CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si toutes les menaces et tous les risques décrits dans notre référentiel de défense et de sécurité ne se sont pas concrétisés, tous ont évolué dans le sens d’une montée des tensions. Ce caractère est particulièrement perceptible pour nos concitoyens depuis la multiplication des actes terroristes commis sur notre territoire et en Europe « proche », mais les événements de Crimée, d’Ukraine, de Syrie, de Turquie, de mer de Chine, ont aussi manifesté le retour des États-puissances et de la géopolitique.

2 Cet état de fait a mis notre système de défense sous forte pression. Or, une révision à la baisse de nos intérêts de sécurité en 2017 est peu probable. Ce stress opérationnel pourrait en revanche diminuer si un effort résolu était fait pour remettre nos capacités d’action en mesure de soutenir durablement un tel rythme. Ce retour à une plus grande robustesse nécessitera d’adapter nos méthodes et d’améliorer nos travaux de préparation de l’avenir si l’on veut conserver l’avantage opérationnel, tant les choses évoluent rapidement.

3 C’est à cette entreprise que l’état-major des armées, avec le soutien des armées et de la DGA, s’est attelé dans le domaine des équipements, domaine structurant pour l’ensemble d’un système de défense car tout le reste en découle : savoir-faire, concepts de soutien, doctrine, organisation… Ce travail répond à la question : quels effets militaires nos armées doivent-elles être capables de produire pour gagner en opérations en 2030 ? Ses résultats confirment que des évolutions très significatives sont devant nous. Des voies se dessinent pour capitaliser sur les atouts dont nous disposons aujourd’hui, qui sont plus nombreux qu’on ne le croit souvent.

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5 Les effets que nos forces, en 2030, seront capables de produire dépendent pour une large part des équipements que nous sommes en train d’acquérir, voire des plus récents déjà entrés en service. Porte-avions Charles-de-Gaulle, Rafale, A400M, hélicoptères Tigre et Caïman, blindés de la future force Scorpion, frégates multimissions (Fremm) figurent parmi les équipements qui constitueront encore l’ossature de nos armées. Ces capacités militaires, qui s’inscrivent dans un champ d’action toujours plus global, doivent pouvoir continuer à produire leurs effets, si possible bénéficier d’amélioration de leurs performances et s’adapter à l’évolution de leur environnement opérationnel.

6 Consolider les capacités d’aujourd’hui doit néanmoins s’accompagner d’un effort résolu pour penser l’avenir. De nouvelles capacités à même d’influer fortement sur la façon de conduire nos opérations, tels que des engins non pilotés ou bien de nombreux équipements de mission (capteurs, armement, systèmes d’information et de communication), restent à concevoir et à réaliser.

7 Que ces capacités soient à maintenir en service, à renouveler ou à créer, toutes doivent intégrer plus étroitement le caractère très évolutif de l’environnement opérationnel dans lequel elles seront déployées.

8 La proximité, voire la dilution, des espaces de confrontation militaire avec les champs d’activité de la vie économique, sociale et numérique n’est pas un facteur alternatif. Cela l’est d’autant moins que défense et sécurité continueront à voir leurs limites respectives s’estomper. La légitimité juridique mais aussi la « légitimité numérique » de nos actions, c’est-à-dire leur acceptabilité par les personnes façonnant leur opinion grâce aux réseaux sociaux, nécessitent une attention croissante et il ne peut être exclu qu’un jour les deux s’opposent. Des vulnérabilités vont revêtir une sensibilité accrue ou émerger, telles que l’environnement familial, social, ainsi que le profil digital de chacun de nos militaires, sphères individuelles qu’il faudra pouvoir protéger si l’on veut continuer à recruter et à fidéliser. Les champs de l’influence et des entraves nécessitent donc une attention particulière. Sur les théâtres d’opérations comme au sein de l’opinion publique, la finalité et la légitimité des actions conduites doivent pouvoir être en permanence, non seulement rappelées ou démontrées, mais portées de façon dynamique et proactive afin d’écarter tout effondrement, soudain, immaîtrisable, du socle sur lequel ces actions sont bâties. Or les constantes de temps médiatique et politique, les possibilités ouvertes par les réseaux sociaux, l’émergence voire l’éruption de mouvements d’opinions qui ne connaissent pas de frontières, sont aujourd’hui telles que le « façonnage » de l’environnement opérationnel doit intégrer cette dimension dès les premiers stades de planification d’une opération… mais aussi dans la façon dont sont conçues, réalisées et employées les capacités militaires. Respect des conventions internationales, des traités et des lois, au premier chef, naturellement, mais en allant au-delà, par l’adaptation rapide des doctrines d’emploi de ces capacités selon les conditions du moment, en tenant compte des mouvements de l’opinion publique sur les réseaux et les médias.

9 Sinon, nos capacités opérationnelles verront apparaître des « entraves » à leur déploiement et à leur action, bien plus difficiles à prendre en compte que les menaces classiques ou les risques que tout officier d’état-major est habitué à intégrer dans sa réflexion.

10 Autre facteur très évolutif, les nouvelles technologies issues du monde civil apporteront aussi des pistes exploitables positivement au plan militaire, en particulier dans le champ de la logistique, du soutien des forces, dans la gestion des données en masse et des réseaux. La recherche et le développement spécifiquement militaires resteront nécessaires pour conserver l’avantage technologique dans des domaines précis, pas directement profitables pour les grands acteurs économiques. La variété et le nombre des domaines d’investigation nécessiteront de continuer à sélectionner soigneusement les axes prioritaires.

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12 Au-delà de l’environnement des opérations et de l’évolution technologique, les champs de l’action militaire seront eux-mêmes touchés par d’importantes transformations. La principale d’entre elles portera sur la nécessité de pouvoir combiner de façon plus rapide, plus précise, plus sécurisée, les effets apportés par des éléments de force. Il est même envisageable de créer de nouveaux modes d’action en mettant certains de ces éléments de force en situation de conjuguer leurs propres effets alors qu’ils n’en sont aujourd’hui pas capables. Cette voie permettra de conserver l’avantage malgré le caractère évolutif de la menace et le rattrapage technologique constaté chez certains acteurs stratégiques.

13 Ainsi, avec la numérisation du combat terrestre et la multiplication des capteurs contribuant à l’élaboration de la situation au sol, l’action des éléments combattants embarqués ou débarqués sera toujours orientée par le « renseignement » mais de plus en plus déterminée par une image tactique, construite et entretenue en temps réel ou quasi-réel, à l’instar de ce qui sous-tend l’action aérienne et navale. Avec le développement d’objets aériens à forte autonomie (drones de surveillance, capteurs embarqués sous ballons captifs ou mobiles, constellation de divers satellites basse couche), de nouveaux modes d’action s’ouvrent aussi à partir de la troisième dimension. Nous ne sommes qu’au début de leur identification.

14 Dès lors, les forces des trois milieux physiques classiques devront pouvoir construire leurs actions sur une approche mieux partagée d’une situation tactique désormais entretenue en permanence, qui devra être complète, unique, précise et fidèle. Nos réseaux, nos systèmes d’information et de commandement, nos capteurs doivent y pourvoir, en répondant, élargissement oblige, à une exigence très forte de résistance, passive et active, aux risques et attaques cybernétiques.

15 Les transformations rapides dans l’emploi de nos moyens devront s’accompagner d’une réflexion doctrinale tout aussi réactive pour que ces mutations soient maîtrisées, accompagnées et, pourquoi pas, suscitées. Dans l’instauration de cette dynamique, la préservation de l’interopérabilité avec nos Alliés restera primordiale.

16 Notre façon de concevoir nos futures capacités doit donc évoluer, tout comme notre industrie de l’armement qui doit aussi s’organiser pour répondre à ces nouveaux besoins. Cette démarche, déjà entreprise, doit être poursuivie rapidement car la menace, elle, n’attend pas. Elle devra s’attacher à intégrer le délai d’appropriation de ces nouveaux équipements par les utilisateurs et par ceux qui œuvrent dans leur environnement, techniciens et formateurs en particulier.

17 Au cœur de cette adaptation résident en particulier trois enjeux.

  • L’enjeu de la connectivité est majeur. Les technologies nécessaires pour transmettre des volumes sans cesse croissants de données entre échelons de commandement et éléments de force tactiques sont identifiées. Leur intégration dans des capacités qui doivent répondre à des exigences d’interopérabilité interarmées, interalliée (et l’exigence de compatibilité avec les générations précédentes non encore remplacées) est loin d’être simple, en particulier lorsque, et c’est notre cas, des impératifs de souveraineté coexistent avec ces besoins d’interconnexion entre partenaires.
  • Deuxième enjeu, souvent méconnu, la maîtrise de la datation, de la position et plus généralement du contenu de l’information tactique est, elle aussi, une exigence cardinale. Y répondre nécessite d’investir de nombreux champs dont celui de la géographie, de l’océanographie, de la navigation et du positionnement, par satellite ou autre moyen, mais aussi celui des normes et standards relatifs aux modèles numériques associés.
  • La robustesse des réseaux et des équipements vis-à-vis des risques et menaces, en particulier numériques, constitue le troisième enjeu. Il s’agit de pouvoir continuer à compter sur les équipements, leurs logiciels, les flux et bases de données nécessaires, quelle que soit la nature de l’action conduite et quels que soient ceux qui s’y opposent. La résilience de capacités toujours plus connectées, interagissantes, vis-à-vis d’attaques cybernétiques est un défi en organisation autant qu’un défi technologique. Il s’agit aussi d’éviter les déclassements d’équipements liés à l’asphyxie de leur cœur informatique ou à leur inaptitude à rester interfacés avec d’autres équipements plus modernes. Les armées, avec le soutien des services concernés de l’État, à commencer par la DGA, se sont mises en ordre de bataille pour relever ces défis.

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19 Répondre à l’accélération du temps et des événements, aux enjeux amplifiés ou nouveaux créés par l’évolution du contexte dans lequel s’inscrira l’action militaire, nécessite d’investir de nouveaux domaines et d’adapter nos méthodes de construction de capacités, en capitalisant sur les nombreux atouts dont nous disposons déjà.

20 La base industrielle et technologique de défense (BITD) est en France particulièrement solide, articulée autour de grands groupes de dimension mondiale qui nous ont placés à la pointe, en particulier dans les domaines stratégiques que sont les missiles, les communications, l’aéronautique de combat, la lutte sous la mer. Elle profite du dynamisme innovant de nombreuses ETI et PME. Lorsqu’il faut imaginer des combinaisons de technologies, ces entités plus agiles savent répondre rapidement et de façon très créative. Mais n’apparaît pas encore clairement, à l’heure actuelle, d’acteur industriel français à même d’appréhender, dans sa globalité et dans une perspective de long terme, les exigences de connectivité et de répartition des performances entre plusieurs composantes d’un « système de systèmes ». Tout simplement parce que notre système de défense, comme tous ceux qui sont comparables au nôtre, s’est construit brique par brique, capacité par capacité. Il n’est sans doute pas possible de modifier cet état de fait et de repartir d’une page blanche. Il est en revanche nécessaire, pour les raisons indiquées en début d’article, de compléter cette marche en avant par une approche de renforcement de la cohérence d’ensemble, plus adaptative, afin de pouvoir produire demain les effets attendus, dans tous les champs de l’action militaire. Noble ambition et vaste entreprise, auxquelles les officiers et ingénieurs des armées et de la DGA se sont attelés et qui, inévitablement, auront des conséquences sur les méthodes de construction de nos futures capacités, sur la conduite des prochaines opérations d’armement et, probablement, pour les industriels.

21 Ces méthodes, pour être plus rapides, plus englobantes, passeront par un rapprochement de tous les acteurs concernés. Nous partons heureusement d’une situation très favorable : la préparation de l’avenir repose pour les équipements sur une étroite concertation interarmées, animée par l’EMA et la DGA, celle-ci entretenant avec la BITD des échanges permanents dans les champs technologiques et pour la préparation des opérations d’armement, bien avant leur lancement.

22 Notre industrie couvre tous les secteurs de l’armement et est de plus en plus étroitement associée aux enseignements tirés des opérations, conduites sous le commandement opérationnel du Cema, et qui se caractérisent déjà, et de plus en plus, par leur dimension interarmées.

23 Les conditions sont donc réunies pour que le haut degré d’engagement des forces contribue, en boucle courte, à adapter notre outil de défense aux exigences des opérations d’aujourd’hui et, si l’effort est maintenu, à celles de demain.

Français

La préparation des capacités militaires de demain doit reposer sur des démarches innovantes et basées sur des cycles rapides regroupant les armées, la DGA et les industriels, capitalisant sur le retour d’expérience lié aux opérations. Cette ambition est impérative pour que nos armées conservent leurs aptitudes au combat.

English

Preamble – Innovating to Design and Create Future Military Capabilities: an Absolute Essential

Preparation of future military capabilities must rely on innovative approaches based upon rapid procurement cycles that capitalise on experience gained in operations and bring together the armed forces, the DGA and industrial concerns. This is imperative if our forces are to retain their ability to fight.

Jean-Philippe Rolland
Contre-amiral. Chef de la division cohérence capacitaire de l’état-major des armées.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.795.0005
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