CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Obnubilés par les discours officiels des uns et des autres, sidérés par la cruauté soigneusement mise en scène de l’État islamique, nous considérons trop souvent comme exclusifs les buts ultimes, qu’on n’ose qualifier d’idéaux, du califat autoproclamé : la domination de l’islam sunnite, dans sa variante salafiste et agressive, sur l’ensemble du monde musulman et, pourquoi pas, son extension aux confins du monde habité. Et certes, les divers foyers de sédition qu’on constate dans la péninsule du Sinaï égyptien ou sur le rivage de Syrte en Libye, tout comme les ralliements d’entités autonomes comme Boko Haram en Afrique occidentale, ainsi que les actes terroristes commis en son nom, en Europe ou en Amérique du Nord, donnent l’impression d’une activité et d’une emprise mondiales de l’État islamique, renforçant l’idée d’une organisation criminelle ubiquiste à l’image d’Al-Qaïda.

2 Il nous semble qu’il s’agit là, par commodité de raisonnement et assimilation trompeuse, d’une erreur d’analyse et qu’il faut prendre au pied de la lettre la revendication originelle de cette organisation qui, dès sa création en 2006, s’est nommée « État islamique d’Irak » [1], puis, à partir d’avril 2013, « État islamique en Irak et au Levant » [2], se donnant ainsi pour une structure à caractère étatique tout en qualifiant sa nature confessionnelle et son implantation géographique. Après ses conquêtes en Irak septentrional et la proclamation du califat par son chef Abou Bakr Al-Baghdadi, il devient le 29 juin 2014 « État islamique », signifiant par là ses prétentions à régenter l’ensemble du monde musulman sur un territoire désormais indéfini.

3 Mais, par-delà les circonstances historiques qui ont vu sa naissance au Proche-Orient et sans préjuger qu’il puisse réaliser un jour ses desseins mondiaux, il nous faut comprendre les buts immédiats qui sous-tendent l’action de ce « proto-État » [3] et la nature précise des relations que ce pouvoir, qui se veut théocratique et absolu, entretient avec les populations dans l’espace géographique qu’il contrôle.

Entre la carpe et le lapin

4 Pour nous Français, dont le regard est façonné par une histoire nationale multiséculaire et l’esprit marqué par la représentation d’un territoire hexagonal aux frontières bien délimitées, le concept d’un État implanté sur partie des territoires relevant de deux États reconnus par la communauté internationale nous semble étrange et, pour tout dire, monstrueux, comme quelque chimère surgie d’un passé mythologique.

5 Mais souvenons-nous que ces États, dont les frontières nous paraissent aujourd’hui intangibles, n’existaient pas il y a seulement un siècle. Irak et Syrie sont nés du démembrement de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale et des partages opérés dans l’immédiat après-guerre entre les puissances mandataires de la Société des Nations (Royaume-Uni et République française) et la Turquie nouvelle.

6 Si nous faisons abstraction par la pensée de l’histoire récente et considérons avec attention les territoires actuellement conquis ou convoités par l’État islamique, nous pouvons définir une aire géographique assez clairement déterminée. Comprise entre la mer Méditerranée et la frontière iranienne, elle aurait pour limite méridionale une ligne partant de l’extrême Sud du Liban, courant plein Est sur une trentaine de kilomètres, puis s’infléchissant vers le Sud-Est pour passer au Sud de la ville israélienne de Safed et traversant en diagonale le lac de Tibériade pour atteindre la ville jordanienne d’Irbid, continuant jusqu’à la cité antique de Bosra [4], dans la région syrienne du Hauran, puis remontant au Nord-Est pour franchir l’Euphrate à Jirdhi, dans la province syrienne de Deir-ez-Zor, entre les villes de Mayadin et Abou Kamal, pour suivre un parallèle de 34°53’ de latitude Nord jusqu’à rejoindre le Tigre, à une cinquantaine de kilomètres en amont de Tikrit, et, obliquant vers le Nord-Est le long du cours du Petit Zab, mourir sur la frontière avec l’Iran, province de l’Azerbaïdjan oriental, à l’Est de Rewanduz ; ayant pour limite septentrionale, les monts Taurus, le cours supérieur de l’Euphrate et du Tigre, une ligne à l’Ouest et au Sud du lac de Van jalonnée par les villes de Mus, Siirt et Cizre, incluant Mersine, Tarse, Adana, Alexandrette, Antioche, Aïn Tab, Ourfa, Diyarbakir et Mardin [5].

7 Cette aire couvre tout ou partie des territoires de six États : Liban, Israël, Jordanie, Syrie, Irak et Turquie. Elle n’est pas totalement imaginaire : elle représente la part des dépouilles de l’Empire ottoman dont la France pensait s’être assurée la pleine possession ou du moins sur laquelle elle espérait exercer une influence prépondérante, à la suite des accords passés avec ses alliés en 1916 et 1917. Elle constituait ce qu’on nommait alors la « Grande Syrie » ou bien encore la « Syrie intégrale », dont les mandats obtenus de la Société des Nations ne formaient qu’une fraction et incluait la Cilicie, le Kurdistan méridional et la haute Mésopotamie.

8 Elle présente une grande hétérogénéité de paysages, avec des plaines fertiles et populeuses, mais aussi de vastes étendues semi-arides, montagneuses ou désertiques. Ce mélange se retrouve sur le plan humain, avec une majorité de populations arabophones pratiquant un islam sunnite et de fortes minorités ethniques (Kurdes, Druzes, Arméniens) et religieuses (chrétiens de diverses obédiences, yézidis, musulmans chiites et alaouites). C’est pourquoi ce découpage géographique n’est pas totalement insensé : privilégiant la zone de peuplement chrétien, dont la France se présentait traditionnellement comme la protectrice et sur lequel elle pensait pouvoir s’appuyer, il comprenait une humanité suffisamment diverse pour permettre, par un balancement habile entre ses composantes, d’en imposer à l’élément majoritaire et de garantir, croyait-on, à la puissance tutélaire une jouissance avantageuse à peu de frais. Il se gardait soigneusement d’empiéter au nord sur l’Anatolie turque et au sud-est sur la moyenne et basse Mésopotamie, majoritairement chiite [6].

9 Ces ambitions grandioses ne résistèrent pas aux tempêtes de l’histoire et la France, après avoir renoncé dès la fin de 1918 à la province de Mossoul, puis à la Cilicie et à la plus grande partie du Kurdistan, ramena les frontières septentrionale et orientale de son mandat fort loin de leur tracé initial. La frontière mandataire avec la Turquie fut fixée successivement par le traité signé à Sèvres le 11 août 1920, l’accord franco-turc signé à Londres le 9 mars 1921, puis celui d’Ankara du 20 octobre 1921, confirmé par le traité de paix signé à Lausanne le 24 juillet 1923 [7]. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la France, soucieuse de maintenir la République turque en position de neutralité dans le conflit qui s’annonçait, céda le sandjak[8] d’Alexandrette par un accord signé le 23 juin 1939. Quant aux frontières entre les mandats français et britanniques, elles furent fixées par les conventions franco-anglaises des 23 décembre 1920, 3 février 1922 et 31 octobre 1931, ainsi que par la sentence arbitrale rendue en 1932 par la Société des Nations.

10 Et dès les premiers temps d’exercice de ses pouvoirs mandataires, la France avait partagé le territoire en deux morceaux de taille inégale, qui furent la Syrie et le Liban. C’en était fini de la Grande Syrie, dont il nous faut bien comprendre que la Syrie actuelle ne constitue qu’un fragment, une sorte d’État croupion.

Un rêve d’Arabie heureuse

11 Ces désillusions « nationales » expliquent en partie la naissance et le succès, un temps, du parti Baas, dans ses deux branches syrienne et irakienne. Les ressentiments envers les puissances mandataires, responsables des découpages politiques extérieurs et intérieurs de leurs mandats, et la Turquie kémaliste, soupçonnée de visées « impérialistes » sur des territoires peuplés en majorité de populations non turques, s’ajoutèrent au grief primordial de l’échec de la création du grand royaume « arabe » promis par les Britanniques au prince Fayçal, fils du chérif [9] de La Mecque Hussein ben Ali [10]. Dans la formulation initiale de ses revendications, en juillet 1915, Hussein avait tracé l’étendue de ce royaume : borné à l’Est par le golfe Persique, le Chatt-el-Arab et la frontière persane et à l’Ouest par la mer Rouge, la frontière égyptienne et la mer Méditerranée, il englobait au Nord les deux provinces d’Alep et de Mossoul. Précisément, Fayçal entendait fixer sa capitale à Damas [11] et en fut chassé à l’été 1920 par les troupes du général Gouraud, haut-commissaire de la République française au Levant.

12 Aussi, depuis près d’un siècle, la population majoritaire de la région, composée d’arabophones confessant un islam sunnite, a-t-elle le sentiment d’être soit soumise à des maîtres étrangers (les puissances mandataires, prolongeant la domination ottomane pluriséculaire, et plus récemment les Américains en Irak), soit contrainte de composer avec des minorités religieuses (chrétiens et chiites au Liban, alaouites en Syrie). Et dans les territoires où elle était parvenue à imposer son autorité, comme en Irak, elle s’est vue dépouillée du pouvoir central après l’éviction de Saddam Hussein, au profit des « hérétiques » chiites et a dû subir une quasi-sécession des districts kurdes.

13 Or, nous vivons malheureusement des temps qui ne sont guère propices à la cohabitation harmonieuse au sein d’un même territoire de communautés diverses. Nous en avons fait nous-mêmes, Européens, encore récemment l’expérience dans les Balkans avec les événements tragiques qui ont suivi la partition de la Fédération yougoslave et les massacres commis par volonté de « purification » ethnique. Ni la durée de la cohabitation historique, ni les pratiques de bon voisinage individuel ou communautaire, qui ont existé par la force des choses, ne semblent pouvoir arrêter les engrenages de la machine mortifère, une fois celle-ci lancée. Pourquoi voudrait-on qu’il en soit autrement au Proche-Orient ?

14 Mais chaque situation comporte ses particularités, qui permettent d’expliquer les orientations et les développements spécifiques que des causes originelles, en apparence semblables, impriment aux événements. Dans le cas qui nous occupe, dans un paysage politique caractérisé par la relative nouveauté des États, leur absence de légitimité historique aux yeux même de leurs citoyens, le peu de confiance que ceux-ci portent à des gouvernements souvent dictatoriaux et corrompus, distribuant postes et prébendes à leurs seuls parents, alliés, affidés et coreligionnaires, les frustrations accumulées pendant des décennies ne pouvaient s’exprimer ni par des voies démocratiques, telles que nous les entendons, ni par un élan « national » que rendait impossible la division de la société selon des lignes de fractures ethniques, parfois même tribales ou confessionnelles.

15 Ces modes d’expression, qui nous paraissent naturels du seul fait de notre civilisation propre, étant écartés, et les gouvernements légaux, c’est-à-dire reconnus par la communauté internationale, ayant vu leur autorité contestée par la force à la suite d’invasions étrangères (cas de l’Irak en 2003) ou de guerres civiles (cas de la Syrie à partir de 2011), le tissu social s’est déchiré, révélant la trame ancienne mais toujours solide qui constitue le substrat véritable de ces États. Dès lors, une fois amoindries les structures étatiques en place et diminuées les capacités répressives des gouvernements centraux, les sociétés ont été pour ainsi dire livrées à elles-mêmes et le délitement qui s’est ensuivi a favorisé l’émergence de toutes sortes de groupes extrêmes, recourant aux pires violences, pour le plus grand malheur des populations civiles.

16 On qualifie trop souvent ces groupes de « radicaux », signifiant par là qu’ils se réclament de doctrines et emploient des méthodes que nous réprouvons, mais oublieux du sens premier de cet adjectif qui associe la vigueur de l’action à la sève puisée à la racine de l’être. Inconsciemment, nous reconnaissons par ce mot le lien qui unit ces groupes à la population au sein de laquelle ils conduisent leur lutte, quand bien même elle en est la première victime.

17 Et si l’État islamique maintient son contrôle des populations sur les territoires qu’il a conquis et qu’il occupe, c’est certes par l’usage immodéré de la force, par la terreur qu’inspire la cruauté de ses exactions et par l’attrait que peuvent susciter les buts religieux qu’il fixe à son combat, mais c’est sans doute aussi, de façon plus large et profonde, par le sentiment diffus qu’il représente l’instrument si longtemps espéré de la revanche, voire de la délivrance, des Arabes sunnites de ces régions, pour réaliser des aspirations trop longtemps contraintes ou restaurer un rang brutalement abaissé.

18 Il nous semble donc que la puissance de séduction qu’exerce l’État islamique sur les populations indigènes, du moins celles qui sont à la fois arabisées et musulmanes sunnites, tient à un mélange parfaitement dosé de revendications « nationales », participant du mythe historique du royaume arabe et relevant d’un imaginaire culturel, et « religieuses » conçues comme un marqueur identitaire fort [12] capable de mobiliser sur un projet ethnique les énergies d’une communauté qui se considère comme victime de l’injustice des temps contemporains.

19 Les trop fameux « Printemps arabes » se sont mués en Printemps des Arabes à la faveur du chaos qui a gagné le Proche-Orient ces quinze dernières années, sous l’effet de la déstabilisation des régimes dictatoriaux et sanguinaires en place. Or, ces dictatures présentaient la particularité d’être l’émanation de populations minoritaires dans leur pays (Alaouites en Syrie, Sunnites en Irak). Dans tous les cas, et a fortiori, s’ils tenaient auparavant déjà une telle position, les Arabes confessant l’islam sunnite estiment qu’après une si longue attente, le moment est enfin venu de revendiquer le premier rôle, qu’ils pensent, à tort ou à raison, devoir leur échoir et ce, quelque jugement que des personnes extérieures puissent porter sur l’instrument et les méthodes employés pour parvenir à ces fins. Aucune solution politique qu’on souhaite viable sur le long terme ne pourra faire l’impasse sur cette volonté.

Notes

  • [1]
    Cette organisation proviendrait de la transformation de la branche irakienne d’Al-Qaïda par amalgamation avec diverses organisations locales dans le creuset de la lutte menée contre les Américains, à la suite de l’invasion de 2003.
  • [2]
    Selon une autre traduction, « État islamique en Irak et en Syrie ».
  • [3]
    Pour reprendre l’expression employée par le ministre de la Défense dans son discours d’ouverture des « Assises nationales 2015 de la recherche stratégique », tenues à Paris le 1er décembre 2015.
  • [4]
    Bosra, située à 141 km au sud de Damas, près de l’actuelle frontière jordano-syrienne, fut instituée en 106 de notre ère, capitale de la province romaine d’Arabie, créée par l’empereur Trajan après l’annexion du royaume nabatéen.
  • [5]
    Aujourd’hui connues sous leur nom turc d’Içel, Tarsus, Adana, Iskanderun, Antakya, Gaziantep, Sanliurfa, Diyarbakir et Mardin.
  • [6]
    Dans les accords franco-britanniques de 1916, la zone palestinienne avait un statut international, à l’exception des ports de Saint-Jean d’Acre et de Haïfa attribués au Royaume-Uni.
  • [7]
    Côté irakien, par le traité anglo-irako-turc du 5 juin 1926.
  • [8]
    « District », en turc.
  • [9]
    Gardien et protecteur des lieux saints de l’Islam dans la péninsule arabique.
  • [10]
    Hussein fut également roi du Hedjaz, de 1916 jusqu’à 1924.
  • [11]
    Se revendiquant symboliquement comme le continuateur de la dynastie des Omeyyades.
  • [12]
    « Clivant » dirait-on de nos jours.
Français

La désintégration de la Syrie et de l’Irak au profit d’un proto-État, l’État islamique, remet en question de nombreuses certitudes, en particulier pour le mode de pensée français se référant au concept d’État-Nation. La revendication identitaire de Daech est d’un autre ordre et obéit à des ressorts politiques et culturels de nature fondamentalement différente.

English

Of What is the Islamic State the Antithesis?

The disintegration of Syria and Iraq to benefit a proto-state, the Islamic State, brings into question numerous certitudes, particularly concerning the French mode of thinking referring to the concept of the Nation-State. The Daech’s demand for identity is of another order, and obeys political and cultural motivations of a fundamentally different nature.

Roberto Nayberg
Docteur en histoire.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.788.0107
Pour citer cet article
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