CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans le concert des nations, le cas de Taïwan reste exceptionnel. D’autant plus que l’histoire n’a pas dit son dernier mot. Si elle fonctionne comme un État, Pékin la considérant seulement comme une « province d’outre-mer », la République de Chine (ROC), refuge des nationalistes en 1949 (le Formose de l’époque), n’est actuellement reconnue que par 21 pays membres des Nations unies, outre le Vatican (29 États en 1992). On notera qu’après l’unification de l’Allemagne, les pays divisés ne sont plus que trois dans le monde : Chine continentale-Taïwan depuis 1949, Corée du Nord-Corée du Sud depuis 1953, Chypre-Chypre du Nord depuis 1974. Il s’agit donc d’un cas d’espèce, incomparable, beaucoup plus que d’un cas d’école.

2 Pourquoi s’intéresser à Taïwan [1] ? Les raisons ne manquent pas. D’abord, l’histoire de Taïwan (36 000 km², six départements français) a de profondes racines, non seulement idéologiques mais aussi juridiques, politiques et économiques. Ensuite, l’évolution de l’île est remarquable, spécifique et inaboutie : le retour aux affaires, avec la présidentielle de janvier 2016, du Parti démocrate progressiste (DPP en anglais) l’illustre à l’envi. Enfin, la relation Taipeh-Pékin s’inscrit dans un paysage géopolitique régional instable. S’il y a une problématique géopolitique asiatique, c’est bien celle-là.

Une démocratisation progressive mais décidée

3 Un bref rappel historique est indispensable, prouvant les capacités de l’île à évoluer, notamment depuis la fin des années 1980.

4 Si Tchang Kaï-chek a dirigé d’une main de fer le pays grâce au Kuomintang (KMT), il n’a pu que constater à la fin de sa vie l’abaissement du statut international de Taïwan (Pékin succédant en 1971 à Taipeh comme membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, Taïwan quittant les Nations unies) et le rapprochement décidé entre Washington et Pékin (visite triomphale en Chine du président Nixon en 1972). Tchang Kaï-chek mourra en 1975, quatre ans avant l’ouverture des deux ambassades, américaine à Pékin et chinoise à Washington. Après un intérim du vice-président, son fils Chiang Ching-kuo lui succède en 1978, qui desserre le système politique et lève la loi martiale en 1987, avant de disparaître l’année suivante. Les présidences Lee Teng-hui (1988, président nommé ; 1992-1996-2000, président élu), clairement pro-américaines, poursuivent l’assouplissement du régime (élection du Président au suffrage universel en 1996) et la modernisation de l’économie, Taïwan autorisant dès 1990 les investissements directs en Chine. En 1991, la notion de lutte contre la « rébellion communiste » (fin de l’état de guerre) est abolie, alors que les réformes économiques battent leur plein sur le continent et enregistrent d’incontestables succès. C’est le tournant de 2000 qui indique une nouvelle orientation, démocratique, avec la victoire pour huit ans du Parti démocrate progressiste (DPP, deux présidences Cheng Shui-bian). Ce parti DPP a de nouveau gagné les élections en janvier 2016 (présidence de Mme Tsai Ing-wen, prise de fonction le 20 mai), après les huit années des deux présidences Ma Ying-jeou, marquées par un rapprochement déterminé avec Pékin.

5 On retiendra simplement que le Kuomintang (parti bleu) a régné sur l’île de 1949 à 2000 et de 2008 à 2016 (le mouvement populaire des « tournesols » dénonçant en 2014 le trop grand rapprochement avec Pékin), deux alternances au profit du PDP (parti vert) s’installant de 2000 à 2008 et depuis 2016.

La relation structurante avec les États-Unis

6 Dès la fin des années 1960, les États-Unis avaient commencé à redéployer leur politique asiatique. À commencer par leur relation avec le monde chinois.

7 Certes, la base arrière de Taïwan n’avait pas été négligeable durant la guerre de Corée (1950-1953), le président Truman finissant – après quelques hésitations remarquées – par déclarer que « l’occupation de Formose par les forces communistes serait une menace directe pour la sécurité de la région du Pacifique et pour les forces des États-Unis exerçant leurs fonctions légitimes et nécessaires dans ce domaine ». Certes, en 1954 et 1958, les États-Unis avaient soutenu militairement Formose dans son conflit avec Pékin sur les îles Quemoy (Jinmen) et Matsu (Mazu Dao), proches du littoral chinois. Certes, dès 1954, les Américains avaient conclu avec Taipeh un traité de défense mutuelle. Certes, Formose avait rendu des services durant la guerre du Vietnam. Certes, en 1995-1996, les États-Unis dépêchèrent des porte-avions nucléaires dans le détroit de Formose, lors de la fameuse « crise des missiles », la Chine ayant encadré l’île par des tirs de missiles, réplique balistique aux déclarations du président Lee lors d’une visite dite privée aux États-Unis (1995), lequel était soupçonné de crypto-indépendantisme par la Chine. Bref, dans les périodes les plus aiguës des rapports Est-Ouest, Washington et Taipeh faisaient cause commune.

8 Mais, inversement et nécessité faisant loi, les pôles commencèrent à s’inverser dès les années 1970 et à mesure, comme par effet de bascule : Taïwan devenait périphérique. Cela explique en partie, chez les dirigeants taïwanais, l’ambivalence et la complexité du rapport avec le grand allié américain, au point que Taïwan songea dans les années 1960 à lancer un programme nucléaire militaire autonome. Ce rapport avec Washington avait été idéologique dans un premier temps ; fut dépité dans un deuxième temps ; est devenu fonctionnel dans un troisième temps, plus récent. Le pragmatisme est à l’œuvre, malgré l’apparente dichotomie entre partisans et adversaires d’un rapprochement avec Pékin, tant il est évident que la relation avec la Chine devient primordiale pour tout le monde, pour Washington comme pour Taipeh.

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Les nouveaux liens avec la Chine continentale

9 Il n’empêche qu’à Taipeh, le lien avec la Chine continentale reste ontologique.

10 Dès le retour au pouvoir du Kuomintang en 2008, les relations s’intensifièrent : visite historique en Chine du président du KMT à son homologue du Parti communiste, qui n’était autre que… le président de la République Hu Jintao ; premier vol régulier en juillet 2008 (680 vols directs hebdomadaires avec une soixantaine de villes chinoises en mars 2016) ; en 2010, accord-cadre de coopération économique et accord contre la criminalité et pour la coopération judiciaire ; 92 000 entreprises à capitaux taïwanais en Chine, employant une quinzaine de millions de personnes ; de 1 million à 2 millions d’expatriés taïwanais en Chine ; plus de 40 % des exportations taïwanaises vont vers le continent (Hong Kong comprise), l’île étant devenue le premier investisseur étranger en Chine (un accord de 2012 avec Pékin assurant leur protection et l’arbitrage des litiges commerciaux) et représentant 8 % des importations chinoises ; Pékin est le premier client et le premier fournisseur de Taïwan (23 accords signés) ; 4,1 millions de touristes chinois (40 % des touristes étrangers) ont visité Taïwan en 2015. En 2012, le secrétaire général du parti communiste chinois et président de la République, Hu Jingtao, avait même soutenu la réélection du président Ma.

11 Il n’en reste pas moins que le « consensus de 1992 » est la pierre angulaire de la relation : ni indépendance, ni unification, ni usage de la force. La formule est claire : « une seule Chine, différentes interprétations » ou encore « une Chine, deux systèmes ». L’indépendance a été officiellement considérée par Pékin, en 2005, comme un casus belli. Lors de leur mémorable rencontre à Singapour [2] le 7 novembre 2015, les présidents Ma (Taïwan) et Xi (Chine), s’appelant « Monsieur », publiant séparément des communiqués et tenant des conférences de presse distinctes, ont limé les aspérités [3]. Lors de la rencontre de Singapour, Taïwan a soutenu le principe du règlement pacifique des différends et les deux dirigeants ont décidé de l’installation d’un « téléphone rouge » entre le Bureau chinois des affaires taïwanaises et le Conseil des affaires continentales de Taïwan. De son côté, le président Xi a proposé la coédition d’ouvrages sur l’histoire de la Chine [4].

12 Les revendications de Pékin en mers de Chine orientale et méridionale (îlots divers, habités ou non) ne sont pas non plus une source de frictions. Dès les années 1960, Taïwan avait soutenu la cause de Pékin. Ces litiges sont juridiquement indémêlables (périodes précoloniale, coloniale, postcoloniale ; imprécision des documents et incertitudes des faits), d’autant plus que la convention sur le droit de la mer de 1982 (Montego Bay) a remodelé ou institué les droits et devoirs de chacun (par exemple, à propos des zones économiques exclusives). Il n’empêche que Pékin et Taipeh sont sur la même ligne. Avec, toutefois, des réserves de la part de Taïwan, portant sur les constructions en dur auxquelles procède la Chine en imposant la politique du fait accompli. Par commodité, Taipeh fait valoir qu’il s’agit d’une atteinte à l’environnement (argument imparable de nos jours) et que la négociation devrait à la fois être multilatérale (ce qui suppose le problème résolu) et respecter la convention de Montego Bay (dont Taïwan, non-membre de l’ONU, n’est pas signataire). Taïwan a lancé en 2012 une « Initiative pour la paix » en mer de Chine orientale ; en 2015, en mer de Chine méridionale.

13 De son côté, Taïwan est en délicatesse avec les Philippines sur une île des Spratley (Taiping, également revendiquée par le Vietnam), sur laquelle elle a d’ailleurs inauguré en 2015 un phare et un quai de 318 mètres, au triple motif de recherches scientifiques, de la protection de l’environnement et d’éventuelles missions de secours. Les revendications croisées sur Taiping sont d’une grande complexité juridique.

14 En revanche, la République de Chine ne parvient pas à être plus présente dans les organisations internationales de la famille ONU : elle n’est que membre observateur à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), espérant le même statut pour l’Organisation internationale de l’aviation civile et n’a participé à la COP21 de Paris (2015) qu’au travers de l’Industrial Technology Research Institute (ITRI). En dehors de l’ONU, Taïwan est membre de la Banque asiatique de développement (BAD), de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC en anglais), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), enceintes où elle côtoie Pékin sous le nom de « Taipeh chinois ».

Réussites économiques et aléas sociétaux

15 Réputée l’un des « quatre dragons » dès le début des années 1960, Taïwan constitue une réussite économique remarquable et durable.

16 Il y a quelque temps, en tordant légèrement les chiffres, on pouvait avancer la « règle des 5 fois 23 » : 23 millions d’habitants, 23e PIB mondial (en fait, 26e en 2014), 23 millions d’emplois assurés en Chine continentale (on dit aujourd’hui plutôt 15 millions), 23e province pour Pékin, 23 États reconnaissant Taïwan (22 exactement). De surcroît, Taïwan est le 21e exportateur mondial (2014). Son PIB a été de 530 milliards de dollars en 2014 et, par tête, de 23 000 $ (encore 23 !) en 2015 (France : 44 000 $ en 2013), avec 3,9 % de chômeurs.

17 Fait d’évidence, l’île est de plus en plus dépendante de la situation économique chinoise (3,5 % de croissance à Taïwan en 2014, 0,75 % en 2015). Pékin reste son premier partenaire : 40 % des exportations et 18 % des importations, mais l’île commerce aussi avec les pays d’Asie du Sud-Est (18,7 % des exportations), les États-Unis ne représentant que 11 % des exportations (l’Europe, 8,4 %, laquelle est le premier investisseur à Taïwan). Pour les échanges, parmi les pays européens, arrive en tête et de loin l’Allemagne. La France, qui avait reconnu la Chine dès 1964, est loin de mettre en valeur tous ses secteurs d’excellence, elle n’est que le 20e fournisseur de Taïwan. Certes, sont présents la banque, la grande distribution, le secteur du luxe, l’aéronautique, l’électronique et le film d’animation, mais les télécommunications et les transports urbains occupent une petite place, tandis que le BTP est plus ou moins absent. Devraient être porteuses l’industrie pharmaceutique, la santé, l’innovation, l’économie de la connaissance, outre les techniques de pointe. Le président Ma assurait : « Le commerce et la technologie sont les deux ailes du développement taïwanais ».

18 Malheureusement, Taïwan n’a aucune ressource énergétique, 98 % de sa consommation étant importée. 82 % du pétrole vient du Moyen-Orient ; 43 % du gaz vient du Qatar et 21 % de Malaisie ; 45 % du charbon, de l’Australie et 40 % d’Indonésie. Quant aux énergies renouvelables, elles sont pour l’heure balbutiantes (3,8 % de l’électricité). Reste quand même le nucléaire, mais il ne fournit que 16 % de l’électricité. De plus, les centrales sont très proches des populations ; on ne sait que faire des déchets ; les mouvements antinucléaires sont dynamiques, surtout depuis la tragédie de Fukushima au Japon (2011).

19 Malgré ses atouts indéniables (situation géographique enviable, secteurs d’excellence, main-d’œuvre moins chère, facilité de l’installation…), pèsent néanmoins sur la société taïwanaise des handicaps structurels : entre autres, l’accroissement des inégalités sociales et, avant tout, un déficit démographique impossible à corriger. Avec le Portugal, Taïwan accuse l’indice synthétique de fécondité le plus faible au monde : 1,2 enfant par femme en âge de procréer. En manque cruel d’étudiants, au point de vouloir en attirer du continent, dépourvue de tradition d’immigration (sauf lors de la sécession de 1949), l’île voit les hommes rechercher des épouses dans les pays voisins (Philippines, Vietnam, Indonésie). Après tout, les experts ne cessent de travailler sur le sentiment d’identité taïwanaise, corrélé ou superposé à celui d’identité chinoise, lequel peut être différemment vécu que l’on soit de souche insulaire ou de souche continentale (arrivé à la fin des années 1940).

Conclusion

20 Véritable laboratoire géopolitique, Taïwan est déjà réuni de facto à l’économie chinoise, après avoir assuré son propre succès par ses seuls mérites. Comme au Japon et en Corée du Sud, ses liens avec les États-Unis ne sont pas toujours d’une transparence cristalline, tandis que sa relation à la Chine continentale est devenue première, quelles que soient les alternances au pouvoir à Taipeh.

21 Mais on pourrait raisonnablement s’interroger sur l’avenir de la relation Taipeh-Pékin si la Chine était un jour bousculée dans ses œuvres. Alors, pour l’ensemble des acteurs, tout serait réévalué. Le triangle Washington-Pékin-Taipeh serait à nouveau démembré et redessiné. En fait, dépendant des relations internationales, ce triangle a souvent la fragilité des circonstances et des intérêts du moment. Par exemple, Taïwan n’est indispensable pour Washington que dans l’optique d’une Chine contrariante ou concurrente, laquelle n’est déjà plus adverse ni rebelle. Signe des temps dans la région : s’ils restent le grand protecteur, les États-Unis ne sont plus perçus à Tokyo comme une assurance-vie.

22 La vision d’un endiguement américain (Containment) autour de la masse chinoise (Inde, Asie du Sud-Est, Taïwan, Corée du Sud, Japon), si elle est rassurante, est-elle suffisante ? On peut en douter, compte tenu des considérables incertitudes qui pèsent à moyen terme sur la Chine. Après tout, les voisins de la Chine, tout autant qu’ils redoutent son hégémonie, craignent fort logiquement son affaissement. Les deux scénarios sont profondément hostiles. La Chine est bien la grande inconnue des relations internationales. Quoi qu’il arrive, tout le monde en dépendra.

Notes

  • [1]
    Les textes de référence en français (ouvrages et articles) sont dus à Françoise Mengin, Jean-Pierre Cabestan et Stéphane Corcuff.
  • [2]
    Dès 1993, Singapour avait déjà joué le rôle de bons offices, accueillant une réunion entre la Fondation pour les échanges à travers le détroit de Taïwan (Taipeh) et l’Association pour les relations à travers le détroit de Taïwan (Pékin).
  • [3]
    Il faut remonter à 2005 pour enregistrer la rencontre entre deux chefs de partis, le Parti communiste chinois (dirigé par le président Hu Jintao) et le parti Kuomintang de Taïwan (alors dans l’opposition). Et jusqu’à 1945 pour noter la rencontre entre Tchang Kaï-chek et Mao Tsé-toung.
  • [4]
    Ce qui rappelle les expériences franco-allemandes en la matière, plus ou moins heureuses.
Français

Taïwan constitue un cas géopolitique très particulier au cœur de l’Asie, avec une ambivalence permanente dans sa relation avec Pékin, entre partenariat économique et rivalité politique. Cette complexité est le fruit de l’histoire mais traduit les tensions actuelles dans la région entre crainte et besoin de rapprochement.

English

Taiwan, A Case of the Geopolitical Sort

Taiwan comprises a very particular geopolitical case at the heart of Asia, with an ongoing ambivalence in its relation with Beijing, between economic partner and political rival. This complexity is the fruit of history but is manifested through current tensions in the region between fear and need to come closer.

Thierry Garcin
Chercheur associé à Paris Descartes, professeur invité à Paris-Sorbonne-Abou-Dhabi et maître de conférences à HEC, auteur de Les Grandes Questions internationales, 2e éd., Économica, 2009.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.790.0089
Pour citer cet article
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