CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Sur fond de perspectives géopolitiques toujours plus inquiétantes et désormais ouvertement exprimées par nos dirigeants, onze pays européens ont mis fin cette année au cours historique de leur désarmement. C’est dans ce cadre que la France, dont les forces demeurent toujours engagées sous forte tension dans cinq théâtres majeurs, a procédé à une inflexion stratégique remarquable en permettant l’augmentation de ses effectifs et en engageant une ébauche de réarmement. Elle met fin de la sorte à un déclin plus que cinquantenaire.

2 Mais là n’est pas, ou n’est plus, la question. Au lendemain des événements tragiques qui ont à nouveau frappé notre capitale et définitivement dégradé les perspectives de sécurité intérieure de la France, les interrogations portent sur l’arrivée à temps de ces moyens supplémentaires, et pire, sur leur suffisance aux fins de récupérer les marges de sécurité perdues.

3 L’accumulation de ces incertitudes pose la question de l’adaptation de notre politique de sécurité à court et moyen terme, en partant du postulat que l’ordre sur lequel notre paysage géostratégique se fondait est durablement perturbé. Que peut en effet l’Otan – toutes leçons du conflit afghan prises – face à la déstabilisation dramatique des Proche et Moyen-Orient ? À quoi sert d’être une puissance nucléaire dès lors que l’ennemi, ayant opté pour des modes d’action strictement subversifs et s’appuyant sur les faiblesses de nos sociétés ouvertes (illustrant à quel point les leçons du 11 septembre n’ont pas été prises sur le fond) donne l’impression d’avoir l’initiative et de pouvoir agir sans fin ? Comment interpréter l’arrivée en force de la Russie en Méditerranée, « hors champ », pour la première fois depuis son retrait d’Afghanistan, cette mer que la France a pu avoir autrefois, dans des ambitions mesurées, l’objectif de contrôler ?

4 Tout cela remet à l’ordre du jour l’aphorisme de Saint Augustin : « La paix est la tranquillité de l’ordre ». Or, il est certain que nous avons perdu tout, ou partie de l’ordre international, et que nos peuples continuent néanmoins et naturellement d’aspirer à la paix. Cet article se propose donc d’établir le tableau des paramètres constitutifs de ce désordre accru, puis d’ébaucher de façon minimaliste des lignes d’opération qui pourraient offrir aux nations européennes des perspectives que l’on veut, ou tout au moins espère, apaisées à l’horizon de la moitié du XXIe siècle.

L’ordre

5 L’ordre mondial issu du XXe siècle n’est plus. Il conserve les oripeaux du monde bipolaire, mais fortement ébranlé par la multipolarité insufflée par le rééquilibrage économique au plan mondial et les crises à répétition de l’après-guerre froide, il ne sait plus répondre.

6 Le choc économique de 2008 a généré une crise durable et y contribue fortement, même si, vu des pays occidentaux, l’appréciation peut être relativisée. L’économie américaine a ainsi retrouvé son niveau d’avant 2008. En Europe, le Royaume-Uni a créé plus d’un million d’emplois en quatre ans, l’Allemagne surperforme depuis trois ans ses résultats à l’exportation et présentait en 2015 un budget équilibré avec un chômage ramené à 6 %. Cependant, tout cela compense à peine le marasme de l’Europe du Sud. Ces résultats s’appuient sur une dette monstrueuse et un coût de l’énergie anormalement bas, qui grève les recettes de nombreux États qui ont désespérément besoin de la manne pétrolière et gazière pour contrôler leur situation intérieure (Arabie saoudite, Égypte, Algérie, Nigeria, Libye, Soudan, Vénézuela…). Enfin, malgré les bons résultats, ne négligeons pas que dans la sortie de crise de l’euro, l’Europe reste elle-même sursitaire.

7 Cette situation incertaine et fortement contrastée a des conséquences politiques évidentes voire criantes. Si l’on s’arrête à la seule Europe, sous le coup des crises accumulées (dette, migrants, Ukraine), les opinions ont dans leur grande majorité perdu confiance dans les institutions européennes et leurs capacités à réagir de façon opportune (taux d’approbation de l’UE par les Européens au premier quadrimestre 2015 : 31 %). Les gouvernements font face à des peuples qui ne leur sont qu’à de rares exceptions favorables et doivent pour le reste composer. De l’autre côté de l’Atlantique, Barack Obama va entamer sa dernière année à la Maison-Blanche. Il n’aura eu les coudées franches au Congrès que les deux premières années de ses mandats successifs, ces dernières années étant donc marquées par une politique timide, où le néologisme « leading from behind » s’il est moins usité, semble toujours pertinent. Seul Vladimir Poutine, confronté à des sanctions économiques inédites pour la jeune Russie post-soviétique surfe sur une vague de popularité sans précédent grâce à un expansionnisme militaire renouvelé.

8 Les outils militaires, qui ne constituaient plus depuis longtemps des critères déterminants de mesure de la puissance dans un monde globalisé, alimentent de par leur situation disparate et trop souvent anémique l’instabilité. Il suffit, pour s’en faire une représentation imagée, de mettre en balance les parades de Moscou et de Pékin à l’occasion des soixante-dix ans des capitulations allemandes et japonaises de 1945 et par contraste celles des capitales occidentales. Malgré les annonces de début d’année en Europe, les outils de défense sont si délabrés qu’ils ne pourront au mieux retrouver des capacités crédibles qu’à l’horizon 2025, à condition d’un effort décidé suffisamment tôt avant le cap de 2020. D’ici là, le Royaume-Uni et l’Allemagne disposeront respectivement d’une flotte aérienne comptant chacune pour le quart de celle de l’Arabie saoudite. Alors que la menace d’une irruption subite dans un des États baltes d’un groupement de manœuvre opératif – porteur ou pas de ses marques de nationalité – constitue une menace réelle, l’Otan se mobilise pour se redonner une capacité de réaction, qui sera avant tout « légère ». Il y a en effet, aujourd’hui en Europe centrale, trois fois moins de forces de manœuvre qu’en Russie, laquelle aligne autant de brigades que les pays de l’Otan dans toute l’Europe occidentale. Cette dernière joue aussi ouvertement de ses moyens de dissuasion nucléaire. Dans ce cadre conflictuel, il serait bien hasardeux de se fonder que sur la seule garantie des États-Unis dont le budget militaire a baissé à hauteur de 20 % de leurs investissements des années 2000, avec un outil fortement tourné depuis quinze ans vers la contre-guérilla. Point n’est besoin d’imaginer l’improbable mise en route de cette fanfare militaire désaccordée pour aller éradiquer les fous de Dieu en Syrie. Sans les États-Unis, qui n’en veulent plus, les autres puissances de l’Otan sont dans l’incapacité de se projeter autrement que de façon symbolique sur ce nouveau front, si jamais il était ouvert.

9 De plus, le relâchement du cadre étatique sous les coups de la mondialisation à la fin du XXe siècle a abouti à une poussée des nationalismes. Les crises économiques sont considérées comme généralement génératrices de ces phénomènes, mais là où des institutions républicaines à l’échelle de la nation peuvent les contenir, des systèmes consensuels comme l’Union européenne sont bien à la peine. L’Europe a ainsi vu la Belgique passer au bord de l’implosion, la Grande-Bretagne programmer un référendum « sécessionniste », tout en canalisant les menées séparatistes écossaises, la Catalogne organiser sa séparation d’avec l’Espagne, tandis que la France connaît une poussée sensible d’europhobie. Dans les pays du Printemps arabe, c’est d’une poussée de national-islamisme qu’il s’agit, entraînant des réactions autoritaires, lesquelles tentent de maîtriser la fracture ouverte entre sunnites et chiites partout où elle est présente, ou au sein même des sunnites entre radicaux et modérés. Enfin, la Russie a choisi un dirigeant qui a programmé de façon autocratique son maintien au pouvoir pour une vingtaine d’années sur le thème du renouveau national.

10 Dans un – mauvais – goût de déjà-vu, le recours aux irrédentismes semble être redevenu possible. Les nations expansionnistes poussent librement leurs pions, faisant fi des traités qu’elles ont ratifiés. La Russie se porte au secours de ses « frères » de Crimée ou du Donbass. L’Iran crée une dorsale chiite à travers le Levant. L’État islamique nourrit ses prétentions de la solidarité universelle des sunnites envers le califat et anéantit un siècle de stabilité fragile dans cette région. La crise sahélienne entraîne une ancienne puissance coloniale pourchassant des rebelles transfrontaliers, qu’elle a déjà connus à une autre époque, à y gommer les frontières qu’elle avait fixées à son départ. C’est en effet à la tête de l’ordre multilatéral que le désordre s’est aussi établi ; bien plus que la crise du Kosovo, le détournement de la résolution visant à limiter les violences en Libye a ouvert le tonneau des danaïdes. L’intervention en cours en Syrie se fait sans aucun cadre juridique international, ce au ras de la frontière de l’Otan, en y mêlant États-membres et non-membres avec des intérêts et des buts de guerre divergents voire contradictoires.

11 Cette situation s’aggrave de facteurs conjoncturels. Attisés par l’évolution exponentielle des vecteurs de migration, nourris des masses de réfugiés issus de conflits mal gérés (porosité des frontières, développement constant des modes de liaisons, extensions transcontinentales des réseaux mafieux), les flots de réfugiés et déplacés augmentent plus vite encore que le taux moyen de croissance démographique des pays d’origine. S’y ajoutent les réfugiés climatiques, lesquels viennent souvent engorger les capitales des pays en développement. Quelles que soient les politiques d’accueil ou de stockage mises en œuvre, ils ne peuvent qu’exacerber les tensions et les tendances politiques décrites supra, à l’exemple des réfugiés espagnols et juifs d’avant-guerre en se réfugiant dans notre pays, qui devinrent à la fois enjeu et acteurs du conflit à venir.

12 Dans le cas de l’Europe, cette crise migratoire, que certains prennent comme une nouvelle chance face à l’effondrement de leur démographie nationale, apparaît comme vecteur de dissensions supplémentaires s’ajoutant aux effets de la crise de la dette grecque. En effet, l’Europe, à défaut d’avoir une politique de défense efficace, a été également surprise en défaut de capacité de conduite d’une crise de sécurité interne, ce que viennent encore de souligner les derniers attentats terroristes.

13 Dans ces conditions, il n’est donc plus possible de parler d’ordre mondial. L’accumulation de crises régionales dépasse les marges d’action des Nations unies. L’intensité de ces dernières, nourries de connexions soit à dominante politique, soit mafieuse, relève d’une globalité pour laquelle l’organisation du Traité de San Francisco n’avait pas été pensée. Le relativisme dans les institutions internationales, nourri en son sein de l’effacement relatif des États-Unis et de la Russie, et des grands du Conseil de sécurité, aboutit à voir des pays comme l’Arabie saoudite prendre la tête du groupe consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Il faudra peut-être se résoudre à décrire la situation non plus sous l’angle de la multipolarité, encore porteuse de gages de stabilité, mais sous celui d’une multi-conflictualité.

La tranquillité

14 Quel est l’enjeu ? Pour l’essentiel, il s’agit d’affirmer et de recréer des espaces de prospérité forts et des capacités de gestion de crise dans le cadre du nouvel ordre mondial du XXIe siècle. Ce temps stratégique peut être atteint pour le milieu de ce siècle.

15 Les principes d’une diplomatie saine demeurent intangibles, tout particulièrement au Sud et à l’Est : ancrage sur des fondamentaux historiques, lisibilité, alternance du consensus et de la realpolitik au service, tout au moins pour ce qui concerne notre pays, de la Grandeur de notre message universel, y compris avec des moyens limités. À ce titre, dans un contexte où les rapports de force sont à nouveau prédominants, il s’agit aussi d’afficher sa force et d’en appliquer les effets avec précision et durabilité. La révision non pas de politiques publiques, mais des seules dépenses de défense, leur reconstruction de façon à assurer résilience et capacité de réserves, instruments indispensables pour nourrir la surprise et la versatilité, sont donc indispensables pour une puissance comme la France. Pour mesurer le gap qui s’est installé, les États du Golfe s’apprêtent à dépenser dans l’année à venir pour leur défense le double du budget annuel de la France.

16 Cette stratégie des moyens doit également s’appuyer sur un projet stratégique global, pesé, diffusé et approuvé. La leçon apportée par la décennie passée est que le projet européen d’extension universelle d’un marché commun globalisant et égalisateur par la norme ne peut s’accommoder d’un leadership faible et à sa tête d’un déficit de contrôle (checks and balance) et de démocratie. Il démontre également qu’une monnaie commune – à 18 – ne constitue pas une valeur suffisamment rassembleuse pour construire une communauté d’États – à 28. Il nous faut arrêter les valeurs, qui au plan éthique et philosophique constituent le socle que les Européens sont décidés non pas à négocier dans un esprit affairiste, mais à défendre, bref recommencer Lisbonne. Au plus fort de la crise des migrants, l’attitude des pays d’Europe centrale, pour rude qu’elle ait parfois pu être, a ceci d’intéressante qu’ils ont rappelé aux « grands pays » que leur sécurité n’était pas négociable. Il s’agit également d’arrêter le positionnement de cette union à la charnière des mondes atlantique et asiatique du XXIe siècle, cet ancrage posant la question du positionnement au sein de l’Otan, organisation issue de la guerre froide et dont la perpétuation a aussi pour but de maintenir le couplage entre Europe de l’Ouest et Amérique du Nord. Le réévaluer ne constitue pas une injure aux sacrifices faits pour nous par les Américains. Les récentes difficultés de l’Union européenne masquent malheureusement celui encore plus retentissant de la politique européenne de défense, amplement sous dotée et dévalorisée par l’exécutif européen et les États-membres. En effet, comment comprendre que l’Europe parvient à contenir la piraterie au large des côtes de la Somalie quand elle échoue à étancher les filières mafieuses de trafic de réfugiés à ses portes ?

17 Il revient donc aux principaux fondateurs de l’Union européenne, France, Allemagne, Grande-Bretagne, si elle y reste, et disons, leurs États « proches », de redynamiser l’entité moteur qu’ils ont toujours constituée. Il s’agit de raccorder les deux machines économiques continentales et d’arriver à sortir l’Allemagne de sa torpeur pacifiste. Le contraire ne pourra qu’accroître les décalages, la France pouvant se trouver un jour en phase de fort rattrapage lorsque l’Allemagne attaquerait une phase de décrochage accéléré.

18 Si l’actuel Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a décrit l’étendue des perspectives qui sont les nôtres (p. 53 et 54), il en a sans doute insuffisamment décliné les modes opératoires et ignoré la possibilité d’actions commencées par des organisations armées transnationales et non étatiques. Au premier chef, il s’agit, dans un cadre multilatéral – et à défaut de maîtriser sa sécurité périphérique – de préserver la citadelle que doit former l’Europe entre ceux qui ne peuvent s’associer à son ordre et ceux qui le refusent. Dans une combinaison de stratégies indirectes et directes, il paraît impératif de planifier le retour à l’ordre et de prospérité dans les limes au Sud de la Méditerranée, ce à quoi contribuent un certain nombre d’opérations de l’Union européenne, voire des Nations unies, mais à une échelle réduite. Sur la base d’un rapport de force rénové – et renforcé du côté européen, c’est indispensable – et sinon indépendamment des instances européennes, il faut pouvoir parler sérieusement, voire fort, avec la Russie. Si les développements de la crise syrienne ont pu aider à entretenir un dialogue moins crispé, les divergences de fond demeurent, de même que la diplomatie du bâton du côté russe, comme le démontre aussi l’affaire syrienne. Les échanges porteront alors sur la restauration des principes du mémorandum de Budapest, la refondation des Accords d’Helsinki et la réouverture des négociations sur les armes nucléaires de portée intermédiaire, ces mêmes armes dont Moscou a tenu à montrer récemment en Syrie un emploi abondant de leur version conventionnelle.

19 ***

20 Dans son ouvrage fondamental Diplomatie, Henry Kissinger démontre avec une grande lucidité le fondement du jeu diplomatique auquel les États-Unis, « nation bénie » qui a tenu ses promesses de bonheur et de prospérité au cours du XXe siècle, doivent s’adapter aujourd’hui dans l’urgence : un système d’équilibre de forces. Il rappelle également à quel point cette grande Nation a peu de sympathie pour ce type de diplomatie. À un point tel qu’entre le modèle bismarckien et celui de l’Angleterre au XIXe siècle, le choix pour répondre à la multipolarité du monde paraît difficile. Il s’agira pour notre pays et ses partenaires, à l’exemple de cette analyse et au vu du tableau dressé supra, de combiner la raison et la capacité d’empathie des leaders politiques des grandes puissances et ce, surtout, en violant – si nécessaire – l’inertie des bureaucraties quelles qu’elles soient. Kissinger cite ainsi en exemple le dialogue dénué de toute logique de rapport de force entre Ronald Reagan et Michaël Gorbatchev. La situation actuelle – dont il ne faut en aucun cas sous-estimer la dimension géopolitique essentielle – impose donc un retour aux fondamentaux : l’ordre par la sécurité, la défense des intérêts vitaux par la conviction, la recherche de la paix passant par un dialogue, dans un esprit consensuel, à hauteur des enjeux. Cela pour récupérer, au plus vite, l’équilibre qui nous échappe.

Français

Les incertitudes stratégiques ne cessent de croître et de remettre en cause les fondements actuels des relations entre les pays. Il est aujourd’hui vital de retrouver un ordre international plus cohérent, et en particulier pour l’Europe, de repenser son effort de défense pour faire face aux menaces.

English

The womb of war

The strategic uncertainties never cease to increase and to question the current foundation of relations between countries. It is important today to find again an international order that is more coherent, and especially for Europe, to rethink about its effort in facing threats.

Philippe Kirscher
Colonel. Inspection de l’Armée de terre.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.787.0104
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