constat ne fut établi au sujet de l’échec patent de décennies de programmes de formation et d’entraînement, et aucun diagnostic politique ne fut toléré. Il fait pourtant peu de doute que les importantes difficultés des États de la BSS face à la menace terroriste, non seulement ne datent pas d’hier mais sont révélatrices de dysfonctionnements profonds dépassant le seul domaine de la sécurité.

8 Les puissances extérieures, et singulièrement la France, sont dès lors confrontées à des impératifs contraires : il s’agit à la fois de soutenir des États dont la faiblesse [11] dure depuis des années, sans se risquer à les réformer mais tout en s’exposant au fait que l’aide qui leur est apportée soit inefficace [12]. Comme en Afghanistan ou en Irak, la lutte contre le jihadisme sans amélioration substantielle du contexte politique revient à créer un tonneau des Danaïdes administratif qu’alimentent des organisations concurrentes (services spécialisés, organismes internationaux, ONG, prestataires privés).

9 De plus, dans des États aux profonds dysfonctionnements, l’arrivée massive et rapide d’une aide internationale ne donne pas souvent les résultats escomptés. Elle devient, en effet, un enjeu de pouvoir entre les unités qui en bénéficient et qui peuvent en tirer des bénéfices, financiers et/ou politiques immédiats sans lien avec la lutte au profit de laquelle tous ces moyens ont été mobilisés [13]. Constater que la lutte contre le jihadisme, obsession occidentale déjà ancienne, ne présente pas la même urgence dans des pays victimes de crises économiques et sociales et/ou ravagés par la corruption ne relève ainsi pas du défaitisme.

10 Nombre d’administrations régaliennes de la BSS choisies par les planificateurs occidentaux ou les décideurs de l’ONU ou de l’Union européenne ne sont tout simplement pas capables de recevoir de telles aides, parfois surdimensionnées, ou sans pertinence. Il a ainsi été constaté que les programmes des missions européennes au Mali (EUTM Mali ou EUCAP Sahel Mali) ou au Niger (EUCAP Sahel Niger) répondaient tout autant à des besoins locaux plus ou moins identifiés qu’à de subtils équilibres internes au sein du Service d’action extérieure de l’Union [14]. De même, plusieurs missions de formation dans le domaine des enquêtes au profit de certains services de police sahéliens semblent avoir bien plus répondu aux présupposés des formateurs qu’aux réalités du terrain. Dans plusieurs cas, depuis 2013, il a ainsi fallu faire considérablement évoluer le périmètre initial des missions internationales afin de répondre aux besoins réels. Il est parfois troublant de constater que le succès concret de ces programmes compte moins aux yeux de leurs concepteurs que leur retentissement et, surtout, l’absence de tout accroc. Comme on le sait, les organisations internationales ne commettent jamais d’erreurs.

Un retard insurmontable ?

11 Le développement de réelles capacités en matière de lutte contre le terrorisme ne peut être déconnecté d’une amélioration substantielle de la gouvernance. Face à des menaces complexes, alimentées par de profondes crises internes, la montée en puissance des outils répressifs ne peut, au mieux, que générer de courts moments de répit, au pire, que consolider des systèmes politiques toxiques. Le phénomène est connu, et nombre d’autocrates ont su, en particulier depuis 2001, utiliser à leur seul profit le soutien des puissances occidentales contre les groupes jihadistes. L’aide qui leur a été apportée a ainsi permis à la fois de renforcer leur appareil répressif, d’utiliser le rapprochement avec leurs soutiens extérieurs à des fins de légitimation interne [15] et de créer avec eux un lien d’interdépendance sur lequel il est impossible de revenir.

12 S’il est bien compris que la lutte contre le terrorisme requiert des outils particuliers mis en œuvre par des fonctionnaires et des militaires correctement formés, il ne doit pas être oublié que les grands programmes d’entraînement ou que les coopérations militaires sont censés produire plus de bien que de mal. L’identification des effets des interventions devrait ainsi être mesurée avec plus de finesse, même s’il est sans doute illusoire de vouloir éviter le développement de crises déjà commencé. À ce titre, la présence militaire française au Mali, si elle obtient d’incontestables résultats contre Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et ses alliés, ne bénéficie plus de l’aura née après la victoire du printemps 2013. Les éléments déployés par Paris sont ainsi perçus, au Nord comme des supplétifs du pouvoir central, au Sud comme les protecteurs des mouvements irrédentistes. Le Mali illustre de façon exemplaire l’impasse que constitue une stratégie uniquement sécuritaire, sans aucune résolution des conflits – les Accords d’Alger étant ce qu’ils sont.

13 On ne peut, en réalité, concevoir de véritables capacités antiterroristes sans un véritable État et on ne peut espérer que les capacités de celui-ci soient efficaces sans une situation politique à peu près stabilisée. Au Sahel, les interconnexions entre les crises locales et les crises régionales mettent ainsi à rude épreuve des architectures sécuritaires qui ont longtemps été tournées vers la répression politique ou la seule survie des dirigeants. La lutte contre des mouvements terroristes jouant habilement sur les tensions communautaires nécessite des réponses plus complexes et plus ambitieuses que les habituelles démonstrations de force. De surcroît, la dimension régionale des organisations jihadistes implique une coordination entre États d’autant plus difficile à réaliser que le manque de cadres formés est criant. La France remplit ainsi ce rôle de coordinatrice grâce aux travaux du G5 Sahel, qui laissent parfois apparaître un important retard conceptuel [16]. De même, les États-Unis, par leurs exercices régionaux Flintlock, essayent-ils de créer une communauté sahélienne de décideurs militaires compétents et un noyau dur d’unités fiables.

14 Il faut cependant se garder de tout mépris à l’égard des difficultés locales. Celles rencontrées au Sahel par les États face aux groupes jihadistes, si elles sont liées à leurs faiblesses ou à leur histoire récente, ne doivent pas faire oublier les propres échecs des puissances occidentales venues les soutenir. La nature même du jihad, qui implique face à lui des moyens militaires et policiers capables d’une grande réactivité, met à rude épreuve des systèmes n’ayant jamais été véritablement réformés voire évalués.

15 Ces difficultés, réelles et sans aucun doute appelées à durer, ne doivent pas conduire à la résignation. Les chantiers sont cependant importants, dans de nombreux domaines, et les agendas politiques ou technocratiques ne doivent pas conduire à négliger des lois historiques. On ne bâtit pas des armées nationales en un clin d’œil et on ne saurait imaginer de solutions purement sécuritaires à des crises dont le terrorisme n’est qu’une manifestation.

Notes

  • [1]
    Cf. Dossier de présentation de l’opération Barkhane (www.defense.gouv.fr/).
  • [2]
    Le GIGN a ainsi été projeté à Bamako le 20 novembre 2015 lors de l’attentat contre l’hôtel Radisson Blu, mais est arrivé trop tard pour participer aux opérations.
  • [3]
    La fragilité du régime tchadien n’est ainsi plus à démontrer. Cf. notamment Roland Marchal : Petites et grandes controverses de la politique française et européenne au Tchad, étude du Comité de suivi de l’appel à la paix et à la réconciliation ; Comité catholique de lutte contre la faim et pour le développement : Étude politique française au Tchad, avril 2015, 54 pages (http://ccfd-terresolidaire.org/).
  • [4]
    Cf. Stéphane Mantoux : Les Guerres du Tchad ; Lemme Éditions, 2015, 108 pages. Par certains aspects, Barkhane n’est que le prolongement d’Épervier.
  • [5]
    Cf. Pierre Vermeren : Le Choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes ; Odile Jacob, 2015, 332 pages.
  • [6]
    Cf. Jean-Christophe Notin : La Guerre de la France au Mali ; Taillandier, 2014, 400 pages.
  • [7]
    Témoignages recueillis par l’auteur.
  • [8]
    Une décision prise au Sommet d’Évian (www.jacqueschirac-asso.fr/). Le GACT associait les États du G8, la Suisse, l’Australie, l’Espagne et plusieurs entités spécialisées des Nations unies.
  • [9]
    Comme la Pan-Sahel Initiative américaine, lancée en 2002, et devenue en 2005 la Trans-Saharan Counterterrorism Initiative (TSCTI).
  • [10]
    Les États-Unis ont créé en 2008 l’Africa Command, un nouveau commandement régional regroupant des régions relevant auparavant de l’European Command et du Central Command.
  • [11]
    Ou, pour le dire plus subtilement, qui ne répondent pas aux critères traditionnels de l’État wébérien.
  • [12]
    Cf. Aline Lebœuf : « La Réforme du secteur de sécurité, entre bureaucraties et stratégie », Focus stratégique n° 51, Institut français des relations internationales (Ifri), avril 2014.
  • [13]
    Cf. notamment La réforme des systèmes de sécurité et de justice en Afrique francophone, collection Organisation internationale de la francophonie, 2010, 318 pages ; et, à titre d’exemple, Yves Trotignon : « Les failles du renseignement français, ou le syndrome Shadok », The Conversation, 9 décembre 2015.
  • [14]
    Entretiens de l’auteur avec des responsables de missions internationales.
  • [15]
    Un effet qui ne dure qu’un temps, cependant.
  • [16]
    Cf. « Le G5 s’inspire de la lutte de l’Espagne contre l’ETA », RFI, 5 mars 2016 (www.rfi.fr/).
Français

La lutte contre le jihadisme dans le Sahel nécessite une gouvernance et des capacités antiterroristes efficaces. Or, les difficultés des États de la région, liées à leurs faiblesses ou à leur histoire récente ne permettent pas de stabiliser la région et confrontent les puissances extérieures à des impératifs contraires. Ces difficultés, réelles et appelées à durer, ne doivent pas conduire à la résignation.

English

Towards a realistic assessment of the counter-terrorism capabilities of the Sahel states

The battle against jihadism in the Sahel requires efficient governance and counter-terrorist capabilities. However, the problems encountered by the states in the region due to their weaknesses and recent history are preventing the region from finding stability and bring external powers up against adverse demands. These problems are genuine and lasting, and should not result in resignation.

Yves Trotignon
Chercheur associé à l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand, Université du Québec à Montréal.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.792.0043
Pour citer cet article
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