CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis la nuit des temps, l’Histoire nous enseigne que la force ne suffit pas pour gagner des batailles. Le stratagème reste souvent un moyen déterminant qui permet de tromper un adversaire, de le surprendre et de le vaincre. Dans cette thématique des ruses de guerre, la désinformation occupe une place capitale. Cette action fallacieuse consiste à répandre des informations frelatées dans le but de manipuler l’imaginaire collectif d’une population ou les décideurs d’un champ d’activité politique, économique ou militaire. Dans ce dernier cas, elle porte le nom de désinformation opérationnelle et vise à induire un ennemi en erreur pour lui faire adopter une attitude inadéquate qui facilitera la manœuvre amie. L’état-major qui pratique cet art de la duperie doit faire croire à une situation qui n’existe pas pour amener une force adverse à agir selon les intérêts et les souhaits voulus par les « désinformateurs ». Dans ce jeu subtil de l’illusion, les procédés mis en œuvre reposent essentiellement sur trois techniques : la simulation, l’imitation et l’intoxication.

La simulation

2 La simulation est l’accomplissement d’activités destinées à masquer les préparatifs d’une opération et à leurrer l’adversaire sur le lieu exact d’une attaque.
Ces activités portent le nom de mesures de déception. L’intensification des tirs d’artillerie dans une zone différente de l’axe de l’offensive principale et la mise en place de bâtiments de guerre au large d’une côte pour faire croire à un débarquement dans le secteur sont des modes opératoires efficaces pour mener une entreprise de désinformation opérationnelle. Durant la guerre du Golfe, les forces coalisées ont ainsi berné Saddam Hussein en le persuadant d’un débarquement allié sur les plages du Koweït. Pour ce faire, les États-Unis ont engagé des unités de Marines (17 000 hommes en août 1990) face au littoral koweïtien pour fixer plusieurs dizaines de milliers de combattants irakiens le long du rivage. Pour amplifier cette séquence de bluff, les Américains ont effectué deux exercices de débarquement en Arabie saoudite, Imminent Thunder puis Sea Soldier III, dans la seconde quinzaine de novembre 1990, soit trois mois avant l’offensive terrestre alliée (24 février 1991). Ces deux démonstrations de force, présentées comme des manœuvres d’entraînement, ont bénéficié d’une large couverture médiatique qui a renforcé la pression sur l’état-major irakien, convaincu alors que la pénétration des troupes alliées en Irak se ferait à partir de la mer et non par voie terrestre. Cet ensemble de faux-semblants orchestré par la coalition a permis de soulager le front de la poussée principale alliée et a facilité la manœuvre d’enveloppement de l’armée de Saddam Hussein dans le sud de l’Irak à partir de l’Arabie saoudite.

3 Pendant la guerre des Malouines, les Britanniques ont utilisé un stratagème similaire pour débarquer sur l’île principale où se trouve la capitale Port Stanley sur la côte orientale et occupée par les Argentins. La flotte de guerre commandée par l’amiral Sandy Woodward a été scindée en deux formations : l’une pour les besoins de la presse et l’opinion mondiale, l’autre pour l’ombre et l’efficacité opérationnelle (cf. E. Hecht). La première s’est fixée, face à Port Stanley, avec plusieurs bâtiments, dont le navire-amiral Hermes, où se trouvait le PC de l’opération. À partir des ponts d’envol de cette armada, des Harrier [1], appuyés par l’artillerie de marine, ont mené des raids sur les positions argentines pour persuader l’état-major adverse que les troupes de Sa Gracieuse Majesté préparaient un débarquement sur la côte est de l’île. Dans le même temps, la seconde formation a contourné cette partie de l’archipel et s’est engouffrée dans l’estuaire de la rivière San Carlos située à l’ouest de l’île. C’est dans ce site inhospitalier peu défendu par les Argentins qui avaient concentré le gros de leurs forces quatre-vingts kilomètres plus loin sur le littoral oriental, que se produira, à la surprise générale, le débarquement des unités britanniques (21 mai 1982). À partir de la tête de pont de San Carlos, les forces britanniques pourront entamer leur offensive victorieuse et prendre à revers Port Stanley où la garnison argentine signera l’acte de capitulation (13 juin 1982).

4 Avant le déclenchement de la guerre du Kippour le 6 octobre 1973, les forces égyptiennes ont simulé pendant plusieurs semaines des exercices d’entraînement le long de la rive occidentale du canal de Suez pour faire monter la pression du côté israélien. La répétition de ces « activités d’instruction » a permis la mise en place de matériels de franchissement. Certains équipements sont retirés par la suite pour convaincre l’état-major de Tsahal qu’il s’agit bien de manœuvres d’instruction, mais d’autres restent en place et sont camouflés par les unités du génie. Le 4 octobre, les militaires égyptiens annoncent, pour déjouer les suspicions, la démobilisation de 20 000 réservistes participant aux exercices et l’octroi de permissions à des soldats pour se rendre au pèlerinage de La Mecque. Sur ces entrefaites, l’État hébreu est convaincu que toute menace d’attaque est écartée. Deux jours plus tard, l’armée égyptienne franchit le canal et lance l’opération Badr (pleine Lune en arabe). Les Israéliens sont d’autant plus surpris que l’action se situe le jour de la fête juive du Kippour et en période de Ramadan pour les musulmans.

L’imitation

5 L’imitation consiste à reconstituer des éléments fictifs pour abuser les moyens de reconnaissance adverses. Pendant la Première Guerre mondiale, Georges Clemenceau a chargé des ingénieurs français de reproduire de faux quartiers de Paris dans la campagne proche pour épargner la capitale des bombardements de l’aviation allemande. Une fausse gare de l’Est fut ainsi imaginée près de Villepinte : le site fantôme devait être composé de maquettes en bois et en carton, ainsi que de faux trains lumineux entrant dans la fausse gare parisienne bâtie selon les plans de la vraie. La figuration des rames s’appuyait sur un dispositif génial : des lampes de différentes couleurs simulaient la lueur produite par les machines et la vapeur était fabriquée artificiellement. Pour donner l’impression d’un train en marche, l’ingénieur Fernand Jacopozzi [2] avait organisé un éclairage qui courait progressivement sur une distance représentant celle d’une file de wagons normale. Le projet de cette extraordinaire mystification était sur le point d’être mis en œuvre lorsqu’intervint l’armistice du 11 novembre.

6 Durant la Seconde Guerre mondiale, Jasper Maskelyne, un officier britannique du génie, a assuré la dissimulation du port égyptien d’Alexandrie et d’une zone septentrionale du canal de Suez pour protéger ce secteur sensible des bombardements de l’aviation allemande. L’astuce s’est traduite par la mise en place de maquettes de la cité égyptienne (bâtiments, phare) dans une baie voisine située à cinq kilomètres du véritable emplacement de la ville. L’illusion sur la position réelle du canal de Suez avait été réalisée par un jeu de miroirs. L’opération Fortitude préparatoire au débarquement allié en Normandie a également utilisé une vaste panoplie de leurres disposés dans le sud-est de l’Angleterre pour faire croire à la présence d’une armée prête à débarquer dans le Pas-de-Calais. Les entreprises américaines Goodyear et Goodrich, deux géants du pneumatique, ont ainsi été mobilisées pour fabriquer des milliers d’objets en caoutchouc reproduisant des chars, des camions, des pièces d’artillerie et des engins de débarquement. Cette vraie fausse armada militaire installée dans le Kent a été complétée par les constructions de faux aérodromes avec pistes factices et avions en bois. Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, alors que le gros des forces allemandes est concentré dans le Pas-de-Calais, les Alliés larguent 500 poupées en caoutchouc ou en chiffon (opération Titanic) dans des zones éloignées des lieux de parachutages réels. Certains de ces mannequins (paradummies) étaient équipés d’amplificateurs diffusant de vrais faux bruits de combat. Le largage de figurines de ce type avait été effectué la première fois par les Allemands en mai 1940 en Belgique et aux Pays-Bas. Les Américains réaliseront des stratagèmes similaires dans la guerre du Pacifique aux Philippines et en Nouvelle-Guinée lors de l’accompagnement de sauts de parachutistes du 503e régiment d’infanterie pour gonfler artificiellement les effectifs.

7 D’autres actions en trompe-l’œil furent organisées le D-Day. Juste avant l’arrivée de la première vague d’assaut des troupes alliées, l’aviation britannique a largué des feuilles métalliques au large du Pas-de-Calais (opération Glimmer). Ces leurres avaient pour but de brouiller les radars ennemis et d’indiquer sur leurs écrans la présence de multiples objets de grande taille. À ces parachutages de contre-mesures se sont ajoutés la présence de petits bateaux remorquant des ballons réfléchissant les ondes adverses, des brouilleurs Moonshine[3], ainsi qu’un dispositif radio imitant le réseau de communication de la flotte factice.

L’intoxication

8 Cette composante majeure de la désinformation vise à injecter chez l’adversaire des nouvelles erronées pour fausser le jugement. Dans cette affaire, les agences de communication sont parfois sollicitées pour bâtir l’architecture d’un bobard. Pour persuader la communauté internationale de s’attaquer à l’armée de Saddam Hussein qui venait d’envahir le Koweït, le Pentagone a chargé la CIA de monter un scénario susceptible d’ébranler les consciences. Le 14 octobre 1990 (plus de deux mois après l’invasion de l’émirat), une infirmière koweïtienne nommée Nayirah fait un témoignage bouleversant devant une Commission du Congrès américain. La jeune femme raconte des atrocités commises par les militaires irakiens sur des nouveau-nés placés dans les couveuses d’une clinique de la capitale du Koweït. L’enquête des médias révélera par la suite la supercherie. Le compte rendu de l’assistante médicale est une histoire inventée. Qui plus est, l’infirmière est en réalité la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington. La mise en scène a été orchestrée par une compagnie de relations publiques, Hill & Knowton.

9 De la même manière, le Pentagone a utilisé la société de communication Rendon Group pour faire avaler au village planétaire la présence d’armes de destruction massive sur le sol irakien et justifier l’intervention américaine en mars 2003. Le témoignage publié, deux ans plus tôt, dans le New York Times d’un déserteur irakien sur la présence d’une vingtaine de sites abritant ces engins mortels était en fait le récit imaginaire d’un agent du Congrès national irakien, une formation d’opposition au régime de Bagdad financée par Washington.

L’art du masque

10 Les différents modes d’action de la désinformation opérationnelle forgent une illusion mobilisatrice qui peut provoquer une opération militaire (Irak) ou modifier radicalement les plans d’un état-major ennemi. Pour parvenir à un objectif, les décideurs sont souvent amenés à entrer dans le jeu insidieux de la manigance. La pratique de cet art du masque n’est pas nouvelle. Descartes avait pris pour devise : « Je m’avance masqué ».

11 Il y a plus d’un siècle, les stratèges soviétiques, experts dans la tactique de la manipulation, définissaient ainsi cette technique du masque qu’ils appelaient Maskirovka[4] : « Ensemble de mesures destinées à tromper l’ennemi quant à l’existence et l’emplacement de troupes (forces navales) et d’objets militaires, leur état, leur degré de préparation au combat et leur utilisation ainsi que la planification de conduite. (…). La Maskirovka a pour but de garantir la surprise dans les actions des troupes, de garantir l’atteinte de la préparation au combat et de conserver le caractère opérationnel des objets » (Encyclopédie militaire soviétique), (cf. J. Baud).

12 L’art du masque est présent dans le champ géopolitique. On entre ici dans le domaine du double jeu qui consiste, pour un État, à traiter avec deux parties adverses dans le but de tromper l’une des deux, ou les deux, afin de satisfaire des intérêts particuliers. Le double jeu est pratiqué actuellement par la Russie et la Turquie dans la guerre contre Daesh : Moscou soutient Bachar El-Assad pour préserver sa base stratégique de Tartous en Syrie et combat, en même temps, l’État islamique ; Ankara se livre à un tour de passe-passe similaire en luttant à la fois contre les Kurdes et leur ennemi Daesh. L’adage populaire est ainsi chamboulé : les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis dans le grand bal masqué des relations internationales.

13 Cette présentation de l’une des formes de guerre de la communication convient parfaitement à la désinformation opérationnelle.

Notes

  • [1]
    Avions d’attaque au sol à décollage et atterrissage vertical.
  • [2]
    Surnommé « le magicien de la lumière », ce Français d’origine florentine s’est illustré dans l’éclairage d’édifices prestigieux (Arc de Triomphe, tour Eiffel, opéra Garnier, etc.).
  • [3]
    Brouilleur agissant en dupliquant l’écho reçu par le radar allemand.
  • [4]
    Peut être traduit par masque, déguisement, camouflage, dissimulation.
Français

Désinformer l’adversaire est un mode d’action aussi ancien que la guerre elle-même et constitue encore aujourd’hui une priorité, d’autant plus que les réseaux sociaux contribuent désormais à multiplier les relais d’information et de désinformation.

English

Operational Disinformation

Misinforming adversaries is a mode of action as old as war itself, and is prioritized even today, especially as the social network currently contributes to propagating the relay of information and disinformation.

Éléments de bibliographie

  • Michel Klen : Les ravages de la désinformation ; Favre, 2013 ; articles dans la Revue Défense Nationale : mai 1996, juillet 1998, juillet 2005, juin 2011, mars 2012, mai 2012, octobre 2012 et décembre 2014.
  • François Géré : Dictionnaire de la désinformation ; Armand Collin, 2011.
  • Emmanuel Hecht : « La guerre des Malouines » dans Le siècle de sang sous la direction de Pierre Servent, L’Express-Perrin, 2014.
  • Jacques Baud : Encyclopédie du Renseignement et des services secrets ; Lavauzelle, 2002.
  • Vladimir Volkoff : La désinformation, arme de guerre ; Julliard, 1986.
Michel Klen
Essayiste, auteurs de nombreux articles et livres sur le renseignement dont un ouvrage sur Les ravages de la désinformation (Favre).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.786.0114
Pour citer cet article
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