CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Des attentats perpétrés dans les locaux de Charlie Hebdo en janvier 2015 à ceux de Zaventem en mars 2016, la séquence dramatique que nous venons de vivre est venue confirmer, de manière hélas tragique, l’importance des études stratégiques. Avec brutalité, les exactions commises sur notre sol et en Belgique, attentats corrélés aux conflits au Moyen-Orient, au Levant et dans la bande sahélo-saharienne, ont corroboré une nouvelle fois le changement de paradigme à l’œuvre depuis la fin de la guerre froide, celui qui efface la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Autrefois politiquement, juridiquement et militairement efficace, cette séparation théorique et opératoire a perdu de sa pertinence. Il ne faut pas voir là un simple changement des conventions, mais une transformation profonde de la réalité. Même si la démarcation entre ordre international et sécurité intérieure ne fut jamais absolue par le passé, nous sommes aujourd’hui amenés à ajuster nos analyses à un monde où guerre et paix ne sont plus des notions antinomiques. L’agression du 13 novembre 2015 fut ainsi un acte de guerre perpétré dans un pays vivant en paix.

2 Cette transformation de notre environnement de sécurité renforce le bien-fondé de la chaire des grands enjeux stratégiques contemporains, installée en 2012 par l’Université de Paris 1, qui s’est en effet fixé comme objectif d’analyser les changements du contexte international et, pour y parvenir, de renouveler la pensée stratégique, fuir les préjugés anciens et échapper au nombrilisme occidental en invitant des universitaires réputés venus de tous les horizons.

3 L’Asie constitua l’an passé le thème principal des travaux de la chaire qui furent publiés dans le n° 781 de la Revue Défense Nationale. La question du Moyen-Orient y fut plus timidement évoquée, bien que l’importance des défis stratégiques de cette région n’échappât à personne au moment où Daech connaissait un développement spectaculaire. D’où la décision de lui consacrer le cycle de conférences de l’année 2015-2016 dont les interventions sont ici réunies. Majoritairement consacrées à cette région dont elles analysent les tensions à différentes échelles, ces contributions proposent également une lecture plus large des ruptures stratégiques du XXIe  siècle et des nouveaux enjeux qui s’offrent à nous dans le domaine du nucléaire comme de l’espace. Cette brève introduction propose de rappeler les lignes de force que l’on peut dégager des interventions de nos conférenciers.

Un Moyen-Orient en voie de désintégration ?

4 La crise irako-syrienne et la montée en puissance de Daech ont contribué à concentrer toutes les attentions sur le Moyen-Orient où, à l’exception notable de la Chine, un grand nombre de puissances mondiales se trouvent aujourd’hui engagées. Face à une telle concentration des forces, les jours de l’État islamique semblent inexorablement comptés. La reprise de Ramadi en février 2016 par l’armée irakienne, celle de Palmyre en mars par les forces syriennes et l’avancée kurde vers Raqqa attestent à cet égard du recul sur tous les fronts de l’organisation terroriste.

5 Outre qu’elle n’est pas encore acquise, la victoire militaire ne signifiera cependant pas la disparition de Daech, dont il est à craindre qu’il n’essaime ses brandons de violence à travers la région et le monde, en particulier en Libye où les effectifs de l’organisation se sont accrus au cours des derniers mois. Plus fondamentalement, gagner la guerre ne suffira pas à gagner la paix. L’Afghanistan, l’Irak sont là pour nous le rappeler. La reconstruction et l’apaisement socio-confessionnel des zones reconquises constituent un défi aussi grand que celui de leur libération. Ce défi ne pourra pas être relevé si les difficultés ayant contribué à l’essor du terrorisme ne sont pas résolues, que ce soit les frustrations politiques des populations sunnites, l’essor d’un islam radicalisé ou encore la fragilité des institutions politiques. Dans cette perspective, il convient notamment d’avoir à l’esprit que la défaite de Daech n’entraînera pas automatiquement le retour à la stabilité en Irak et la fin des troubles en Syrie, où la situation risque de rester l’otage d’un cessez-le-feu fragile et des résultats de négociations incertaines.

6 Shahram Chubin a souligné à cet égard la difficulté posée par la faillite des États : Liban, Irak, Syrie… Créés de toutes pièces par les Occidentaux au lendemain de la Première Guerre mondiale, ces pays ont été déstabilisés par le contrecoup de conflits extérieurs, par l’ingérence de leurs voisins ou de grandes puissances, mais aussi par leurs tensions internes et la confrontation avec l’islamisme. Face à ce dernier, les élites ont oscillé entre répression et instrumentalisation en laissant aux extrémistes religieux le soin de répondre aux besoins primaires de la société civile. Il en résulte la substitution à des conflits interétatiques de guerres internes qui ont ultimement conduit à l’éclatement des frontières dessinées lors du démembrement de l’Empire ottoman. Ce délitement des pouvoirs étatiques est certes à nuancer – un redécoupage des frontières est notamment très incertain –, il n’en témoigne pas moins des limites posées aux interventions extérieures qui peuvent modifier l’issue des combats, mais pas restaurer – ou instaurer – des États-nations.

7 Au-delà de l’actualité immédiate, cet ébranlement des pouvoirs doit par ailleurs être appréhendé sur le long terme, comme l’a rappelé Pierre Vermeren. Il s’inscrit en effet à l’intérieur d’une progressive confessionnalisation des conflits dont les prodromes sont perceptibles dès la guerre du Liban. Aux logiques de la guerre froide et aux affrontements interétatiques se substituent des oppositions confessionnelles, en particulier au lendemain de la révolution islamique iranienne de 1979 qui contribue à renforcer l’action du Hezbollah dans la République libanaise. La première guerre d’Afghanistan, les affrontements issus de l’éclatement de la Yougoslavie et la guerre civile algérienne confirment cette évolution. Le 11 septembre 2001 et les interventions américaines en Afghanistan et en Irak la renforcent, en favorisant notamment l’essor d’Al-Qaïda en Irak. Les printemps arabes, qui permettent indirectement l’affirmation sur le devant de la scène politique de mouvements islamistes, et la guerre en Syrie en prolongent la dynamique en achevant d’ébranler les vieux nationalismes arabes.

Calculs de puissances

8 Face à ces tendances longues et aux recompositions de la scène politique moyen-orientale qui les accompagnent, le jeu des puissances étrangères s’avère particulièrement complexe. Si la lutte contre Daech les fédère aujourd’hui, elle constitue un plus petit dénominateur commun qui masque mal les divergences de vues et d’intérêts. Le fait est particulièrement perceptible au niveau régional. Pour Israël, l’État islamique constitue ainsi une moindre menace que l’Iran. Ce dernier, s’il s’oppose à Daech, entend pour sa part préserver le régime alaouite de Damas tout en cherchant à assurer son retour en grâce au sein de la communauté internationale. Il s’oppose dans ce contexte à l’Arabie saoudite qui considère, quant à elle, la chute de Bachar Al Assad comme le moyen d’asseoir sa tutelle sur la Syrie et de contrebalancer le passage de l’Irak sous la coupe chiite.

9 Au cœur de ces rivalités et des luttes d’influence, Ali Kazancigil a montré que la Turquie, par des positions ambivalentes, trouble également le jeu. L’aggiornamento de la diplomatie régionale turque soulève en effet bien des questions. À partir de 2003, l’État turc avait développé une politique extérieure du « zéro problème » qui le conduisit notamment au maintien de relations économiques avec l’Iran et Israël, tout en lui permettant de s’imposer comme une puissance neutre au Moyen-Orient. Les réactions turques aux printemps arabes, puis leurs suites effectives, renversent en quelques années cette situation équilibrée et plus favorable pour Ankara. Alors que les relations s’étaient déjà détériorées avec Israël, la Turquie se retrouve en conflit indirect avec la Syrie et l’Irak, tandis qu’une situation de rivalité s’instaure avec l’Iran et que l’intervention russe conduit à une brusque dégradation des relations diplomatiques entre les deux pays. À ce retournement de situation, les tensions intérieures autour de la question kurde ont contribué en conférant aux progrès du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan) en Syrie un rôle déterminant dans les orientations de la politique extérieure turque, y compris dans la perception de l’État islamique.

10 Un peu plus à l’Est, le Pakistan, principale puissance musulmane de la région sur le plan démographique, a lui-même fait évoluer sa politique étrangère comme l’ont démontré Ayesha Siddiqa et Salman Zaidi. En butte à l’extrémisme religieux et à la radicalisation sur son propre sol, cet État traditionnellement lié à l’Arabie saoudite, qui a notamment contribué à diffuser le wahhabisme en son sein, a décidé de ne pas participer à la coalition formée par la monarchie arabe pour intervenir contre les Houthis au Yémen. Au contraire, le Pakistan a proposé ses bons offices pour jouer les médiateurs entre Riyad et Téhéran, témoignant par là même de l’ambition de renforcer son indépendance et sa position sur la scène internationale, mais aussi de la priorité donnée à la résolution des tensions intérieures.

11 À ces divergences d’appréciations et à ces différences d’intérêts dans la région répondent les implications contrastées des grandes puissances. Justifiée au nom de la lutte contre le terrorisme, l’irruption de la Russie sur le théâtre syrien lui a surtout permis de sauver son dernier allié dans la région et de sortir de l’état de réclusion où elle était condamnée depuis son intervention ukrainienne. Elle a été facilitée par le retrait américain dont Emile Hokayem a souligné l’importance. Les résultats décevants obtenus en Irak au vu des ambitions initiales des États-Unis et des efforts humains et budgétaires consentis, tout comme la priorité donnée au théâtre asiatique ont conduit le président Obama à préférer ignorer la ligne rouge qu’il avait lui-même tracée, celle de l’usage des armes chimiques. Depuis cette dérobade en 2013, les États-Unis maintiennent une forme de réticence stratégique vis-à-vis du front syrien et semblent plus s’attacher à contenir la crise qu’à la résoudre.

12 S’il y a désengagement américain, Yann Richard a démontré que l’Europe fait preuve pour sa part d’une absence pure et simple d’engagement. Malgré la proximité géographique et l’ancienneté des interactions politiques, économiques et sociales entre les deux régions, la faiblesse de l’influence de l’Union européenne au Moyen-Orient est en effet patente. À cet égard, l’intervention militaire de la France et du Royaume-Uni ne doit pas cacher la torpeur d’une Union divisée qui se cantonne au rang de spectatrice face à des conflits dont elle est pourtant une des premières victimes collatérales, en particulier en raison des attaques terroristes sur son sol et du fait de l’essor des flux de réfugiés. Plutôt que de renforcer la cohésion des États-membres face aux risques et menaces, ces phénomènes néfastes les poussent à adopter des mesures de protection prises isolément, ce qui témoigne de la difficulté de l’Union à faire converger ses vues en matière de politique de sécurité intérieure et extérieure.

Renouveau stratégique

13 Face à l’équation à plusieurs inconnues du Moyen-Orient, il est essentiel de prendre un peu de hauteur afin de ne pas rester pris au piège de l’actualité. La crise traversée par cette région s’inscrit effectivement à l’intérieur d’une évolution plus large du paysage stratégique dont le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a dressé dans la conférence inaugurale de 2016 un tableau saisissant. Une première période ouverte avec la fin de la guerre froide – celle d’une lecture optimiste de la marche vers la paix – vient de se refermer. Elle nous laisse face à un triple danger : le terrorisme militarisé, le retour des menaces de la force incarné par le renouveau des ambitions russes, l’effacement de la domination occidentale de plus en plus remise en cause par l’usage des armes nivellantes, la diffusion des capacités avancées et les politiques de déni d’accès. Cette situation, au même titre que le coût d’acquisition et de maintien d’un outil militaire performant capable de couvrir l’ensemble de l’éventail capacitaire, nous oblige à rechercher un renforcement de l’Europe de la défense. Elle nous incite également à faire nôtre le concept de « patience stratégique », c’est-à-dire de penser notre réponse dans la durée et non en réaction au fil des événements.

14 Pour Hubert Védrine, cette patience stratégique doit s’accompagner du retour à un nouveau réalisme. Selon lui, l’idéalisme et le « droit de l’hommisme » ont trop guidé la réflexion des Occidentaux. Ils ont conduit à célébrer des abstractions, comme la communauté internationale, l’organisation des Nations unies… Ils ont justifié des politiques interventionnistes menées au nom de valeurs éternelles et universelles, mais qui n’étaient pas pour autant dénuées d’intérêts, bien que ces derniers fussent masqués derrière un discours messianique. Contre cette forme d’aveuglement ou d’hypocrisie, il convient d’abandonner une rhétorique de la conversion – celle des peuples étrangers au modèle démocratique – au profit d’une politique de négociation avec l’ensemble des acteurs internationaux dont il convient de confronter sans fard les ambitions aux nôtres.

15 La patience stratégique implique également d’anticiper les menaces à venir et les moyens d’y parer. La prolifération nucléaire ne constitue pas à cet égard une nouveauté, mais Jeffrey Lewis a démontré combien la multiplication des sources ouvertes en change la portée. Il est en particulier bien plus aisé qu’autrefois de repérer des sites nucléaires ou au contraire de démontrer l’inexistence de prétendus centres de développement et de stockage de missiles, ce qui facilite d’autant les politiques de lutte contre la prolifération. Les nouvelles technologies jouent également un rôle essentiel dans un autre domaine, l’espace. Les interventions de Ram Jakhu, d’Isabelle Sourbès-Verger, de Nicolas Roche et de Christian Maire ont toutes convergé dans ce sens : l’espace est devenu un enjeu de première importance en raison des multiples satellites qu’ils abritent. Depuis 1957 environ 7 000 ont été lancés, dont un millier sont actuellement actifs. Leur rôle est essentiel dans tous les secteurs d’activité : défense, communications, agriculture, transactions financières, commerce… Malgré cela, un véritable vide juridique caractérise actuellement la régulation des conflits extra-atmosphériques. Depuis le traité de l’Espace de 1967 qui interdit la mise en orbite d’armes de destruction massive et la militarisation de la Lune, nuls progrès n’ont été enregistrés et l’on ne peut que relever à ce sujet l’ambiguïté de la position américaine, l’inertie européenne et le défaut global de volonté politique sur cette question de la part de la communauté internationale. Loin au-dessus des déserts de l’Orient, la division des intérêts est ainsi également de mise et invite à réfléchir sur le long terme aux voies et aux moyens de la régulation des ambitions et des tensions internationales.

Français

La chaire « Grands enjeux stratégiques » a proposé pour son cycle annuel une approche approfondie du Moyen-Orient et de ses tensions géostratégiques avec un constat, l’incertitude permanente inscrite dans le temps long. Une réflexion sur la patience stratégique doit devenir une priorité face aux réalités d’un monde instable.

English

Strategy to the Ordeal in the Middle East

The “major strategic issues” conference has proposed to its annual cycle an approach that goes deeper into the Middle East and the geo-strategic tensions with a report in which permanent uncertainty will take a part for a long time.

Louis Gautier
Directeur de la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains ». Professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.791.0015
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