CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Alors que la Turquie subit aujourd’hui les contrecoups d’un « putsch » raté, il y a lieu de se rappeler les fondements de la Turquie moderne, c’est-à-dire la profonde révolution que Mustapha Kemal, Atatürk, a fait vivre à son pays après la défaite de 1918.

2 En 1918, la défaite militaire de la Turquie, « homme malade de l’Europe », depuis le Congrès de Berlin de 1878, sonne le glas de l’Empire ottoman. Lui succédera une république laïque et nationaliste. Il s’agit donc de comprendre dans quelles circonstances et dans quels principes s’est déroulée la révolution kémaliste, du nom de son instigateur, le général Mustapha Kemal.

3 L’armistice conclu à Moudros en octobre 1918 entre Londres et la Sublime Porte ouvre la voie au « partage des dépouilles » de l’Empire ottoman et laisse libre cours aux ambitions des puissances victorieuses… tout en attisant leurs rivalités, notamment franco-britannique. De fait, le Traité de Sèvres de 1920 s’avère beaucoup plus préjudiciable à l’identité turque que celui de Versailles a pu l’être pour l’intégrité allemande : la Turquie se limitait au seul plateau anatolien, la France et l’Angleterre se partageant le monde arabe : la Syrie, le Liban et la Cilicie pour la première, et la Mésopotamie et la Palestine pour la seconde qui assume également le protectorat sur l’ensemble de la péninsule Arabique, voyant ainsi se réaliser les visées territoriales et politiques du Colonial Office. Simultanément, la Grèce dont le rôle militaire durant la guerre s’est montré modeste et discret, en profite pour mettre la main sur la région de Smyrne, lui permettant le contrôle de la mer Égée, tout en récupérant la Thrace et Gallipoli. Le Dodécanèse et Rhodes reviennent à l’Italie ainsi que la Tripolitaine. L’Arménie et la Géorgie recouvrent leur indépendance, tandis que l’émergence d’un Kurdistan autonome, voire indépendant, sous contrôle britannique, se profilait également à l’horizon. C’est l’existence même de la nation turque qui se trouvait en jeu. C’est ce fait national qui, sous l’énergique impulsion du général Mustapha Kemal, va se transformer en réaction nationale, doublée d’une révolution intérieure.

Mustapha Kemal

4 « Jeune Turc » de l’avant-guerre, et un des vainqueurs de Gallipoli, Mustapha Kemal se situe sur la frange la plus radicale de la révolution : non seulement, il vise à moderniser les institutions nationales turques comme l’ensemble du mouvement « Jeune Turc » mais lui, pousse le raisonnement à l’extrême : il s’agit de changer la nature même du régime en déposant le Sultan, préalable à l’instauration d’une République, laquelle, en outre, devra s’aligner sur les principes laïcs, mis en œuvre en France, c’est-à-dire la disparition du califat, le Sultan disposant des pouvoirs spirituels et temporels. C’est une révolution nationale, politique et sociale.

La reconquête de la Turquie

5 Sachant susciter un profond sursaut national qui s’appuie sur l’outrance des clauses du Traité de Sèvres, Mustapha Kemal délaisse la vieille Constantinople, symbole de la Sublime Porte déchue, et s’installe à Ankara où il convoque et réunit une grande Assemblée nationale, en avril 1920. Même si le gouvernement du Sultan, Mehmet V, refuse de ratifier le Traité de Sèvres qu’il estime infamant, il n’en condamne pas moins à mort Mustapha Kemal.

6 Jugeant les alliés franco-britanniques comme son ennemi le plus dangereux, Mustapha Kemal commence par s’assurer des frontières solides face à la jeune Union soviétique, alors en pleine guerre civile.Après avoir défait les Arméniens, il conclut le Traité de Gumru avec Moscou, en 1920, qui consacre le partage de l’Arménie entre la Russie et la Turquie [1]. L’année suivante, par le Traité de Kars, avec les républiques soviétiques d’Azerbaïdjan, d’Arménie et de Géorgie, il assure à la Turquie des frontières reconnues dans le Caucase.

7 À l’Ouest, Mustapha Kemal se rend très vite compte que les Alliés ont suffisamment à faire pour régler leurs querelles moyen-orientales et qu’il lui est donc loisible de concentrer ses efforts face aux Grecs, la France n’ayant pas les moyens de s’implanter en Syrie et au Liban, tout en soutenant simultanément des opérations sérieuses en Cilicie. C’est ainsi qu’en deux engagements, livrés en 1921 à Iononu et Sakarya, l’armée grecque est mise hors de cause et Mustapha Kemal peut, début 1922, investir Smyrne qu’il incendie froidement pour mettre en fuite les derniers Grecs récalcitrants. En octobre 1922, la Turquie signe avec la Grèce l’armistice de Moudania qui avalise l’évacuation totale de l’Anatolie par la Grèce et la rétrocession à la Turquie de la Thrace orientale.

8 Face aux Français en Cilicie, dès 1921, mettant à profit le désintérêt de Gouraud pour ce théâtre excentré par rapport à la Syrie, Mustapha Kemal contraint ce dernier à l’évacuation et à signer le Traité d’Ankara qui officialise le retrait français de Cilicie mais consacre le maintien du sandjak d’Alexandrette, sous le drapeau français, au titre de puissance mandataire en Syrie [2].

9 Le Traité de Lausanne, conclu en 1923, « corrigeant » celui de Sèvres, avalisera ces dispositions, en y ajoutant l’internationa-lisation des Détroits et la fin des Capitulations. Rien n’est stipulé s’agissant de la minorité kurde. 1,5 million de Grecs quittent définitivement la Turquie.

La révolution intérieure

10 Le 1er novembre 1924, le califat est officiellement supprimé, conséquence de la profonde révolution sociétale commencée par Mustapha Kemal, devenu président de la République en 1923. Le système politique en est une République populaire à parti unique. L’administration et le système éducatif sont rapidement entièrement laïcisés. Quant au système judiciaire, le nouveau régime fait purement et simplement disparaître la loi coranique, la cha’ra et lui substitue un Code civil, inspiré du code suisse ainsi qu’un code de procédure pénal, d’inspiration italienne. Les tribunaux religieux sont supprimés et remplacés par la mise en place de juridictions spécialisées (pénales et civiles). En matière civile, les femmes obtiennent les mêmes droits que les hommes. La répudiation est supprimée et remplacée par le divorce, inspiré du code français. Ce faisant, l’ex-sultan qui n’a conservé que ses fonctions religieuses de calife, perd toute raison de les conserver : suite à la suppression du califat, il est envoyé en exil hors de Turquie. Toutes les formules ou les références religieuses disparaissent de la constitution.

11 Pour marquer les esprits, Mustapha Kemal interdit le port du voile aux femmes et celui du fez aux hommes. L’alphabet romain est généralisé et très rapidement rendu obligatoire, en lieu et place de l’écriture arabe. La langue turque est la seule utilisée pour poursuivre des études (à l’exclusion de l’arabe ou du persan). Les interdits alimentaires religieux sont supprimés.

Le bilan et les conséquences de l’œuvre kémalienne

12 L’œuvre de Mustapha Kemal est considérable : en l’espace de trois ans, il aura reconstruit une nouvelle Turquie, fait annuler le calamiteux Traité de Sèvres et, sur le plan intérieur, éradiqué de la société turque plusieurs siècles d’imprégnation musulmane. Son exemple servira de référence au jeune État perse, lui-même en pleine mutation moderniste, sous l’impulsion du nouveau shah, Palhévi 1er. Néanmoins, la disparition du califat amènera sa relève par les Frères musulmans égyptiens dès 1926, avec tous les excès où cela conduira, ces derniers agissant hors de tout contrôle.

13 Sur le plan géopolitique, la réelle stabilisation des frontières ne réglait pas l’ensemble des problèmes : Ankara continuait de revendiquer la région de Mossoul, annexée par Londres, ainsi que le sandjak d’Alexandrette, devenu syrien [3]. Mais surtout, le feu couvait sous la cendre au Turkestan où l’agitation ne fera que croître jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

14 Au bilan, un remarquable effort de redressement, mais qui contenait en germe son inéluctable échec : sur le plan sociétal par la résurgence de l’islamisme que ne sauraient manquer d’attiser les Frères musulmans et au plan extérieur par la persistance de l’irrédentisme kurde.

Notes

  • [1]
    Dans la foulée, les massacres des Arméniens reprennent, provoquant une vague d’émigration arménienne en direction de la France et des États-Unis.
  • [2]
    Le sandjak deviendra le lieu de repli des Arméniens, chrétiens, qui continuent à subir les persécutions turques.
  • [3]
    Il sera rétrocédé par la France à la Turquie sans aucune compensation, avec le secret espoir d’entraîner Ankara dans la guerre à ses côtés. De fait, la Turquie récupérera le sandjak, mais s’abstiendra prudemment de prendre parti dans la Seconde Guerre mondiale.
Claude Franc
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.795.0120
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...