CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’Union européenne (UE) et l’Union africaine (UA) ont toutes deux connu au cours des quinze dernières années des changements profonds dans leurs positionnements et activités dans le domaine de la sécurité et de la gestion des crises.

2 Leurs agendas et moyens respectifs en font des acteurs différents qui se sont développés indépendamment l’un de l’autre. Sur le sol africain, l’UE a conduit de nombreuses opérations sans lien direct avec l’UA, et celle-ci a affirmé au fil des années sa volonté d’indépendance, tant aux plans politique qu’opérationnel.

3 Dans le même temps, les deux organisations ont tissé des liens au sein d’une architecture africaine de sécurité dont elles sont, avec l’ONU, les principaux acteurs institutionnels, et l’UA reste dépendante de l’UE sur le plan financier.

4 La relation fut formalisée en 2007 par l’adoption de la Stratégie commune Afrique-UE et son volet « paix et sécurité », lesquels posent l’ambition de ne « plus se cantonner à la coopération au développement » et de soutenir « les aspirations de l’Afrique, désireuse de trouver des réponses transrégionales et continentales à certains des défis cruciaux ».

5 Près de dix ans après, et à l’heure où l’UE adopte une nouvelle Stratégie globale, quels sont les ressorts de sa relation avec l’UA ? Quelle est la nature du partenariat, et quelle complémentarité les deux organisations offrent-elles dans le domaine de la gestion des crises ?

Une appropriation africaine en marche

6 L’Union africaine a opéré une mutation qui la place aujourd’hui au cœur de la constellation des acteurs qui tentent de répondre aux crises et conflits sur le continent africain. Les institutions africaines de sécurité ont déployé plus de 100 000 hommes dans des opérations de paix en Afrique au cours des douze dernières années [2]. Par ces engagements, l’UA et les communautés régionales sont devenues des recours de premier plan dans la réponse aux crises. Elles ont de surcroît développé une conception de l’opération de paix qui leur est propre, faisant du recours à la force un élément central dans la restauration de la stabilité. Une telle approche contraste avec les doctrines onusienne et européenne, pour lesquelles les notions de consentement et de recours limité à la force restent essentielles.

7 L’opération de l’UA en Somalie (AMISOM), qui compte près de 22 000 hommes, symbolise l’engagement de l’organisation africaine. Créée en 2007 afin d’assister la transition à Mogadiscio, l’AMISOM est rapidement devenue une opération de lutte contre les milices Shebab, s’éloignant de ce fait des standards de l’opération de paix. Et ce, avec un coût humain élevé pour les pays engagés – Burundi, Ouganda, Djibouti, Nigeria, Ghana, Kenya (à partir de 2012), Éthiopie (à partir de 2014) – dont les pertes (non officielles) dépassent largement les 1 000 morts.

8 En 2013 et 2014, l’UA et les organisations sous-régionales (Cédéao et Cééac) [3] ont également été engagées dans des opérations au Mali (Misma) et en République centrafricaine (Misca) avec des mandats en théorie relativement coercitifs, mais qui n’ont pas duré en raison de difficultés d’ordre opérationnel et financier. En janvier 2015, l’UA a par ailleurs autorisé le déploiement d’une Force multinationale mixte (FMM) par la Commission du Bassin du lac Tchad (CBLT) dont le mandat est la lutte contre Boko Haram.

9 Dans le même temps, les troupes africaines représentent aujourd’hui près de 60 % des contingents déployés au sein des neuf opérations africaines de l’ONU (51 727 Casques bleus africains sur les 89 568 déployés en Afrique, en janvier 2016). Et l’Éthiopie, le Rwanda, le Sénégal, le Ghana et le Nigeria sont parmi les dix premiers contributeurs de troupes aux opérations de l’ONU.

10 Dans ce processus, les difficultés auxquelles l’UA est confrontée restent importantes. En témoignent les faiblesses persistantes de l’architecture africaine de paix et de sécurité (APSA) et de sa Force africaine en attente, dont la déclaration d’opérationnalité a été repoussée à plusieurs reprises.

11 Les différents niveaux d’engagement précités n’en attestent pas moins d’une certaine émancipation des acteurs africains et d’une évolution du partage du fardeau de la sécurité africaine, en rupture avec un modèle marqué par une dépendance avérée à l’égard d’acteurs et d’interventions extérieurs.

L’Union européenne : acteur de la gestion des crises en Afrique

12 L’Union européenne joue un rôle important dans le processus d’appropriation africaine. En termes généraux, l’Union et ses États-membres voient d’un œil favorable une émancipation qui permettrait un partage du fardeau plus équilibré. Les évolutions sécuritaires récentes font par ailleurs de l’UA un partenaire indispensable et donc un interlocuteur privilégié de l’UE.

13 En mars 2016, dix des dix-sept opérations de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE sont déployées en Afrique et à sa périphérie (voir tableau ci-dessous), faisant du continent africain le principal théâtre d’intervention de l’UE. La plupart de ces opérations opèrent en soutien de structures locales, dans des activités de formation des forces armées ou de sécurité, de réforme du secteur de la sécurité (RSS) ou de renforcement de l’état de droit.

Opérations de l’UE et de l’UA (ou autorisées par l’UA)

Tableau 1
Union européenne Union africaine Opérations Personnel (fin 2015) Opérations Personnel (autorisé) EUNAVFOR Atalanta 674 AMISOM (Somalie) 22 100 EUTM Somalie 176 FMM Boko Haram (Bassin du lac Tchad) 8 700 EUTM Mali 539 Regional Task Force-LRA (RCA, RDC, Ouganda, Soudan du Sud) 5 000 EUMAM RCA 70 Minuad (opération hybride ONU-UA, Darfour) 14 403 EUNAVFOR Med 1 408 EUCAP Nestor 43 EUCAP Sahel Niger 47 EUCAP Sahel Mali 73 EUBAM Libye 3 EUSEC RD Congo 10 Total 3 043 Total 35 800 (sans Minuad)

Opérations de l’UE et de l’UA (ou autorisées par l’UA)

14 Dans trois cas récents – Somalie, Mali et République centrafricaine – les opérations européennes ont été déployées simultanément à des opérations de l’UA ou d’organisations sous-régionales. Au Mali, l’UE avait créé une cellule de soutien (« clearing house ») à la Cédéao dont le rôle était la coordination de donateurs (équipements militaires, transports, etc.) à la Misma. La République centrafricaine fut, quant à elle, le théâtre du premier cas d’une opération européenne (EUFOR RCA) explicitement mandatée pour soutenir une opération africaine, avant de théoriquement lui passer le témoin (ce qui fut finalement fait entre l’UE et l’ONU après que cette dernière eut pris la relève de l’UA).

15 Dans le même temps, le principal outil de la coopération UE-UA réside dans le financement par l’UE de l’APSA et de ses opérations. Créée en 2004, la Facilité africaine de paix (FAP) relève du Fonds européen de développement (FED, hors budget UE) et vise à financer la mise en place de l’APSA. À ce jour, la FAP a principalement financé les opérations africaines pour un montant d’environ 1,6 milliard d’euros. L’AMISOM en Somalie a absorbé la plus grande partie des fonds, soit 510 millions d’euros pour les seules années 2014 et 2015 [4]. Ces fonds couvrent le paiement des per diem des soldats de l’AMISOM, à hauteur de 1 000 dollars par soldat et par mois, un montant ramené à 800 dollars fin 2015 dans le but d’inciter les partenaires africains à trouver des sources alternatives de financement. La FAP va également financer la FMM dans le Bassin du lac Tchad. De son côté, l’UA s’est engagée lors de son Sommet de juin 2015 à financer 25 % du coût de ses propres opérations en 2020.

16 Au-delà des opérations, la FAP finance également l’opérationnalisation de l’APSA (renforcement des capacités de l’UA et des Communautés économiques régionales, paiement des salaires de membres du personnel de la Commission, soutien aux exercices AMANI Africa, soutien aux centres de formation, pour un montant de 55 millions d’euros sur la période 2014-2016) et le Mécanisme de réponse rapide (MRR, 15 millions d’euros sur la même période).

Partenariat : entre complémentarité et asymétrie

17 L’UE et l’UA offrent des profils et des avantages comparatifs propices à une complémentarité dans la gestion des crises en Afrique. Comme décrit précédemment, l’UE intervient par des opérations civiles ou militaires principalement mandatées pour renforcer les capacités des pays africains dans le domaine de l’état de droit, de la bonne gouvernance ou de la réforme de forces armées et de sécurité, et fournit en outre des financements indispensables à l’existence même de nombre d’activités de l’UA. De son côté, l’UA se positionne sur un créneau militaire et des opérations de stabilisation que les Européens ont eu tendance à délaisser. Le déploiement simultané d’opérations de l’UE et de l’UA à Bangui en 2014 constitue davantage à ce titre une exception qu’un schéma de coopération pour le futur. En revanche, le soutien opérationnel par l’UE et ses États-membres d’opérations africaines offre un potentiel de coopération important. Outre le financement, un appui à la planification, dans le domaine logistique, du renseignement ou de la lutte contre des menaces asymétriques et bien sûr l’équipement des forces (dans le contexte du programme de l’Union sur le « renforcement des capacités ») [5], sont autant de voies pour une coopération inter-institutionnelle plus approfondie.

18 Au plan politique, les deux institutions ont établi un cadre de dialogue (sur le modèle de la relation UE-ONU) qui permet des échanges réguliers à différents niveaux mais non exclusivement consacrés aux questions de sécurité. Outre les Sommets UE-Afrique tous les trois ans (le prochain en 2017), les deux Conseils en charge des questions de sécurité et les deux Commissions se rencontrent à intervalles réguliers (le 7 avril 2016 pour les deux Commissions). Les deux Conseils ont, en 2015 et pour la première fois, conduit une mission conjointe au Mali. Ces rencontres doivent favoriser la coopération sur des thèmes de préoccupation immédiate mais aussi promouvoir un dialogue plus stratégique et de long terme, sur des sujets tels que le terrorisme, la piraterie, le crime organisé ou les migrations.

19 A priori, de tels thèmes sont susceptibles de rapprocher les agendas de sécurité européen et africain. Dans son Plan d’action régional en faveur de la Corne de l’Afrique pour la période 2015-2020, le Conseil de l’UE rappelle que l’extrémisme violent et les migrations et déplacements forcés sont devenus des problèmes « portant atteinte aux intérêts de l’UE dans la région » [6]. De son côté, l’UA joue un rôle croissant dans la lutte contre le terrorisme. De fait, l’agenda de sécurité crée de nouvelles expressions d’interdépendance entre les deux institutions qui vont au-delà de leurs engagements respectifs dans les opérations de paix.

20 Dans ce contexte pourtant, la coopération entre l’UE et l’UA pâtit de faiblesses qui mettent à mal la réalité du partenariat.

21 D’abord, la précarité de l’UA sur le plan financier combinée aux retards pris dans l’opérationnalisation de l’APSA placent l’UA dans une situation de dépendance incompatible avec les principes d’un partenariat mutuellement bénéfique. L’asymétrie a un impact direct sur la relation entre les deux organisations, comme illustré au Mali puis en République centrafricaine, où les efforts des institutions africaines pour le déploiement d’opérations propres (Misma et Misca) n’ont été que faiblement soutenus par les Européens.

22 De plus, la FAP crée pour l’UE un certain nombre de dilemmes. Sur le plan budgétaire, se pose la question de la pérennité et de l’avenir du fonds, en dehors ou bien intégré au budget de l’UE, et de son rôle éventuel dans le financement du « renforcement des capacités pour la sécurité et le développement ». Sur le plan politique, le faible contrôle exercé par les Européens sur l’utilisation de la FAP est susceptible de mettre à mal la cohérence de l’action de l’UE. En Somalie par exemple, le financement d’opérations de contre-terrorisme par ailleurs conduites par des puissances régionales (au sein de l’AMISOM) ne s’accompagne d’aucun rôle de l’UE ni dans la définition des mandats ni dans la supervision de leur mise en œuvre.

23 Ensuite, la nature des deux organisations, qui restent, dans le domaine de la sécurité, dominées par quelques-uns de leurs États-membres, complique l’établissement d’un partenariat d’institution à institution. De chaque côté, le leadership des États est positif dans la mesure où il est force d’entraînement, mais il a aussi pour effet d’affaiblir le caractère interinstitutionnel de la relation, surtout lorsque lesdits États restent très impliqués à titre bilatéral.

24 Enfin, si les agendas européens et africains offrent des champs de convergence, les deux blocs peinent à développer des visions stratégiques de leurs rôles respectifs. Jusqu’à présent, la coopération entre les deux organisations est restée confinée à des questions ou situations précises et exclusivement africaines. Les thèmes plus transversaux et surtout globaux tels que l’environnement, la démographie ou les défis énergétiques restent marginaux dans les discussions. Au final, et en dépit des avancées, la relation UE-UA demeure le miroir d’une asymétrie dans laquelle le continent africain continue d’être perçu davantage comme la source d’instabilités chroniques que comme un acteur politique, artisan de solutions.

Notes

  • [1]
    L’auteur s’exprime à titre strictement personnel.
  • [2]
    Cf. Jide Martyns Okeke : « United in Challenges? The African Standby Force and the African Capability for the Immediate Response to Crises », in C. de Coning, L. Gelot et J. Karlsrud (dir.), The Future of African Peace Operations. From the Janjaweed to Boko Haram ; Zed Books, Londres, 2016, p. 90.
  • [3]
    Cédéao : Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest ; Cééac : Communauté économique des États d’Afrique centrale.
  • [4]
  • [5]
    Cf. Haute représentante et Commission européenne, Communication conjointe : « Renforcer les capacités pour favoriser la sécurité et le développement – Donner à nos partenaires les moyens de prévenir et de gérer les crises », doc. JOIN (2015) 17 final, 28 avril 2015.
  • [6]
    Conseil de l’UE : « Conclusions du Conseil sur le plan d’action régional de l’UE en faveur de la Corne de l’Afrique pour la période 2015-2020 », doc. 13363/15, 26 octobre 2015.
Français

L’Union européenne et l’Union africaine ont tissé des liens, en particulier pour la conduite de la gestion des crises. Cependant, il existe des divergences et une asymétrie entre les deux organisations sur la perception des instabilités chroniques. Des pistes de progrès sont possibles, nécessitant des efforts communs.

English

The European Union and the African Union: how can complementarity be achieved in crisis management?

The European Union and the African Union have created strong ties, in particular in conducting crisis management. However, there remain differences and asymmetry between the two organisations in the perception of chronic instability. Avenues for progress may be explored, requiring a mutual effort.

Thierry Tardy
Analyste Senior à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS) [1].
  • [1]
    L’auteur s’exprime à titre strictement personnel.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.792.0121
Pour citer cet article
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