CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Ils ne passeront pas ! » : Verdun, terre de symbole ; Verdun, terre d’héroïsme mais Verdun, terre de feu, de fer, de sang et de souffrance. Qui aurait pu prévoir le 21 février 1916 que les premiers grondements de l’orage d’acier qui s’abattait sur un front de cinq kilomètres marquaient le début d’une bataille qui allait broyer les hommes et la terre. Pendant dix mois, l’artillerie, les attaques et les contre-attaques, les gaz allaient faire de ce bout de terre formant le saillant de Verdun, un enfer où Poilus comme Feldgrau allaient tenter de survivre dans un corps à corps dramatique. Cependant, la bataille de Verdun fut aussi le miracle du soutien aux combattants, reliés aux approvisionnements et aux secours médicaux par le cordon ombilical constitué de la Voie Sacrée et du « Meusien ».

2 Le Service de santé était revenu de loin, tant la catastrophe sanitaire des opérations du début de la guerre avait montré les failles de son organisation opérationnelle issue du règlement d’emploi de 1910. La réalité des combats avait permis que soient tirées sans délai les leçons d’un échec insupportable. La situation ne s’était certes pas améliorée du jour au lendemain. Toutefois, les opérations en Champagne de 1915 avaient déjà démontré le bien-fondé et l’efficacité des mesures d’adaptation radicales adoptées. Les révisions apportées tant dans la composition et l’emploi que dans l’échelonnement des formations sanitaires avaient rendu plus efficace la prise en charge des blessés. La priorité donnée à une chirurgie délibérément effectuée le plus à l’avant possible, systématisée avant toute évacuation à longue distance, avait fait disparaître les morts indues en cours ou à l’issue de ces transports sans traitement. Justin Godart [1] avait obtenu que les médecins inspecteurs d’armée détiennent une véritable responsabilité dans l’organisation et l’emploi du Service de santé de l’avant.

3 Désormais, le schéma d’ensemble du soutien reposait sur un échelonnement allant des postes de secours dans les tranchées jusqu’aux hôpitaux d’infrastructure de l’Intérieur. Les blessés, transportés au poste de secours par les brancardiers régimentaires, étaient examinés par un médecin qui pratiquait les premiers soins, les pansements et les immobilisations, et rédigeait la fiche médicale de l’avant au rôle majeur car permettant la continuité coordonnée des soins tout au long de la chaîne d’évacuation. Les blessés étaient ensuite transportés jusqu’à l’ambulance chirurgicale ou au groupement d’ambulances, véritables îlots chirurgicaux situés à une dizaine de kilomètres des lignes de feu ; là, étaient assurés le triage ainsi que tous les gestes indispensables à la survie des plus gravement atteints. Les autres blessés étaient dirigés vers les formations de traitement déployées dans la zone des Étapes, à l’arrière des armées. Dans ces formations hospitalières, hôpitaux d’évacuation et hôpitaux complémentaires, on traitait le maximum de blessés. Après un traitement initial permettant le transport par voie ferrée à longue distance, on évacuait vers les hôpitaux de l’Intérieur tous ceux qui ne pouvaient être récupérés rapidement.

4 Comme sur l’ensemble du front, ce schéma s’était mis en place au cours de l’année 1915 au profit de la zone fortifiée de Verdun même si, au début de l’année 1916 et malgré les craintes exprimées par le général Herr qui en assurait le commandement, celle-ci n’était pas la priorité du haut commandement français qui projetait une offensive d’envergure sur la Somme. Le Médecin inspecteur général Mignon, chirurgien et ancien directeur de l’École du Val-de-Grâce, devenu inspecteur du Service de santé de la IIIe Armée, nota « des signes de torpeur et de relâchement » dans la zone arrière de Verdun. Tout y était, selon lui, léthargie et abandon. Pas un hôpital de campagne n’était vraiment en mesure d’assurer sa mission de chirurgie de guerre. La guerre semblait lointaine : on soignait des tuberculoses, quelques gelures et des maladies vénériennes. Malgré les renseignements qui se confirmaient sur l’imminence d’une attaque allemande de grande ampleur, les états-majors restaient muets et indifférents.

5 Heureusement, la météorologie allait apporter un sursis suffisant pour mobiliser les énergies. Prévue pour le 15 février, l’attaque fut retardée jusqu’au 21. Mignon qui avait pris la mesure du danger sanitaire qui s’annonçait, mit à profit ce bref délai pour organiser avec méthode et rigueur le Service de santé chargé du soutien du saillant de Verdun. Il dira d’ailleurs, avec un peu d’étonnement, d’un de ses médecins chefs d’hôpital de campagne : « Il reçut ses ordres sans discuter, ce qui est rare chez un médecin… ». Dans l’urgence, il assura un abonnement préférentiel des formations sanitaires de l’avant aux formations hospitalières les mieux placées de la zone des Étapes et concentra des équipes chirurgicales de renfort au Sud-Est de Verdun près des gares pour permettre leur acheminement rapide là où le besoin apparaîtrait. Disposant de treize formations hospitalières, il érigea celle installée à Baleycourt en pivot de la manœuvre du triage qu’il organisa à tous les niveaux de la chaîne. Cet hôpital était également chargé du traitement des blessés intransportables. L’hôpital du Petit-Monthairons, plus au sud de la zone prévisible des combats, devint le point de relais des évacuations. Les autres « hôpitaux d’origine d’étapes » [2], également appelés « hôpitaux d’évacuation », se virent spécialisés en hôpital soit d’évacuation, soit d’hospitalisation. Ainsi, à la veille de la Bataille, 41 équipes chirurgicales étaient engagées à Verdun. Grâce à Mignon, le plan d’évacuation sanitaire fut, pour la première fois à une telle échelle, l’œuvre concertée du commandement et du Service de santé. Les axes d’évacuation, les relais hospitaliers, les solutions alternatives en cas d’encombrement, tout avait été décidé conjointement de manière particulièrement judicieuse. Aussi, en dépit de la violence de l’attaque, toute la chaîne sut répondre avec la plus grande efficacité à l’afflux des blessés, malgré l’habituel encombrement des ambulances installées au plus près des premiers combats. Pour l’essentiel, l’acheminement des blessés se fit en bon ordre grâce à la ligne de formations de triage qui permit l’aiguillage des blessés vers la formation d’accueil la plus adaptée à leur état.

6 Du 21 au 29 février, on comptera 2 500 blessés évacués par jour. Ils étaient triés aux HOE de Baleycourt et de Vadelaincourt avant d’être évacués sur Chaumont-en-Argonne et Chaumont-sur-Aire par voie routière, puis à Bar-le-Duc par voie ferrée. Malheureusement, pour le Service de santé, suivirent les jours sombres du début du mois de mars lorsque les formations hospitalières les plus avancées, donc les plus indispensables, furent évacuées sur ordre du commandement sans consultation préalable des autorités du Service et sans aucune préparation. Il fallut replier à la hâte blessés, personnel et matériels, dans des conditions extrêmes. Tout le dispositif chirurgical de l’avant était devenu inopérant, alors que les blessés affluaient.

7 La réorganisation de la première ligne de triage et de prise en charge des blessés les plus urgents se fit en jetant dans la bataille les groupements chirurgicaux mobiles pendant que Douaumont tombait aux mains de l’ennemi et que l’offensive se portait sur la rive gauche de la Meuse, le Mort-Homme, la côte 304, le bois des Corbeaux et se prolongeait sur la rive droite, le fort de Vaux, le bois de la Caillette, le fort de Souville, Fleury-devant-Douaumont. Autant de batailles dans la Bataille où l’on mourait au bord d’un trou d’obus, dans une tranchée ou entravé dans les barbelés, sous la mitraille, asphyxié par les gaz ou encore transpercé par une baïonnette. Les unités disparaissaient sous le feu. Si l’on ne mourait pas, on en sortait blessé et le flot de ces victimes était ininterrompu vers des structures médicales débordées. Le médecin aide-major Laby écrira : « Notre poste de secours regorge de blessés. Nous faisons des pansements sans discontinuer… Que de souffrances et de courage aussi… Plaies légères et délabrements affreux… ». Georges Duhamel [3], chirurgien dans une ambulance à Baleycourt, rapporte que « … tous ceux qui eussent dû subir une opération compliquée, qui paraissaient irrécupérables, restaient à l’extérieur, sous le froid glacial… À l’intérieur, les chirurgiens faisaient de leur mieux pour panser les hideuses blessures causées par les énormes éclats… ».

8 Dès le début du mois de mars, un principe de sectorisation des évacuations fut adopté, rendu possible par la configuration géographique. Les blessés, recueillis et mis en condition pour un premier transport dans les postes de secours déployés sur la ligne de feu, étaient regroupés au sein de « postes évacuateurs des lignes », définis par secteurs. L’évacuation depuis ces postes était assurée vers les groupements d’ambulances implantés le plus à l’avant possible, enterrés si nécessaire, car à portée de l’artillerie ennemie. Au-delà, les évacuations étaient effectuées en fonction de l’accès le plus direct aux hôpitaux d’origine d’étape, déployés en éventail. L’HOE le plus avancé recevait la majorité du courant d’évacuation. Par contre, l’essentiel des traitements chirurgicaux différés étaient effectués dans les HOE les plus éloignés, renforcés en capacité d’accueil. Toutefois, la zone des Étapes n’était pas homogène car sa partie orientale était d’accès aisé avec une pénétrante vers Bar-le-Duc, la Voie Sacrée, et des rocades disponibles alors que la partie occidentale était très mal pourvue en voies de communication.

9 La Voie Sacrée fut utilisée dans le sens descendant pour transporter les blessés en utilisant la noria incessante des camions qui ravitaillaient le front. La route fut également utilisée vers Sainte-Ménéhould. La voie ferrée fut aussi largement employée. Ainsi, le « Meusien », train métrique d’intérêt local avant la guerre, assurait trois fois par jour le trajet de Verdun jusqu’à Revigny et Bar-le-Duc puis vers Saint-Dizier. Chaque rotation emmenait 100 blessés couchés et 20 assis sous la surveillance d’un médecin et d’un infirmier.

10 Lorsque le front se stabilisa, ce dispositif d’évacuation qui avait fait ses preuves, fut démantelé par la direction des Étapes et des Services qui décida d’exclure Bar-le-Duc du système de recueil des blessés, malgré les 1 600 lits qui y étaient déployés et les 16 équipes chirurgicales qui y opéraient. On dirigea alors l’ensemble du flux de blessés vers Revigny, à l’exception de certains blessés légers qui continuèrent à être acheminés lentement vers Bar-le-Duc. À la fin de la bataille, après plusieurs aménagements structurels en fonction des circonstances et des besoins, la zone arrière de Verdun comptait 15 000 lits d’hospitalisation pour soutenir 18 divisions, soit environ un lit pour 16 combattants.

11 La bataille de Verdun fit, selon les chiffres généralement retenus, 62 000 morts français, 100 000 disparus et 215 000 blessés dont 145 000 dans les seuls premiers jours de l’attaque allemande. Les formations du Service de santé subirent de nombreuses destructions par bombardement, y compris par avion. Le Service versa son tribut : au cours des quatre premiers mois 33 médecins et 111 brancardiers et infirmiers furent tués, 14 médecins portés disparus et 86 blessés ainsi que 391 infirmiers et brancardiers. Ces seules statistiques sont bien insuffisantes pour mesurer la fatigue extrême et les servitudes que connurent les médecins de tous grades et leur personnel au cours des 300 jours et des 300 nuits que durèrent cette bataille ainsi que pour célébrer le courage et l’abnégation de ces médecins qui étaient venus « dans la bataille pour veiller sur la vie des autres » comme l’écrira Justin Godart.

Notes

  • [1]
    Après la transformation de la 7e direction du ministère de la Guerre en sous-secrétariat d’État, le 18 juillet 1915.
  • [2]
    Plus connus sous leur abréviation en « HOE », dont il existait trois formats différents, répartis dans la profondeur de la zone de l’Arrière, sur trois lignes successives.
  • [3]
    In « La pesée des âmes ».
Français

Le Service de santé, qui avait connu des défaillances en 1914, s’est organisé pour mieux répondre au nouveau défi que représentait la guerre des tranchés. À Verdun, il sut, malgré les difficultés, prendre en charge les blessés dès l’avant et en assurer les traitements en s’appuyant sur un échelonnement judicieux de ses capacités.

English

The medical support during the battle of Verdun

The health service, who has been known for the failures in 1914, reorganized itself to respond better to challenges representing the trench warfare. In Verdun, despite all difficulties, it knew how to take charge of the injured early and ensure the treatments based on a wise staggering of its capacities.

Raymond Wey
Médecin général inspecteur (2S).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.787.0051
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