CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La tentative déjouée de coup d’État du 15 juillet, le conflit syrien mais aussi la multiplication des actes terroristes sur son sol constituent autant de signaux alarmants de la dégradation de la situation sécuritaire en Turquie. Celle-ci dépasse dorénavant en intensité les crises survenues dans ce pays au cours des dernières décennies du XXe siècle, illustrées par une succession de putschs et de difficultés économiques et sociales, qui faisaient douter de la survie du modèle kémaliste. Toujours est-il que le régime d’Ankara se trouve désormais confronté à de multiples enjeux. En d’autres termes, et indépendamment des contraintes de son environnement géopolitique immédiat, la Turquie, qui, après avoir été pendant sept siècles le pivot du monde musulman sunnite pour ensuite devenir une alliée de l’Occident, est-elle en train d’opérer un retour en arrière sur un passé pas si éloigné ?

Une puissance régionale de premier plan face à la crise du Levant

2 La vague d’attentats commis par Daesch et les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui ressortent de logiques entièrement différentes, frappe le pays tout entier depuis plusieurs mois. Elle entraîne des rafles, des arrestations, ainsi que la construction de murs de protection sur certains tronçons de la frontière avec la Syrie, remettant en cause l’image d’un pays qui s’est considérablement transformé. Après les années de marasme économique du post-kémalisme, marquées par la montée de l’islamisme et les terrorismes kurde et arménien, la décennie 2000 restera comme celle du décollage économique d’un pays qui triple son PIB et le nombre de ses universités, tout en exportant ses produits manufacturés du Moyen-Orient à l’Asie et l’Europe. La population est urbanisée à plus de 75 % et le taux de fécondité, proche de deux enfants par femme. Le dynamisme de Turkish Airlines rappelle celui des compagnies des émirats du Golfe et concurrence dorénavant les transporteurs européens. Pour autant, tous ces atouts ne doivent pas dissimuler que la Turquie, située à la charnière de l’Europe et de l’Asie, se situe aussi aux avant-postes de l’arc de crise du monde arabo-musulman.

3 Après l’interminable conflit irakien, la crise syrienne, qui perdure depuis plus de cinq années et a déjà fait 300 000 morts, tout en entraînant l’exode d’une partie de sa population, affecte en premier lieu la Turquie. Cette dernière a déjà accueilli près de 3 millions de réfugiés tandis que 650 000 personnes, venues du Proche-Orient et d’Asie centrale, ont transité par la Turquie avant de rejoindre les îles grecques ou la route ancestrale des Balkans pour se disséminer ensuite en Europe. L’accord migratoire du 18 mars 2016, conclu avec l’UE prévoit, moyennant une aide de 3 milliards d’euros assortie d’un engagement d’Ankara à mieux contrôler ses frontières et à réadmettre sur son territoire les déboutés du droit d’asile. En contrepartie, l’obtention de visas vers l’Europe doit être facilitée pour ses propres ressortissants à partir de l’automne 2016. Cet accord doit se traduire aussi par l’ouverture, à partir du 14 décembre de cette année, des négociations d’adhésion à l’UE, formellement commencées en 2005 mais interrompues en 2009. Celles-ci s’annoncent difficiles et ne devraient porter que sur le chapitre économie et finances, et non sur ceux consacrés à la justice et aux libertés publiques qui sont toujours bloqués par Chypre, dont une partie du territoire est occupée par la Turquie depuis 1974. Un accord d’association entre la CEE et la Turquie a déjà été conclu en 1963 et le ralentissement endémique de la croissance européenne depuis 2008 impacte aussi l’économie turque. Et surtout, avec ou sans adhésion à l’Union, les deux partenaires sont de toute façon confrontés au même défi des migrations massives des populations du Sud vers le Nord.

4 En Syrie, l’incursion fin août 2016 des troupes turques dans le Nord du pays est le signe d’une rupture en ce qu’elle contribue à internationaliser, comme l’affirme Didier Billion, de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), une guerre par procuration entre des États qui poursuivent des agendas politiques différents. Pour l’heure, elle permet à Ankara de sanctuariser la zone frontalière turco-syrienne, longue de plus de 900 kilomètres, tout en se positionnant vis-à-vis de Washington, Moscou et Téhéran pour, in fine, prétendre figurer parmi les négociateurs de l’avenir de la Syrie, avec ou sans Bachar el Assad. Accusé un temps de ne pas lutter suffisamment contre Daesch, de soutenir le Front Al Nosra, ou encore de préférer contenir la création d’un Kurdistan indépendant lié au PKK, le régime doit à présent adapter sa stratégie vis-à-vis de la question kurde qui dépasse ses frontières. Or, les Kurdes de Syrie, avec le Parti de l’union démocratique (PYD) et son bras armé, les Unités de protection du peuple (YPG), sont l’un des fers de lance de la lutte contre l’État islamique en Syrie, ce qui complique les relations d’Ankara avec ses alliés de la coalition dirigée contre Damas. Toujours est-il qu’à la mi-septembre 2016, Abdullah Öcalan, le détenu le plus célèbre de la Turquie et leader historique du PKK, a appelé à la relance des négociations avec Ankara pour mettre fin à un conflit interne qui a déjà provoqué la mort de 40 000 personnes en trois décennies. Néanmoins, fin 2016, la Turquie semble plus que jamais résolue à empêcher la création d’une zone semi-autonome kurde dans la région.

5 S’agissant de la situation intérieure, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) continue de dominer la vie politique du pays. Il a obtenu 49,4 % des suffrages aux législatives du 1er novembre 2015, contre 41 % des voix aux précédentes élections du 7 juin de la même année. Toutefois, cette stabilité politique est toute relative car les manifestations des opposants de tout bord se multiplient depuis 2013 et les libertés publiques ont été considérablement réduites. Dans le même temps, le pays est en proie à des difficultés économiques croissantes. La livre turque connaît une instabilité chronique et la croissance – l’une des plus élevée du globe il y a dix ans – est en baisse avec un taux ramené à 3 %, tout comme les exportations. Le pays reste tributaire des approvisionnements énergétiques de ses voisins ou partenaires, dont la Russie. Gazprom fournit environ 60 % de la consommation de gaz à la Turquie qui est son deuxième client, juste derrière l’Allemagne. Le gouvernement turc a demandé le 13 septembre aux États-Unis d’arrêter l’ex-prédicateur Fethullah Gülen, accusé d’être l’instigateur de la tentative de coup d’État du 15 juillet. Ce putsch raté a fait près de 270 morts. Il a été suivi d’une vaste répression et plus de 30 000 personnes ont été arrêtées, dont 20 000 placées en détention. De fait, ce nouvel épisode marque une résurgence d’un passé douloureux pour toute la société turque. Il rappelle également au reste du monde que le régime d’Ankara continue d’être mis en cause par les organisations internationales et non gouvernementales pour des violations des droits de l’homme.

De l’empire le plus long de l’histoire à la Turquie moderne

6 Avec 78 millions d’habitants – soit une population équivalente à l’Iran avec qui les relations sont très anciennes – répartis sur 784 000 km², c’est-à-dire une superficie voisine de celle du Pakistan, la Turquie est incontestablement un pays avec lequel il faut compter. Elle est membre à la fois de l’Otan, de l’OSCE, de l’OCDE, du Conseil de l’Europe et du G20, tout en entretenant des liens privilégiés avec la Russie, les monarchies du Golfe et de manière générale, la quasi-totalité des pays de confession musulmane. Cette religion est pratiquée depuis mille ans en Turquie où elle se répartit entre 80 % de sunnites et 20 % d’alévis (chiites duodécimains). Cette situation doit beaucoup à un passé prestigieux, celui de la Sublime Porte que symbolise aujourd’hui le quartier historique d’Istanbul, ce point de passage obligé où, comme le souligne Orhan Pamuk – premier écrivain turc à avoir reçu le prix Nobel de Littérature en 2006 – chacun peut se croire en Orient alors qu’il est encore en Europe. La cité qui a succédé à Byzance, la « ville des villes », attire les touristes du monde entier qui se pressent sur les rives du Bosphore qui séparent l’Europe de l’Asie et assurent le passage entre la mer Noire et celle de Marmara, laquelle commande l’accès à la Méditerranée.

7 En effet, et outre sa situation géographique qui lui confère d’importantes frontières, au Sud, avec la Syrie, l’Irak et l’Iran, la Turquie moderne ne parvient pas à faire oublier l’Empire ottoman (1299-1923), le dernier et le plus puissant des Califats après ceux des Omeyyades à Damas, des Abassides à Bagdad et des Fatimides au Caire. Cet héritage, honteusement dévoyé par l’idéologie barbare et mortifère de Daesch, est volontiers mis en avant par Ankara dès lors qu’il s’agit de relations internationales au sein de l’Oumma, la « communauté des croyants ». En 1918, bien qu’il ait été mis en échec, avec la bataille des Dardanelles en 1915, la Triple Entente formée par la France, la Grande-Bretagne et la Russie, l’empire se retrouve dans le camp des vaincus aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche. Dès 1916, Londres et Paris procèdent, avec les Accords Sykes-Picot, au partage des territoires et des populations du Levant placés sous son contrôle depuis le Moyen ge, tandis que disparaît, en 1924, le Califat, volontiers associé à un islam tolérant, tout au moins jusqu’au génocide arménien, dont l’évocation constitue toujours un important facteur de discorde avec l’Europe. Mais contrairement aux empires centraux, le pays, sous l’impulsion décisive de Mustafa Kémal, promu héros national depuis la victoire mythique de Gallipoli, parvient à limiter les ambitions des grandes puissances. Il entreprend alors de corriger les traités de paix en menant avec succès une guerre d’indépendance de 1919 à 1923, dont seront victimes les anciens ressortissants grecs et arméniens de l’Empire. Si le Traité de Sèvres de 1920 attribue à la Grèce la quasi-totalité des îles de la mer Égée, celui de Lausanne en 1923 sauvegarde en revanche les frontières de la Turquie dite de l’Asie mineure, cette péninsule anatolienne conservatrice et sunnite qui représente 97 % de son territoire, tandis que les 3 % restants se situent en Europe où se concentre à présent 15 % de sa population. Une République parlementaire et laïque est instaurée, non sans autoritarisme, mais qui permet à la Turquie nouvelle de devenir un authentique État-Nation, en partie imprégné de l’esprit des Lumières. Une série impressionnante de réformes se succède alors, constitutive d’une véritable révolution culturelle, politique et sociale. La capitale est transférée d’Istanbul à Ankara, la dynastie ottomane est déchue de sa nationalité et expulsée. L’alphabet latin remplace l’arabe, la polygamie est interdite, l’école primaire devient gratuite et obligatoire, le droit de vote est accordé aux femmes entre 1930 et 1934 (contre 1944 en France). Quant à l’armée, véritable colonne vertébrale du régime, elle est peu à peu considérée comme le garant de la laïcité sous l’effet de l’instabilité politique d’après 1945. À la mort du Gazi (le victorieux) en 1938, le pays a restauré sa grandeur. Il restera neutre pendant le conflit 1939-1945 jusqu’à ce qu’il déclare la guerre à l’Allemagne, deux mois avant la capitulation du IIIe Reich. La Turquie bénéficie ensuite du Plan Marshall avant d’adhérer à l’Otan en 1952 et dont elle est la deuxième armée en termes d’effectifs. Encore aujourd’hui, le portrait d’Atatürk (« le père des Turcs ») est omniprésent et les atteintes à sa mémoire sévèrement réprimées.

8 La personnalité de l’actuel chef de l’État – secondé jusqu’au début 2016 par Ahmet Davutoglu, son ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, qui pratiquait volontiers une « diplomatie à 360 degrés » – résume les nouvelles ambitions d’Ankara. Arrivé au pouvoir en 2002 en tant que Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan est devenu le premier chef de l’État élu au suffrage universel avant de verrouiller les institutions et de projeter la modification de la Constitution. Il affiche des postures populistes et nationalistes qui flattent une partie de sa population, à la manière d’un Vladimir Poutine avec qui les intérêts économiques l’emportent sur les divergences concernant les questions syrienne ou ukrainienne et ce, malgré l’affaire du bombardier russe abattu le 24 novembre 2015 sur la frontière avec la Syrie. Ancien maire d’Istanbul qu’il a contribué à transformer en l’une des dix mégalopoles de la mondialisation, il a aussi été proche des Frères musulmans. Il est un allié d’Israël avant l’affaire controversée de l’abordage par Tsahal du Mavi Marmara en 2010 destiné à apporter de l’aide humanitaire vers Gaza pour se réconciler à nouveau avec l’État hébreu en 2016. Il est présenté, par ses détracteurs issus des franges laïques ou des minorités du pays, comme un nouveau sultan et, pour ses partisans de la classe moyenne et des couches populaires, comme un digne successeur de Mustafa Kémal. Mais contrairement à leurs prédécesseurs de l’âge d’or ottoman, les sultans du tournant du XIXe siècle n’avaient qu’un pouvoir limité au sein d’un pays surendetté et dépourvu d’industrie. À l’opposé, l’homme fort d’Ankara est, tout comme son célèbre prédécesseur, à la tête d’un pays respecté, même s’il lui est reproché de remettre en cause le plus précieux de l’héritage kémaliste aux yeux des Occidentaux – la laïcité en pays d’islam – et d’évoquer tout récemment le possible rétablissement de la peine de mort. Dialoguant très régulièrement aussi bien avec les Présidents américain ou russe qu’avec l’Iran ou les pays sunnites, il tient un discours volontiers offensif avec les États-membres de l’Union européenne. Il en va ainsi avec la chancelière Merkel, dont le pays abrite une communauté turque très importante qui, durant l’été 2016 et en plein Berlin, n’hésite pas à scander son nom dans des manifestations de soutien à sa politique.

9 * * *

10 L’évolution de la Turquie est plus que jamais liée à celle des pays de la région, comme de l’Europe tout entière. Mais pour l’heure, ce pays inévitable dont la résilience de la population est légendaire, n’est en rien redevenu l’« Homme malade de l’Europe », même si les événements survenus depuis le début de la décennie 2010 pourraient le laisser croire. Proche du camp occidental sans avoir jamais renié son passé, il entend bien étendre sa stratégie d’influence sur l’échiquier d’un Moyen-Orient en pleine recomposition.

Français

La Turquie est dans une phase de transition majeure, politique et sociétale, accélérée par les conséquences de l’échec du putsch de l’été 2016, de la guerre en Irak et en Syrie, et des tensions avec les Kurdes. Le régime d’Erdogan affiche de nouvelles ambitions géopolitiques pour affirmer une puissance retrouvée.

English

Turkey Between Republic and Empire

Turkey is in a period of major political and societal transition, boosted by the failure of the putsch in the summer of 2016, the wars in Iraq and Syria and tensions with the Kurds. Erdogan’s regime quite clearly has new ambition to regain power and influence.

Pascal Dupont
Commissaire en chef de 1re classe des armées, DRH du Commandement Air de l’Otan d’Izmir (Turquie) de 2011 à 2013.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.795.0039
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