CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Nous sommes tous des clones ! C’est sur ce constat sans appel dressé par un officier des armées françaises que l’on pourrait facilement succomber à une fatalité cathartique : la diversité n’a pas sa place dans les armées.

2 Pourtant en ces temps de quête de renouveau de la pensée stratégique, les armées ne peuvent tout simplement pas laisser la diversité sur le bord du chemin. En effet, de la diversité naît la divergence des opinions, dont la confrontation constructive fait germer une pensée supérieure.

3 Cette diversité, les armées se devraient donc de la cultiver, au moins parmi leurs officiers, afin qu’elle-même, en retour, leur élève l’esprit. Pourquoi cultiver ? Parce que la culture désigne ce qui est de l’ordre de l’acquis et non de l’inné, et par conséquent suppose une démarche active et sur la durée. Ce mot illustre bien le fait que la diversité se construit plus qu’elle ne survient.

4 Ainsi, comment pour les armées cultiver la diversité parmi leurs cadres ? Celle-ci s’inscrit dans l’origine, les idées et le comportement, c’est-à-dire l’être, l’agir et la pensée. C’est donc sur ces trois plans que les armées doivent inscrire leur action en faveur de la diversité.

5 Tout d’abord, de la même que toute fondation à ses bases, la diversité se construit dans le recrutement initial. Couramment, l’entreprise évalue la diversité autour de facteurs tels que l’âge, le genre, l’origine socioculturelle, et éventuellement la condition des salariés (le handicap notamment). Cependant, pour les armées, la nécessité de disposer de personnel en bonne forme physique, de le former à des métiers souvent spécifiques, et ainsi de lui proposer un cursus de carrière adapté, limite la possibilité d’avoir recours à des personnes handicapées ou de recruter des seniors. Par ailleurs, la féminisation des armées est en marche depuis un certain nombre d’années déjà, même si la parité homme/femme ne semble guère être un objectif atteignable.

6 C’est pourquoi le principal facteur de diversité restant à développer pour les armées reste l’origine socioculturelle.

7 La volonté des armées de délivrer un diplôme de niveau Bac+5 à l’issue des écoles d’officiers les conduit naturellement à orienter le recrutement vers des classes préparatoires aux grandes écoles. De plus, la volonté d’organiser la sélection par concours à l’entrée des écoles d’officiers par concours présente le désavantage d’orienter la préparation intellectuelle des candidats selon des critères spécifiques, ainsi que d’empêcher le recrutement de profils atypiques. Pourtant, les armées ont déjà fait un pas dans le sens de la diversité en ouvrant l’accès aux écoles d’officiers à des contractuels issus de formations diverses. On peut néanmoins remarquer que cela s’adresse exclusivement à des jeunes diplômés de titres de haut niveau. On reste donc dans les mêmes catégories de population et ce, d’autant plus que dans la culture française, la réussite dans le système scolaire dépend aussi de l’origine socioculturelle.

8 De plus, ces modes de recrutement reposent tous sur la base du volontariat. Les armées attendent ainsi que l’on frappe à leur porte, certes en maximisant la probabilité d’occurrence grâce à des campagnes de communication (toujours plus spectaculaires).

9 Ainsi, de la même façon qu’il faut cultiver une plante pour qu’elle pousse, les armées auraient sans doute beau jeu de forcer la main au destin pour promouvoir la diversité socioculturelle. En effet, on pourrait utilement s’inspirer des grandes écoles comme « Sciences Po » (Institut d’études politiques de Paris), qui octroient des bourses à des élèves méritants, ou des grandes entreprises américaines, qui démarchent les élèves des universités les plus prometteurs ou exotiques. Les armées pourraient ainsi s’appuyer sur un dispositif tel que les campagnes « Info-écoles » où les délégués militaires départementaux entretiennent des liens privilégiés avec les lycées et identifient les élèves atypiques et méritants. Un dispositif pourrait être mis en place (tutorat par exemple) pour accompagner ces élèves vers une formation qualifiante leur permettant ensuite d’intégrer une école d’officiers.

10 Ce faisant, les armées iraient chercher au plus loin la diversité qui manque parmi leurs cadres, et lui indiqueraient le chemin de leur porte. Le terreau serait planté pour ensuite faire émerger la divergence de la pensée.

11 Toutefois, il ne suffit pas de rechercher cette différence, il faut ensuite la valoriser, c’est-à-dire à la fois lui reconnaître de la valeur et lui permettre de s’exprimer. En effet, la différence est souvent dans nos armées abordée avec méfiance, et ce à tous les niveaux. Une institution où les qualités à détenir sont définies dans le statut général uniformise nécessairement les personnes, et tend à modeler la vision qu’elles ont des autres. Tout ce qui diffère de ce modèle consacré peut ainsi être perçu comme dangereux, car susceptible de vouloir le remettre en cause.

12 Au contraire, si l’on veut cultiver la diversité, il importe que les cursus de carrière puissent prendre en compte les particularités individuelles, et que l’environnement de travail puisse leur permettre de s’exprimer. Cela suppose bien évidemment qu’elles soient connues et reconnues à leur juste valeur par les acteurs de la gestion du personnel, et que ceux-ci aient à cœur de les mettre pleinement à profit au service de l’institution.

13 Ensuite, la divergence des opinions doit aussi se cultiver dans les processus d’expression en place au sein des armées. En effet, ne doit-on pas s’inquiéter du fait que l’expression libre dans les armées soit le fait d’officiers supérieurs ou généraux en retraite, s’exprimant sous couvert d’un pseudo-anonymat, ou que la pensée dans les armées soit matérialisée par les quelques commentaires souvent sans profondeur et jetés négligemment, sous le coup de l’émotion, sur des sites Internet consacrés à l’actualité de défense ? De leur côté, les blogs des chefs d’état-major sont également clairement plus des vecteurs de communication interne descendante que des espaces d’échange adaptés au débat d’idées.

14 Les armées nécessitent et méritent une vraie tribune numérique pour permettre ce débat d’idées. Dans cet esprit, notre armée républicaine pourrait fort utilement s’inspirer à nouveau de l’héritage romain. Ainsi, la tribune devrait s’ancrer dans un forum, afin d’accroître sa visibilité. Intradef constitue à ce sens un forum tout à fait valable, pour peu que la tribune s’étale en page d’accueil et ne soit pas noyée dans un énième sous-menu. Comme toute tribune, elle ne devra accueillir que l’expression d’idées, et non la décharge d’humeurs. Elle devrait également permettre le droit de réponse. Enfin, afin de structurer le débat, elle devrait être supervisée par des modérateurs de bon niveau, qui sauront mettre en relief les morceaux choisis. On pourrait utilement organiser les débats par thématiques, afin d’éviter l’effet « mur Facebook », où la pensée peut risquer de se fondre dans la logorrhée. Enfin, en tant que tribune militaire, elle se devrait de permettre un réel anonymat, tant on sait que la peur d’être jugé, voire sanctionné, inhibe l’expression libre dans nos armées.

15 On peut noter qu’une telle tribune aura en outre pour effet non négligeable de mettre en lumière, de manière objective, les esprits les plus brillants, les plus créatifs ou les plus iconoclastes de nos armées. Il ne leur restera ensuite qu’à lever le masque une fois qu’ils s’en sentiront prêts, afin de mettre à profit ce talent pour le plus grand bénéfice de l’institution.

16 Enfin, il ne suffit pas de créer un terrain favorable au foisonnement des idées. Comme dans l’entreprise, il importe pour les armées de développer la culture de l’acceptation de la divergence d’opinion. C’est d’autant plus vrai dans une institution très procédurière, fortement hiérarchisée, et où le commandement requiert un caractère et des convictions affirmées. Il ne s’agit pas bien évidemment d’inciter les subordonnées, fussent-ils officiers, à débattre des ordres donnés par leur supérieur. Il s’agit plutôt de développer au sein des armées le goût pour la confrontation constructive des points de vue, hors du temps de l’action, ainsi que le goût pour la mise en pratique de façons de faire innovantes, lorsque les circonstances le permettent.

17 À cette fin, des sensibilisations en école, par des intervenants extérieurs (entrepreneurs ou sociologues), sur les apports de la pensée hors norme permettraient de commencer à imprimer cet état d’esprit parmi les officiers en tout début de carrière. En effet, le penser différemment ne peut fleurir que si le sentiment est largement partagé chez les officiers que leurs idées peuvent être bien accueillies par leurs supérieurs, et reprises ou mises en pratique éventuellement.

18 Ainsi, pour peu qu’on la cultive, c’est-à-dire qu’on mette en place un terrain propice à son expression, la diversité est ensuite un processus qui s’auto-alimente. Chaque idée différente, pour peu qu’elle soit concrétisée, encourage à penser « out of the box ». La diversité à elle seule ne permettra sans doute pas de renouveler la pensée stratégique. En effet, celle-ci, de par son caractère prospectif, repose avant tout sur une vision à long terme, que ne peut apporter la diversité seule. Néanmoins, elle favorisera sans aucun doute la volonté des officiers de sortir du cadre conceptuel qui les contraint afin de regarder l’horizon avec un œil neuf, affranchi des préjugés, et fort de la richesse d’un débat stratégique nourri par la diversité. Enfin, quand bien même celle-ci n’apporterait pas tous les bénéfices escomptés, elle concourra toujours à lutter contre les pulsions inhibitrices au changement qui animent tous les êtres humains, et de ce fait les officiers.

Français

Les armées devraient favoriser davantage la diversité du recrutement de leurs officiers pour élargir son champ de réflexion en encourageant des profils atypiques susceptibles d’alimenter un débat contradictoire, donc riche de progrès et d’innovation.

English

Strategic Thinking: Cultivating Diversity in the Armed Forces

The Armed Forces should further favor the diversity of officer recruitment to augment its field of reflection and encourage atypical profiles likely to nourish discussion that is contradictory, and therefore rich in progress and innovation.

Guillaume Furgolle
Capitaine de corvette, de spécialité « Systèmes de combat – Lutte au-dessus de la surface », stagiaire de la 22e promotion de l’École de Guerre (« Maréchal Leclerc »).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.786.0083
Pour citer cet article
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